Regards sur l'éveil
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Posté
le: Ve 22 avril 2005 par joaquim
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L'existence du mal
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Je vous livre tout chaud des extraits d’un
ouvrage magnifique d'Alain Cugno que j’ai découvert aujourd'hui. Je ne
vais presque rien ajouter à ces paroles qui se disent, je trouve, assez
parfaitement, et qui deviennent ainsi, dans le sens qu’elles-mêmes
donnent à ce terme, oeuvre d’art. Elles reprennent, sur un mode
philosophieque, la plupart des thèmes abordés dans ce forum.
«Le
mal se réduit tout entier
au désespoir d’être soi, au “refus” de s’ouvrir au don de l’origine
dont la puissance est telle qu’elle est capable de rétablir le possible
là où il a disparu. Dès lors, le malheur n’est que l’envers atroce du
bonheur d’être soi. Il n’est d’autre mal que celui qui empêche une
identité singulière d’être elle-même. Il n’est d’autre contraire du mal
que l’affirmation de l’existence singulière.» p. 199
Il s’agit du désespoir au sens où l’entend Kierkegaard, celui de
l’homme voulant “désespérément” être lui-même dans un sens absolu, et
incapable d’y parvenir. Le mal est dès lors la signature de cette
incapacité. Cette acception reprend la conception thomiste du mal comme
privation, manque à être.
«Le
mal est rendu ici [chez
Kierkegaard] totalement intelligible, puisqu’il se déploie dans
l’horizon de l’esprit, et radicalement inintelligible, puisqu’il n’est
rien d’autre que la fermeture de cet esprit à lui-même.» p. 199
Le mal est totalement intelligible, puisqu’il gît dans cette cassure
interne de la conscience, dans la scission de la conscience en sujet
connaissant et contenu objectif de la connaissance; or, cette scission
(la scission sujet-objet)
est la condition nécessaire à toute connaissance abstraite, et permet à
celle-ci de se déployer “dans l’horizon de l’esprit”. Mais il est
radicalement inintelligible, car “il n’est rien d’autre que la
fermeture de cet esprit à lui-même”. Dès lors que le mal est compris
comme l’incapacité de l’esprit à se saisir dans sa totalité absolue, il
est radicalement inintelligible, puisque la possibilité de son
intelligibilité radicale, autrement dit l'accession à la conscience
absolue de soi, impliquerait sa disparition.
«C’est
pourtant bien cette thèse: nous
ne commettons le mal que contre Dieu et contre nous-mêmes
qu’il s’agit de défendre. En fait, son apparente injustice tient à
trois oublis. Oubli de qui est Dieu, oubli de qui je
suis, oubli de l’horizon dans lequel la chose doit être pensée. L’oubli
de l’horizon résume en un sens tous les autres: il est constamment
présupposé que l’enjeu est celui de la responsabilité, or ce n’est pas
ce qui est à prendre en considération, ou du moins, pas de cette
manière. La responsabilité qui permet de dire que le mal est commis contre
un autre présuppose une lucidité chez celui qui commet le mal. Mais
personne ne dispose d’une telle lucidité. (...) [Nous] saisissons en
fait toujours la
responsabilité d’un autre à notre égard,
tant il est vrai que je puis facilement fantasmer la responsabilité
d’un autre – que je perçois alors comme voulant le mal – et qu’il m’est
pratiquement impossible de fantasmer ma
responsabilité (...). Dans le cas où ma responsabilité est engagée, je
n’arrive pas à m’approprier mon acte, je le perçois comme l’acte d’un autre immonde qui
s’est substitué à moi et qui lui
est coupable. Je n’étais plus moi-même, ce n’était pas moi qui
agissais, je ne sais pas ce qui m’a pris. L’acte mauvais apparaît alors
comme terrifiant, parce que rien en lui ne m’appartient et pourtant il
est incroyablement facile à exécuter. Que ce soit moi qui l’exécute est
proprement hallucinant. Tout ce que je puis faire, c’est accepter cette
monstrueuse dichotomie et poser que je suis bien cet autre que je ne
parviens pas à être». pp. 202-203
«À
partir de là il est
possible de montrer que dans l’offense faite à autrui il n’y a en fait
qu’une offense faite à Dieu et à soi-même. Cela se comprend par l’une
des définitions du Dieu de Kierkegaard: celui qui disperse et isole.
Dès lors , l’oubli de qui est Dieu est aussi bien l’oubli de qui je
suis. (...) En effet, nulle relation à autrui ne peut se faire, sinon
en tant qu’il est aussi singulier, c’est-à-dire aussi seul que moi.
Mais comme ma solitude est en moi la présence même de Dieu, il n’y a
pas de relation à autrui qui ne soit une relation à Dieu. Nulle
relation à autrui ne se fait, sinon par l’infini qui est l’absolu.
Aussi le principe de séparation est-il également le seul principe de
relation. C’est pourquoi toute
offense que je fais à autrui est d’abord une offense faite à moi-même.
Le mal ne s’attaque jamais qu’à des individus dans leur solitude la
plus extrême (c’est-à-dire dans leur réalité la plus extrême). Le mal
que je fais à autrui est une atteinte portée à sa solitude,
autrement dit à ma
solitude, autrement dit encore, à Dieu.» pp. 206-207
C’est
«en laissant l’esprit
seul aux prises avec lui-même que le mal devient à la fois transparent
et définitivement opaque. Dieu opère son retrait, parce qu’il n’y a
aucune familiarité entre l’homme et lui – si ce n’est illusoirement
chez l’homme pécheur qui marchande avec Dieu et réellement avec l’homme
de foi. Mais qu’en est-il de cette relation entre Dieu et le croyant?
En quoi Dieu apparaît-il et joue-t-il un rôle dans les questions qui
nous occupent? Uniquement
en ceci qu’il est l’instance qui ouvre les possibles dans le monde
et qu’il est l’objet de la foi. L’incognito de Dieu est essentiel aussi
bien dans l’économie générale du désespoir (puisque l’homme doit échapper
à la main de Dieu) que dans celle du salut, c’est-à-dire de la grâce
qui seule peut ouvrir à la toute-puissance. Car la grâce se confond
avec la foi. La grâce ne se surajoute pas à la foi, mais la constitue.
Elle n’est en effet rien d’autre que la croyance dans l’ouverture des
possibles. Strictement: rien n’est impossible à l’instance qui m’a posé
dans l’existence. Elle ne peut que m’être infiniment favorable,
puisqu’elle a pris soin de moi jusqu’à m’inventer, à condition que je
la reconnaisse, qu’elle existe pour moi, que je croie en elle. Car
croire en elle, c’est la loger très exactement dans la foi – mais la
foi n’est que
l’intelligibilité du passage à l’acte, le sens de(la
sensibilité à)
l’existence.
Mais c’est précisément en logeant la grâce dans la foi, et par
conséquent en y développant Dien, que l’incognito de Dieu devient Dieu
lui-même.» p. 212
«Mais
c’est là où la
circularité va apparaître, ce que la foi a à dire est que l’acte qui la
constitue est la grâce, l’ouverture en elle d’une puissance qui n’est
pas la sienne, mais celle de son origine, dans laquelle, rendue
transparente à elle-même, elle plonge, pour devenir enfin le moi
qu’elle est et échapper au mal qui l’étreint. Ainsi, dans le discours
que la foi tient nécessairement, elle a à exprimer que son acte vient
vers elle au moins autant qu’il procède d’elle. (...) Structurellement,
donc, le pas en arrière de la foi à l’égard de sa propre expression
fait partie de la foi. Sans lui, la foi n’est plus la foi, mais se
dégrade en simple croyance sociologique qui ne prête pas attention à ce
qu’elle dit, ou pire, en fanatisme. (...) A cet égard, le plus
surprenant reste à venir. En effet, que la foi ne puisse se reconnaître
jusqu’au bout dans aucun
langage ne signifie pas qu’elle perde sa pointe et ne sache plus ce en
quoi elle croit avec suffisamment de précision. Bien au contraire, ce
qu’elle croit est bien
plus précis
que tout langage possible. C’est à ce titre qu’elle prend ses distances
à l’égard du langage. (...) La précision du discours théologique est
une figure de la précision de la foi, et non pas cette précision
elle-même. “L’ineffable est donc, écrit en ce sens Stanislas Breton,
simultanément ce qui contraint à dire et ce qui retient de dire. [...]
L’imaginaire-rien sera dit Parole en tant qu’il fait parler. Il inclut
ainsi la nécessité de parler et l’impossibilité de nous contenter d’une
seule manière de parler. Par la même, il se présente comme l’infini de
la parole.” La foi libère de toute parole. (...) [La] foi
(l’intelligence de la volonté [cf la grille du
savoir de Nayla Farouki])
ne peut s’engager que dans des pratiques précises, concrètes,
déterminées, qui sont sa visibilité et qui pourtant ne l’épuise
jamais.» pp. 215-216
«Nous
ne savons pas quelles
questions et quelles difficultés les hommes qui ont peint les grottes
de Lascaux s’efforçaient de résoudre. Nous ne les comprendrions
peut-être même pas. Le saurions-nous que notre rapport aux oeuvres n’en
serait pas profondément affecté (moins en tout cas que si, par exemple,
il était avéré que ce sont des faix fabriqués au XXe siècle). Mais
c’est bien parce que
ces hommes s’affrontaient
à quelque chose d’indicible que les oeuvres ont été produites, et
qu’elles l’ont été ainsi. Il faut donc attendre de l’affrontement
lui-même qu’il assure dans l’oeuvre son caractère transculturel et
transhistorique. Il le fera d’autant mieux qu’il sera radical. Ou
plutôt: l’affrontement à l’ultime seul, c’est-à-dire à l’impossibilité
d’être soi, c’est-à-dire au mal, peut assurer à l’oeuvre le statut
pérenne qui est le sien.» p 223
«Car
si l’oeuvre est une présence
intense, une présence qui accomplit plus qu’aucun autre objet la
présence, [c’est qu’elle] diffère sa présence et trouve son origine
dans l’indétermination même qui la prépare. Autant
dire que l’oeuvre se présente (...) comme la promesse de sa présence,
c’est-à-dire comme sa propre possibilité plongeant dans la transparence
de son origine qu’elle montre. Pure possibilité coïncidant
avec la transparence de son origine, elle accomplit dans son ordre
propre ce que le moi désespéré juge impossible: être soi, absolument.
Au passage, nous pouvons répondre à une autre question laissée en
suspens: toute oeuvre, qu’elle
le représente ou non, manifeste qu’elle a surmonté le mal.
La représentation du mal se trouve présente, et comme absorbée, en toute
oeuvre. Il n’y a pas deux sortes d’art, l’un pour la paix, l’autre pour
la guerre! La représentation possible des horreurs ne demande pas
d’explication spéciale, elle relève du régime commun à toute oeuvre.»
p. 229
«Tout
objet technique
nécessite pour être fabriqué un savoir-faire. Celui-ci est d’abord
étranger à l’apprenti, qui par la répétition des gestes l’intériorise
sous la forme d’habitus. En apprenant à faire un mur, l’apprenti maçon
intériorise ce qu’il mettra en oeuvre en tant qu’artisan. Dire qu’il
connaît le métier veut dire qu’il peut monter un mur selon les règles
de l’art. Devant l’oeuvre, en revanche, l’artiste n’est pas tout à fait
dans la même situation. Qu’il le sache ou non, il ne produit pas un
objet qu’il sait faire, mais justement ce qu’il ne sait pas faire, ce
qui n’appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend,
pour une prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’oeuvre qu’il
n’a pas encore créée par les gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d’apprendre à faire une
oeuvre qu’il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage.
(...) Ce serait à peine métaphoriser que de dire que c’est l’oeuvre qui
a l’initiative. Mais ce serait une métaphore. En réalité, chaque geste
de l’artiste anticipe
une
oeuvre qui vient vers lui parce qu’il la suscite. C’est cette
anticipation effectuée qui se donne à voir dans l’exposition, dans la
manifestation de l’oeuvre. (...) C’est pourquoi la jouissance
esthétique consiste à plonger dans la transparence de l’origine,
puisque c’est exactement ce que montre l’oeuvre: aucune autre raison
d’être qu’elle-même, aucune autre justification que d’être soi.
Coïncidant avec son origine, se rendant absolument transparente à
elle-même, l’oeuvre figure la chair, l’auto- affection s’éprouvant dans
la présentation du monde, C’est pourquoi l’oeuvre peut être
figurative. C’est l’énigme (souvent commentée) de Cézanne: “l’homme
absent, mais tout entier dans le paysage”.» pp 232-234
L’«acte
de foi se présente,
malgré l’unité qui est la sienne, d’une part comme acte, d’autre part
comme pensée (représentation). Ce qu’il nous est demandé de
conceptualiser, c’est l’unité d’un acte intelligible. Nous ne pouvons
le faire qu’en décrivant côte à côte un acte absolument actif et par conséquent
insaisissable dans une représentation et
une pensée qui n’a pas d’autre expression précisément que cet acte. La
difficulté atteint son point culminant lorsqu’on remarque que cela ne
signifie pas autre chose, s’identifie totalement à: ce
qui opère dans la singularité du moi n’est pas lui, mais l’origine dans
laquelle la transparence de son acte lui permet de plonger.
(...) Toute libération
ne peut venir que d’un acte de compréhension par lequel se trouve
instituée une instance tierce en qui avoir confiance – une
compréhension qui est cette confiance même.» pp. 239-242
«Nous
ne dirons pas qu’il faut
combattre pour le bien plutôt que contre le mal, car nous avons appris
combien cette symétrie était fausse et reconduisant inlassablement dans
les mêmes impasses morales que la lutte contre le mal. Qui est capable
de dire ce qu’est le bien? Qui, voulant viser le bien, n’a pas déjà dit
adieu à l’existence singulière qui pourrait bien être ce à quoi il est
appelé ou n’a pas déjà envahi l’existence de l’autre pour le
contraindre violemment à vivre comme il convient? Il en résulte une
interdiction: ne jamais poser un bien
suprême, car alors le Bien se trouve séparé du Mal – et tout devient
Mal, car inaccessible, impensable, désespérant. Il faut se maintenir par-delà le bien et le mal.
Car il n’y a pas de mal
intrinsèque, pas plus qu’il n’y a de bien intrinsèque.
La vie est heureusement plus intéressante que d’être simplement
l’application de ce qui a été résolu une fois pour toutes hors
d’elle-même, par quelque autorité que ce soit, y compris soi-même,
d’ailleurs. Elle ne peut pas être survolée, il faut la parcourir pas à
pas, passionnément, intensément, parce qu’elle n’est présente qu’aux
actes qui la permettent. Mais le principe auquel les analyses qui
précèdent se réfèrent est relativement clair: il n’est d’autre réponse
au mal que d’ouvrir constamment les possibilités les plus riches et les
plus intenses. Ce qui le cri de Job annonce, ce n’est pas la fin de ses
souffrances, mais la découverte d’une toute-puissance que certes il ne
possède pas, mais qui lui est entièrement favorable et qui multiplie
les possibilités effectives de son existence. En bref: ce que tout
cri de joie annonce, c’est une augmentation de la liberté, si l’on veut
bien entendre par liberté la foi dans l’imminence du possible. De même
que le contraire du péché n’est pas la vertu mais la foi, le contraire
de la souffrance n’est pas l’indolore, mais la liberté.» pp 244-245
«Penser,
certes, c’est-à-dire
élaborer les concepts les plus sophistiqués pour penser l’impensable.
Mais à condition que ce soit dans l’ouverture de la pensée la plus
active. Non pas qu’il soit question de poser un interdit: “Tu ne
t’efforcera pas de pense le mal impensable”!. Mais il s’agit de
reconnaître que la seule pensée accueillant réellement le mal en
elle-même est celle qui, comme le rappelle d’ailleurs Paul Ricoeur, interdit
de clore la logique du discours sur lui-même dans sa prétention à tout
penser. (..) Une pensée qui croirait avoir triomphé du mal, l’avoir
justifié d’une façon ou d’une autre, fût-ce en Dieu, signalerait
simplement qu’elle s’est fermée à son origine et qu’elle est entrée en
désespoir.» p. 245
«Ceux
que nous aimons, nous
percevons en eux la toute-puissance qui les a inventés et n’en revenons
pas. C’est pourquoi peu importe ce qui nous a conduits jusqu’à aimer,
quelle prédisposition inconsciente, ou quelle expérience déterminante,
le chemin s’efface totalement dans le lieu où il mène: la
reconnaissance en quelqu’un qu’il est totalement lui-même. [cf. Hans Blüher:
L’amour, organe de perception pour la personne]
Non pas d’ailleurs que nous saisissions en quoi
il a réussi à être véritablement lui-même pour lui-même. La Bien-Aimée,
même désespérée, manifeste la possibilité inouïe d’être soi.
Malheureuse et désespérée, elle nous apparaît encore comme plus
heureuse d’avoir la chance d’être elle-même que n’importe quel être
effectivement heureux. C’est la simple possibilité d’être soi qui se
dévoile et qui du coup
devient effective et ne saurait, sinon par une grande
naïveté faussement sagace, être
ramenée à une illusion. Non, effectivement, elle n’a pas
plus qu’une autre. Mais qu’elle soit elle suffit aussi
parfaitement qu’il suffit que je sois pour être moi.
Ce qui en elle, exactement comme en l’oeuvre d’art, devient évident,
c’est la possibilité d’être soi. C’est pourquoi il y a une grande
parenté entre créer une oeuvre et simplement aimer.
Mais il serait également illusoire de penser que cette
reconnaissance puisse nous suffire. Nous ne pouvons pas nous passer de
la réciprocité, parce que ce qui nous intéresse dans cette possibilité
d’être soi, c’est d’être soi, c’est-à-dire moi.
Il faut donner raison à Jean de la Croix: “L’âme amoureuse ne peut
s’empêcher de désirer le loyer et le salaire de son amour pour lequel
elle sert l’Ami, car autrement ce ne serait pas amour véritable.” Ce
que nous attendons, c’est que la Bien-Aimée à son tour, reconnaissant
en nous-mêmes la même présence de l’origine, nous délivre, ouvre en
nous l’évidence
de notre
transparence et nous permette de plonger en elle jusqu’à notre origine.
C’est comme si elle nous offrait la reconnaissance de nous-mêmes par
notre origine, c’est-à-dire la possibilité d’être soi. C’est pourquoi
l’apparition de la Bien-Aimée nous fait courir le plus grand risque:
celui de révéler que nous ne sommes pas nous-mêmes. (...) Lorsque la
Bien-Aimée manifeste son amour pour moi, alors j’échappe au désespoir,
deviens moi-même et constate que je suis libre même à son égard.
Si telle est la situation, alors dans
l’amour véritable nous connaissons notre plus grande (et heureuse), qui
nous livre à notre singularité.
Il n’y a pas lieu de nous scandaliser ou de développer je ne sais
quelle critique de l’amour et de la passion dont on dénoncerait le
prétendu narcissisme. L’acte par lequel la Bien-Aimée nous délivre
fonde notre indépendance et
est aussi celui de la plus grande réciprocité. Car nous lui devons tout
de ne rien lui devoir. C’est alors que nous pouvons faire affleurer
sans doute la strate ultime de nos amours humaines: il n’est d’amour
véritable et véritablement vécu qui ne maintienne constamment la plus
grande liberté, c’est-à-dire la totalité des possibles, y compris de ne
plus aimer, y compris d’aimer ailleurs.
Mais alors, il faut conclure: la
condition de possibilité de toute vie affective réelle est d’avoir
consenti à ce que le désespoir d’être soi puisse se risquer aux
événements et d’aimer ce risque. Pour pouvoir aimer, il
faut d’abord
avoir aimé le pur possible, et c’est encore lui que nous aimons en
l’autre. Nous aimons donc d’abord
sans aucun objet. (...)
Il n’est pas d’amour véritable qui ne commence par ce geste de séduction orignaire
par lequel nous acceptons de nous en remettre au hasard des possibles,
d’aimer le rien
où toute
relation est possible, c’est-à-dire reçoit sa validation.
Puisqu’en cet acte seul la singularité est amenée jusqu’à sa
transparence, il faut écrire que la seule ontologie capable de résister
à l’épreuve de l’existence du mal est celle qui accepte de lire la
toute-puissance dans l’extrême abandon. (...) C’est l’évidence d’être
soi-même et pourtant incapable de se poser dans l’être qui donne accès
au fond de toute réalité. Mais cette évidence se confond avec le simple
fait de l’apparaître
(quelque chose m’apparaît). Il est antérieur à toute question
ontologique. Il précède et fonde la question prétendument la plus
radicale: “Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien?”
L’énigme absolument originaire par laquelle quelque chose m’apparaît
est ce qui me pose dans l’existence et précède l’être lui-même. Ni le
monde que je vois, ni moi-même ne pouvons prétendre être l’absolu. Mais
que je
voie, que ce soit moi
qui voie, engage immédiatement la puissance de l’absolu.» pp. 261-265
Alain CUGNO,
L’Existence du mal, Le Seuil, coll. Points Essais, 2002.
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Comment un Dieu bon peut-il avoir crée un
monde
dans lequel existe le mal? Cette question toute simple et toute naïve
contient, me semble-t-il, deux incohérences. Si on entend par Dieu
l’Être précédant toute Création, il ne saurait être qualifié de “bon”,
ni recevoir aucune autre qualification. Seul ce qui est créé, ce qui
“existe” (selon l’étymologie proposée par Heidegger: “existasthai”: se
tenir en dehors), seul ce qui apparaît
en tant que phénomène peut recevoir une forme et des qualités. En
second lieu, du moment qu’un monde apparaît dans le temps et dans
l’espace, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il recèle l’imperfection et
donc le mal. Un monde fait de temps et d’espace est un monde en
devenir, autrement dit un monde dans lequel les corps qui le
constituent passent d’un état à un autre. Or, si l’on définit le
passage d’un certain état vers un autre comme une évolution vers le
bien, ou vers une plus grande perfection, il en découle nécessairement
que l’état antérieur était un mal relatif. Ainsi, dès lors qu’on
suppose l’existence du bien, il n’y a pas lieu de s’étonner que le mal
existe, puisqu’ils ne sont que les deux faces d’une même médaille. Si
l’on supprime le mal, on est obligé, pour rester cohérent, de supprimer
le couple bien/mal, et d’imaginer un monde dépourvu de dimension
morale. C’est d’ailleurs tout-à-fait possible, et cela fut
nécessairement le cas avant qu’arrive sur terre un être capable de
faire la distinction entre le bien du mal — ou peut-être même de créer
cette distinction...
La vraie question n’est donc pas: “Comment un Dieu bon peut-il
créer un monde dans lequel existe le mal?” mais: “D’où est-ce que je
tire l’idée que tel acte ou tel état serait bien, et tel autre mal?”.
Eliminons d’emblée le cas de mal accidentel, inhérent à la notion
d’organisme. En effet, dès le moment où existent des systèmes
structurés et autonomes comme le sont les organismes vivants, tout
élément qui réduit l’autonomie ou l’intégrité dudit système est “mal”
au yeux de ce système: toute forme d’amputation, d’obstacle à la
croissance ou à l’épanouissement, ou plus généralement toute entrave à
l’exercice d’une quelconque fonction naturelle. Cela, c’est le mal que
nous partageons avec la totalité du monde vivant, plantes et animaux.
Ce qui distingue simplement la plante de l’animal, c’est que chez ce
dernier, l’entrave à l’exercice d’une fonction naturelle s’accompagne
de douleur, laquelle prend ainsi pour les êtres sensibles valeur de
signature du mal.
Un être vivant, plante ou animal, ne souffre que lorsqu’un élément
nécessaire à son intégrité ou à son autonomie lui fait défaut. L’être
humain, lui, partage bien sûr avec ses frères inférieurs ces
caractéristiques-là, mais il est encore affecté d’un autre type de
manque: un manque qui se manifeste même lorsqu’il ne manque de rien,
même lorsque rien n’ampute son intégrité ou ne limite son autonomie.
L’être humain est en effet habité de désirs, qui sont sans rapport
direct avec les besoins de son organisme, et qui lui causent de la
souffrance tant qu’ils ne sont pas rassasiés. Il possède ainsi en lui
une machine infatigable à produire du manque. Une machine qui aiguise
sans cesse sa conscience du manque, et qui a certainement étroitement
maille à partir avec cette autre propriété humaine: la conscience de
soi. La conscience de soi radicalise en effet le manque esquissé par le
désir: ce n’est plus tel ou tel objet qui me manque, mais c’est tout ce
qui n’est pas moi qui me
manque. Je suis coupé, comme si j’étais dans une cage de verre (cf. ici),
de tout ce que ma conscience perçoit, et me retrouve ainsi isolé en
moi-même, manquant de tout le reste. Isolé en moi-même, enfermé dans ma
propre solitude. Et, comble de cruauté, privé même de moi-même:
l’intégralité du contenu de ma conscience est en effet intégralement
produit par un monde qui m'est extérieur (l’intérieur de mon corps avec
toutes les sensations qu’il génère fait lui aussi partie de cet
“extérieur” de ma soi-conscience, de même que les pensées qui “me
viennent” de je ne sais où). Nulle part, dans ma conscience, je ne
trouve “je”. “Je” donne sa couleur à tout ce qui peuple ma conscience,
mais jamais il ne devient lui-même un objet dans ma conscience. Je me
retrouve ainsi, en tant que soi conscient, frappé d’un manque - donc
d’un mal - radical: je suis privé de tout, aussi bien de moi-même que
du monde extérieur. Ce “mal” est d’ailleurs si radical qu’on ne peut
plus raisonnablement l’appeler “mal”, car il n’a aucun “bien” avec quoi
il puisse établir une relation d'opposition: il est à la fois total, et
inexistant. Total, tant que je crois être quelqu’un, tant que je
m’attache au monde vide que je suis, et inexistant dès lors que lâche
l’illusion que je crois être. Ce “mal” ne peut être tempéré par aucun
“bien”, il ne peut qu’être reconnu comme inexistant. Le faire, c'est
retourner au Créateur.
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