Regards sur l'éveil
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Posté du 29
octobre 2004 au 15 janvier 2005 par joaquim
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Existe-t-il une éthique de la guerre ?
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Bien qu’il s’agisse d’un sujet délicat et
propice aux pires malentendus, je ne pense pas qu’on puisse faire
l’économie de la voie du guerrier si l’on veut dresser un panorama
complet de l’éveil. Et même si je ne me sens que peu d’affinités avec
cette voie, je vais quand même lui consacrer quelques articles, car
elle permet d’approcher à partir d’un point de vue unique ce qu’est
l’éveil, et surtout ce qu’il n’est pas. En effet, cette voie oblige à
une réflexion sur la morale des actions, et nous assène crûment cette
vérité que l’éveil ne s’embarrasse pas de cette morale construite sur
la justice et l’égalité qui nous semble si naturelle, et qui pourtant
l’est si peu – raison de plus, vu sa fragilité, pour la défendre, mais
c’est là une autre question. L’éveil se dévoile ainsi comme
n’appartenant résolument pas au domaine des constructions de l'esprit,
donc pas au domaine de la culture, dont la morale en est la plus noble
émanation. L’éveil est le surgissement de la Personne à partir du fond
de l’Être lorsqu’elle abandonne toute sécurité, y compris celle que lui
apporte la morale.
Francisco Varela (cf. ici)
a très finement signalé le décalage qu’il existe entre le comportement
éthique et le jugement moral:
«Nous
devons cependant nous
poser une question: pourquoi confondre le comportement éthique et le
jugement moral? La réponse que la majorité des gens apportent à cette
question correspond au point de vue occidental et orthodoxe, et non à
ce qu’ils font dans la vie quotidienne. Ce point est capital.
Considérons une journée normale. Vous marchez tranquillement dans la
rue, en réfléchissant à ce que vous devez dire à une prochaine réunion.
Vous entendez le bruit d’un accident, ce qui vous incite immédiatement
à voir si vous pouvez être d’un quelconque secours. Ou bien, vous
arrivez au bureau et, constatant l’embarras de votre secrétaire sur un
certain sujet, vous détournez la conversation par une remarque
humoristique. Les actes de ce type de sont pas le fruit du jugement ou
du raisonnement, mais d’une aptitude à faire face immédiatement
aux événements. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous
accomplissons ces gestes parce que les circonstances les ont déclenchés
en nous. Il s’agit pourtant de véritables actions éthiques: en fait,
elles représentent le type le plus courant de comportement éthique dont
nous faisons preuve dans la vie de tous les jours.»
Francisco
Varela, “Quel savoir pour l’Éthique”, La Découverte, Paris, 1996, 2004,
pp. 18-19.
Cette illustration est saisissante, car elle montre bien que le
surgissement de l’action éthique se fait à partir d’une zone en nous
qui se trouve en-deçà du jugement moral, et qui ne serait que gênée
dans son déploiement par l’intervention du jugement moral. Plus loin,
Varela, après avoir examiné les conditions physiologiques qui
sous-tendent la distinction entre ces deux processus, prolonge sa
réflexion en interrogeant ce centre insaisissable d’où provient l’acte
éthique spontané, et qu’il appelle, reprenant la terminologie
bouddhiste, compassion spontanée.
«Cela
étant, il n’est pas
surprenant que la compassion spontanée, qui ne résulte pas de l’action
volontaire des schémas habituels, ait pour caractéristique principale
de n’obéir à aucune règle. Elle n’est pas le fruit d’un système éthique
axiomatique ni même d’injonctions morales pragmatiques. Son aspiration
la plus haute est de répondre aux exigences de la situation
particulière. (...) On pose ici que la sollicitude authentique réside
dans les fondements mêmes de l’Être (...).»
p. 116
J’ai pris ces précautions pour introduire un texte d'Alessandro Baricco
que j’ai découvert dans une récente livraison du Courrier
International, et qui aborde de manière frontale et audacieuse la place
de la guerre dans notre société. J’en ai retenu l’extrait suivant:
«Dans
cet hommage à la beauté de la guerre, l’Illiade
nous oblige à nous souvenir de quelque chose de gênant, mais
d’inexorablement vrai à la fois: pendant des millénaires, la guerre a
été pour les hommes un événement dans lequel l’intensité – la beauté –
de la vie se manifestait dans toute sa puissance de vérité. C’était
quasiment la seule possibilité qu’avait l’être humain de changer son
destin, de trouver sa vérité, d’accéder à une conscience éthique
élevée. Face aux émotions anémiques de la vie et à la médiocrité morale
du quotidien, la guerre remettait le monde en marche et projetait les
individus par-delà leurs frontières habituelles, dans un lieu de l’âme
qui devait leur sembler, finalement, le point d’arrivée de toutes leurs
quêtes et de tous leurs désirs. Je ne parle pas de temps lointains et
barbares: il n’y a pas si longtemps, des intellectuels raffinés comme
Ludwig Wittgenstein et Carlo Emilio Gadda cherchèrent avec obstination
la première ligne, le front, dans une guerre inhumaine, persuadés que
c’était là le seul endroit où ils pouvaient se trouver eux-mêmes. Ce
n’étaient assurément pas des êtres faibles, dépourvus de moyens ou de
culture. Pourtant, comme ils en ont témoigné dans leurs journaux, ils
vivaient encore dans la conviction que cette expérience limite pouvait
leur offrir ce que la vie quotidienne n’était pas en mesure d’exprimer.»
Alessandro
Baricco,
“Omero, Illiade”, Feltrinelli, 2004, trad. française: Courrier
International, nº 727 du 7 au 13 octobre 2004, p. 56.
Comme le dit très bien Baricco, la guerre, par la mise en jeu totale de
l’être, jusque dans la mort s’il le faut, permet un dépassement de
soi-même qui transcende tous les soucis liés à sa personne singulière,
laquelle se confond alors avec l’idéal qu’elle défend et se trouve
comme dissoute dans l’action et le feu de l’instant. La gêne que cette
voie guerrière de l’éveil induit aussitôt qu’on en parle autrement que
pour la condamner montre bien la force qu’elle recèle pour brûler tout
ce qui constitue notre confort et notre sécurité, autrement dit tout ce
à quoi s’attache si fort l’ego.
«Ce
que nous dit peut-être l’Illiade,
c’est qu’aucun pacifisme, aujourd’hui ne doit oublier ni nier cette
beauté, faire comme si elle n’avait jamais existé. Dire et enseigner
que la guerre est une enfer et rien d’autre est un dangereux mensonge.
C’est horrible à dire, mais il faut se souvenir que la guerre est un
enfer, certes, mais un bel enfer. De tout temps, les hommes s’y sont
précipités comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu.
Il n’y a pas de peur ni de dégoût de soi qui soient parvenus à les
éloigner des flammes, parce que c’est là qu’ils ont toujours trouvé le
seul moyen possible de se délivrer de la pénombre de la vie. Voilà
pourquoi le vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait non pas diaboliser la
guerre à l’excès, mais comprendre que nous ne pourrons nous passer de
la beauté que la guerre nous offre depuis toujours que le jour où nous
serons capables d’une autre beauté. Construire une autre beauté est
peut-être le seul chemin vers une paix véritable. Montrer que nous
somme capables d’éclairer la pénombre de l’existence sans avoir recours
au feu de la guerre. Donner un sens fort aux choses, sans devoir les
soumettre à la lumière aveuglante de la mort. (...) Trouver une
dimension éthique, et la plus élevée qui soit, sans aller
nécessairement la chercher aux confins de la mort; se trouver soi-même
dans l’intensité de lieux et d’instants autres que les tranchées;
connaître l’émotion à son paroxisme sans avoir recours au dopage de la
guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre
beauté, si vous voyez ce que je veux dire...»op cit
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Pour mesurer à quel point la sensibilité
face à
la guerre a changé au cours du dernier siècle dans notre culture
occidentale, on lira avec intérêt ce qu’en a dit en son temps (fin du
XVIIIe s.) le grand Kant, qu’on ne saurait soupçonner d’exaltation:
«Kant,
malgré son pacifisme,
penche souvent vers l’apologie de la guerre: “Une longue paix, dit-il,
fait prédominer l’esprit de lucre, de lâcheté, d’efféminement. La
guerre, par contre, a quelque chose d’élevé en soi et elle élève
d’autant plus l’esprit du peuple que les dangers auront été plus grands
et le courage plus nécessaire”.»
Emmanuel Kant,
Idée
d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, cité par Gaston
Bouthoul, Traité de polémologie - sociologie des guerres, Bibliothèque
scientifique Payot, 1970, p. 60.
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Soloviev : la bonne action du Général
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Le texte ci-dessous, du philosophe russe
Vladimir Soloviev, a le mérite d’aborder de front le thème éminemment
épineux de la guerre, et de manière plus générale le problème du mal.
Il est tiré d’un ouvrage écrit sous forme de dialogues paru en 1889, et
intitulé “Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion”:
LE
GÉNÉRAL. — Non, permettez! Dites-moi seulement s’il existe maintenant
une armée russe glorieuse et aimant le Christ [titre
traditionnel de l’armée russe]? Oui ou non?
L’HOMME POLITIQUE. — S’il existe une armée russe? Bien sûr que oui.
Auriez-vous entendu dire qu’on l’avait supprimée?
LE GÉNÉRAL. — Allons, ne jouez donc pas la comédie! Vous comprenez
parfaitement ce que je veux dire. Je demande seulement si j’ai toujours
le droit de voir dans l’armée actuelle une armée glorieuse et aimant le
Christ ou si ce titre ne convient plus et doit être remplacé par un
autre.
L’HOMME POLITIQUE. — Ah... c’est donc cela qui vous inquiète! Mais
vous n’avez pas présenté votre question à la bonne adresse. Voyez
plutôt les services d’héraldique: ce sont eux qui s’occupent des titres
divers.
(...)
LA DAME, à l’homme
politique. — Pourquoi vous arrêtez-vous à des mots? Le
général voulait sans doute dire quelque chose avec son “armée aimant le
Christ”.
LE GÉNÉRAL. — Je vous remercie. Voici ce que je voulais dire et
veux dire maintenant. Depuis le commencement des siècles et jusqu’à la
date d’hier, tout militaire, qu’il soit simple soldat ou général en
chef, peu importe, savait et sentait qu’il servait une cause grande et
bonne, et pas seulement une cause utile ou nécessaire, comme est utile
par exemple la vidange des eaux usées ou le lavage du linge, mais, au
sens élevé, une cause bonne, noble et honorable, qui a toujours été
servie par les meilleurs, les premiers, les chefs des peuples, les
héros. Notre cause a toujours été bénie et magnifiée dans les églises,
l’opinion publique l’a toujours glorifiée. Et voilà qu’un beau matin
nous apprenons soudain qu’il faut oublier tout cela et nous faire une
idée inverse de nous-mêmes et de notre place sous le ciel. La cause que
nous servions et que nous étions fiers de servir est déclarée mauvaise
et pernicieuse, il s’avère qu’elle s’oppose aux commandements de Dieu
et aux sentiments humains, qu’elle est un malheur et un mal affreux,
que tous les peuples doivent s’unir contre elle et que sa liquidation
définitive n’est qu’une question de temps.
(...)
LE GÉNÉRAL. — Hier encore, je savais que je devais maintenir et
renforcer chez mes troupes, à l’exclusion de tout autre, cet esprit
militaire qui fait que chaque soldat est prêt à frapper l’ennemi et à
mourir, et qui demande nécessairement que l’on soit absolument
convaincu que la guerre est une chose sainte. Or voilà que l’on ôte son
fondement à cette conviction et que, pour parler comme les savants, le
métier des armes se trouve privé “de toute sanction religieuse et
morale”.
L’HOMME POLITIQUE. — Tout cela est affreusement exagéré. On ne peut
constater de changement aussi radical des opinions. D’une part, tout le
monde a toujours su, même autrefois, que la guerre était un mal et que
moins on la faisait, mieux cela valait; d’autre part, toutes les
personnes sérieuses comprennent aussi de nos jours que c’est là une
sorte de mal qu’il est à l’heure actuelle impossible d’éviter tout à
fait encore. Il ne s’agit donc pas d’abolir la guerre mais de la
resserrer petit à petit, lentement peut-être, dans des limites plus
étroites. Mais, dans son principe, le point de vue sur la guerre reste
ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire qu’on la considère comme un mal
inévitable et un malheur toléré dans les cas extrêmes.
LE GÉNÉRAL. — Et seulement?
L’HOMME POLITIQUE. — Oui.
LE GÉNÉRAL, [bondissant de son siège]. — Avez-vous jamais jeté un coup
d’oeil sur le calendrier orthodoxe?
L’HOMME POLITIQUE. — Le calendrier? Il m’est arrivé de le consulter
pour savoir, par exemple, à qui je devais souhaiter sa fête.
LE GÉNÉRAL. — Avez-vous remarqué quels saints on y trouve?
L’HOMME POLITIQUE. — Il y a toutes sortes de saints?
LE GÉNÉRAL. — Mais leur profession?
L’HOMME POLITIQUE. — Il y en a de diverses professions, je pense.
LE GÉNÉRAL. — Eh bien justement, elles ne sont pas très diverses.
L’HOMME POLITIQUE. — Comment? N’y aurait-il que des militaires?
LE GÉNÉRAL. — Pas tous, mais la moitié.
L’HOMME POLITIQUE. — Vous exagérez encore!
LE GÉNÉRAL. — Il ne s’agit pas, n’est-ce pas, d’en faire une liste
exhaustive à des fins statistiques. Je veux seulement affirmer que tous
les saints propres à notre Église russe n’appartiennent qu’à deux
classes: ou bien ce sont des moines de rangs divers ou bien des
princes, ce qui, autrefois, signifiait à coup sûr des soldats. Nous
n’avons pas d’autres saints; j’entend, de sexe masculin. Soit moine,
soit soldat.
(...)
LE PRINCE. — Les pieux accommodements ont déjà commencé. Pour mes
éditions, je dois suivre notre littérature religieuse. Eh bien, dans
deux revues, j’ai eu le plaisir de lire que le christianisme condamne
absolument la guerre.
LE GÉNÉRAL. — Ce n’est pas possible!
LE PRINCE. — Moi-même, je n’en croyais pas mes yeux. Je peux vous le
montrer.
L’HOMME POLITIQUE au
général.
— Tenez, vous voyez! Mais cela ne doit pas vous préoccuper. Vous êtes
des hommes d’action et non des hommes de pieuses paroles. Serait-ce
orgueil professionnel, alors, ou vanité? Mais n’est-ce pas, ce n’es pas
bien. Et du point de vue pratique, je le répète, tout reste comme avant
pour vous. Même si le système militariste qui, depuis trente années, ne
laisse personne respirer doit maintenant disparaître, l’armée reste
dans une certaine mesure; et comme on la tolérera, c’est-à-dire que
l’on reconnaîtra qu’elle est indispensable, on exigera d’elle les mêmes
vertus militaires qu’autrefois.
LE GÉNÉRAL. — Vous être passé maître dans l’art de tuer la vache et
de lui demande du lait! Qui vous les donnera, ces vertus militaires que
vous exigez, quand la première vertu militaire, sans laquelle les
autres ne valent rien, c’est la force d’âme? Et celle-ci ne se
maintient que si l’on croit à la sainteté de la cause que l’on sert.
Comment donc cela se peut-il si l’on reconnaît que la guerre est une
scélératesse néfaste, seulement tolérée dans les cas extrêmes où elle
est inévitable?
L’HOMME POLITIQUE. — Mais on n’exige pas des militaires qu’ils
reconnaissent pareille chose! S’ils se croient les meilleurs hommes du
monde, qui en a cure? On vous a pourtant déjà expliqué que le prince de
Lusignan avait la permission de se dire roi de Chypre à condition qu’il
ne nous demandât pas d’argent pour le vin de Chypre. Ne tentez pas de
nous soutirer plus d’argent qu’il ne convient, c’est tout. Après quoi,
estimez-vous le sel de la terre et l’ornement de l’humanité si vous le
voulez, personne ne vous en empêche.
LE GÉNÉRAL. — Estimez-vous! Mais où causons-nous? Sur la lune?
Allez-vous maintenir les militaires dans le vide absolu, pour qu’aucune
influence extérieure ne s’exerce sur eux? Avec la conscription
générale, le service abrégé, les journaux à bon marché? Non, ce n’est
que trop évident: si le service des armes devient une obligation à
laquelle tous sans exception sont astreints et si, dans tout la société
– chez les commis de l’État comme vous, par exemple, pour commencer –
se forme un nouvel état d’esprit négatif vis-à-vis du métier des armes,
cet état d’esprit ne tardera pas à devenir celui des militaires
eux-mêmes. Si le service militaire est considéré par tous, à commencer
par les autorités, comme un mal pour l’instant encore inévitable,
alors, pour commencer, personne ne consacrera volontairement toute sa
vie à la carrière militaire, sauf peut-être quelques déchets de la
nature qui ne savent pas où aller; ensuite, tous ceux qui, contre leur
gré, auront à servir temporairement sous les armes, le feront à la
manière de bagnards qui, attachés à leur brouette, portent leur
chaînes, et avec les mêmes sentiments. Et alors, vous pourrez parler de
qualités martiales et d’esprit militaire!
(...)
LE PRINCE. — (...) Dès lors que nous avons compris qu’étant un mal
contraire à la volonté divine et interdit depuis des temps immémoriaux
par un précepte divin, le meurtre ne peut donc nous être permis sous
aucune forme ni aucun nom, et ne peut cesser d’être un mal quand, au
lieu d’un seul homme, ce sont des milliers qui sont tués, sous
l’appellation de guerre. C’est avant tout une question de conscience
personnelle.
LE GÉNÉRAL. — Eh bien, s’il s’agit de conscience personnelle,
permettez-moi de vous rapporter la chose suivante. Au point de vue
moral comme, bien sûr, aux autres, je suis un homme moyen, ni noir, ni
blanc, ni gris. Je n’ai manifesté ni vertu ni scélératesse
particulières. Dans les bonnes actions aussi il y a toujours un point
difficile, c’est qu’on ne saurait dire à coup sûr, en conscience, ce
qui agit en nous: le bien véritable, ou seulement la faiblesse de
l’âme, l’habitude de la vie, parfois même aussi la vanité. Et puis tout
ceci est bien médiocre. Dans toute ma vie, il y a eu un seul événement
qu’on ne saurait appeler médiocre, surtout, je le sais avec certitude,
qu’il n’y eut alors en moi aucune motivation douteuse; au contraire,
j’étais seulement dominé par la force du bien. Une seule fois dans ma
vie j’ai ressenti la satisfaction morale totale et même une sorte
d’extase, au point d’agir sans aucune réflexion ni hésitation. Et cette
bonne action est restée jusqu’à maintenant, et restera éternellement,
mon souvenir le meilleur et le plus pur. Eh bien! mon unique bonne
action ce fut un meurtre, et pas un petit meurtre, car, en un quart
d’heure environ, j’ai tué plus de mille hommes...
LA DAME. — Quelles blagues! Moi qui croyais que vous parliez
sérieusement.
LE GÉNÉRAL. — Mais c’est parfaitement sérieux, et je puis vous
citer des témoins. Evidemment, ce n’est pas de mes mains que j’ai tué,
pas de mes mains pécheresses, mais avec six canons d’acier impeccables
et purs, chargés de la mitraille la plus vertueuse, la plus
bienfaisante.
LA DAME. — Mais alors, où est le bien là-dedans?
LE GÉNÉRAL. — Bien sûr, quoique je ne sois pas seulement un
militaire, mais aussi, comme on dit maintenant, un “militariste”, je ne
vais pourtant pas qualifier de bonne action la simple extermination
d’un millier d’hommes ordinaires, qu’ils soient allemands, hongrois,
anglais ou turcs. Mais là, c’était une affaire toute particulière. Même
maintenant, je ne peux la raconter sans émotion, tant elle m’a
bouleversé.
LA DAME. — Racontez vite, alors!
LE GÉNÉRAL. — Puisque j’ai parlé de canons, vous avez sûrement
deviné que cela se passait pendant la dernière guerre contre les Turcs
[la guerre des Balkans, 1877-1878]. Je servais dans l’armée cosaque.
(...) J’avais avec moi des dragons de Nijni Novgorod, trois cent
cosaques de Kouban et une batterie d’artillerie attelée. Le pays
n’était pas gai - dans les montagnes, passe encore, c’était beau; mais
en bas on ne voyait que des villages brûlés et des champs piétinés.
Un jour, c’était le vingt-huit octobre, nous descendions dans la
vallée où, d’après la carte, nous devions trouver un gros village
arménien. Pas de village, évidemment, mais il y en avait réellement eu
un, tout récemment encore, et assez grand: on en voyait la fumée à
plusieurs milles. Moi, j’avais fait resserrer les rangs parce qu’à ce
qu’on disait on pouvait se heurter à une forte unité de cavalerie. Je
chevauchais avec mes dragons, et les cosaques étaient devant.
Seulement, à l’entrée du village, la route faisait un coude. Je vis que
mes cosaques l’avaient atteint et s’étaient arrêtés au galop; avant
d’avoir vu, j’avais deviné, à l’odeur de chair rôtie, que les
bachi-bouzouks nous avaient laissé leur cuisine. [Note: le
récit qui suit comporte une scène d’une grand cruauté. Les personnes
sensibles sont invitées à sauter le paragraphe.]
Ils s’étaient saisis d’un énorme convoi de fuyards arméniens qui
n’étaient pas parvenus à s’échapper, et ils s’étaient occupés d’eux à
leur façon. Ils avaient allumé des feux sous les chariots, y avaient
attachés les Arméniens – qui par la tête, qui par les pieds, qui sur le
dos, qui sur le ventre – et, les laissant pendre au-dessus des flammes,
les avaient rôtis à petit feu. Les femmes avaient les seins coupés et
le ventre ouvert. Je vous passerai les détails. Sauf un, que je vois
encore maintenant. Une femme était couchée à la renverse sur le sol,
attachée à l’essieu d’un chariot par le cou et les épaules afin de ne
pouvoir tourner la tête; elle n’avait été ni brûlée ni écorchée,
seulement ses traits étaient convulsés: on voyait qu’elle était morte
d’épouvante. Devant elle, une grande perche était enfoncée en terre et
un petit enfant nu y était attaché – sans doute son fils – tout noirci
et les yeux exorbités. A côté traînait aussi une grille avec de la
braise éteinte.
D’abord je ressentis monter en moi comme une angoisse mortelle; je
ne voyais le monde qu’avec répugnance et j’agissais comme
machinalement. J’ordonnai d’avancer au trot. Nous entrâmes dans le
village brûlé: il avait été dévasté et plus rien ne restait debout.
Soudain, nous vîmes une sorte d’épouvantail qui se hissait hors d’un
puits asséché. Quand il en fut sorti, tout barbouillé et déchiré, il se
laissa tomber de tout son long sur le sol en poussant des sortes de
lamentations en arménien. Nous le relevâmes et le pressâmes de
questions. Il s’avéra que c’était un Arménien d’un autre village. Un
petit gars sensé. Il était dans ce village pour son commerce au moment
où les habitants se préparaient à prendre la fuite. Ils s’étaient à
peine mis en route que survinrent les bachi-bouzouks – quarante mille
selon lui. Evidemment, il n’avait pas la tête à les compter. Il s’était
caché dans le puits. Il avait entendu les hurlements et savait de toute
façon très bien comment cela s’était terminé. Ensuite, il avait entendu
les bachi-bouzouks revenir et prendre un autre chemin. “Ils vont sans
doute dans un autre village, disait-il, et feront la même chose aux
nôtres”. Il pleurait bruyamment et se tordait les bras.
Alors il se fit tout-à-coup une lumière en moi, en quelque sorte.
Mon coeur avait fondu, pour ainsi dire, et c’était comme si le monde me
souriait de nouveau. Je demandai à l’Arménien s’il y avait longtemps
que ces démons s’étaient éloignés. Selon son estimation, depuis trois
heures environ.
— Et jusqu’à votre village, il faut combien d’heures de cheval?
— Cinq, pour le moins.
— Alors, on peut les rattraper en deux heures. Seigneur! Et y a-t-il un
autre chemin jusque chez vous, plus court?
— Oui, oui. Et il
tressaillit de tout son corps. Il y a la route du col.
Très courte. Peu la connaissent.
— On peut passer à cheval?
— Oui.
— Avec des canons?
— Ce sera difficile, mais c’est possible.
Je fis donner un cheval à l’Arménien et je m’engageai derrière lui
dans le défilé, avec tout mon détachement. Je ne prêtai guère attention
à la façon dont nous gravîmes les montagnes. De nouveau, j’agissais
machinalement; mais dans mon âme, il y avait une sorte de légèreté:
c’est comme si j’avais des ailes. Je savais ce qu’il fallait faire,
avec une assurance absolue, et je sentais que ce serait fait sans
faute.
Nous commencions à sortir du dernier défilé, après quoi notre
chemin rejoignait la grande route; tout à coup, je vis mon Arménien
revenir au galop en nous faisant de grands signes avec les bras: ils
étaient tous là. Je me rendis jusqu’à la patrouille de tête, ajustai ma
lorgnette: c’était bien ça, il y avait des cavaliers à perte de vue;
pas quarante mille, bien sûr, mais dans les trois ou quatre mille, et
peut-être même cinq mille. Ces fils du diable aperçurent les cosaques
et se tournèrent vers nous. Nous, nous sortions du défilé sur leur
flanc gauche. Ils se mirent à tirer sur nos cosaques à coups de fusils.
Ces monstres asiatiques, ils tiraient avec leurs fusils européens, à
croire que c’étaient des êtres humains. Ici et là un cosaque
s’écroulait sur son cheval. Le premier des centeniers s’approcha de
moi:
— Donnez l’ordre d’attaquer, Votre Excellence. Sinon, ces maudits
vont nous tirer comme des cailles le temps que nous mettions nos canons
en position. Nous nous chargerons de les disperser nous-mêmes.
— Patientez encore un brin, mes petits, dis-je. Je sais bien que
vous êtes capables de les chasser, mais quel plaisir ce sera? Dieu
m’ordonne de les exterminer, pas de les faire fuir.
J’ordonnai donc à deux centeniers de commencer à tirailler sur ces
démons en les attaquant en ordre dispersé puis, après s’être engagés,
de se retirer sur les canons. Je laissai une centaine pour masquer les
canons et j’échelonnai mes hommes de Ninji à gauche de la batterie.
L’impatience me faisait trembler de tout le corps. Je voyais devant moi
le petit garçon brûlé avec ses yeux exorbités. Et les cosaques
tombaient. Ah! Seigneur!
LA DAME. — Comment cela s’est-il terminé?
LE GÉNÉRAL. — Le mieux du monde, sans une faute! Les cosaques
échangèrent des coups de feu puis se mirent tout de suite à reculer
avec des cris. L’engeance de démons les suivait. Il étaient déjà bien
lancés et avaient cessé de tirer. Toute leur troupe galopait droit sur
nous. Les cosaques, au galop, s’approchèrent jusqu’à environ quatre
cents mètres des nôtres, puis se dispersèrent comme les pois d’un sac.
Alors je vis que l’heure de la volonté divine était venue. Faites s’écarter la centaine!
Ma couverture s’ouvrit en deux, à gauche et à droite. Tout est prêt,
Seigneur, bénis-nous! Je donnai l’ordre à la batterie de faire feu.
Et le Seigneur bénit mes six décharges, sans exception. De ma vie,
je n’avais entendu pareil glapissement diabolique. Ils n’étaient pas
revenus à eux que partit une seconde volée de mitraille. Je regardai et
vis que toute leur horde se précipitait en arrière. Une troisième salve
leur partit dans le dos. Cela provoqua un beau remue-ménage, à croire
qu’on avait lancé des allumettes enflammées dans une fourmilière. Ils
se jetaient de tous côtés, s’écrasaient les uns les autres. Alors nous
partîmes à l’attaque avec les cosaques et les dragons de l’aile gauche,
et nous mîmes à les hacher menu. Peu s’échappèrent, car ceux qui
avaient échappé à la mitraille tombèrent sur nos sabres. Je vis que
certains jetaient déjà leur fusil, sautaient de cheval et demandaient
l’aman. Là, je n’eus pas à prendre de dispositions: d’eux-mêmes mes
hommes avaient parfaitement compris que l’heure n’était pas à l’aman,
et les cosaques et les dragons les sabrèrent tous.
Et pourtant, si ces diables sans cervelle avaient couru sus aux
canons au lieu de se jeter en arrière après les deux premières salves –
lesquelles, on peut le dire, leur avaient été lâchées à bout portant, à
quarante ou soixante mètres – c’en était fait de nous, à coup sûr, et
nous n’aurions pas tiré la troisième salve.
Mais Dieu était avec nous. L’affaire était réglée. Et moi, j’avais
dans l’âme comme une fête de Pâques lumineuse. Nous regroupâmes nos
morts; trente-sept hommes avaient rendu leur âme à Dieu. (...)
Toute la journée avait été nuageuse, une journée d’automne, et
voilà qu’avant le crépuscule les nuages se dispersèrent. Le défilé, en
bas, était noir, mais dans le ciel les nuages avaient pris des teintes
multicolores, comme si les armées de Dieu s’y étaient assemblées. Et
j’avais toujours dans le coeur cette même fête lumineuse, et un
silence, une légèreté inconcevables, comme si l’on m’avait lavé de
toutes les impuretés de l’existence et débarrassé de toutes les
pesanteurs terrestres; enfin, un état proprement paradisiaque: j’étais
en présence de Dieu, et de lui seul. Et quand Odartchenko se mot à
citer les noms des soldats défunts qui, sur le champ de bataille,
avaient donné leur vie pour la foi, le tsar et la patrie, je ressentis
alors que ce n’était pas du verbiage officiel ni des titres
quelconques, mais qu’il y a véritablement une armée aimant le Christ;
et que la guerre a été, est et sera, jusqu’à la fin du monde, une chose
grande, honorable et sainte...
(...)
J’appelai les centeniers et les capitaines et leur ordonnai
d’interdire à leurs hommes de s’approcher à moins de vingt pieds de ces
maudites charognes, parce que j’avais bien vu que les mais de mes
cosaques leur démangeaient depuis longtemps d’aller faire les poches
des morts selon la coutume. Qui sait quelle peste ils auraient pu
déchaîner contre nous! Qu’ils disparaissent à tout jamais!
LE PRINCE. — Vous ai-je bien compris? Vous craigniez que les
cosaques ne se mettent à détrousser les bachi-bouzouks et n’en
rapportent dans votre détachement une épidémie quelconque?
LE GÉNÉRAL. — C’est exactement ce que je craignais. Cela me paraît
clair.
LE PRINCE. — La voilà, l’armée aimant le Christ!
LE GÉNÉRAL. — Les cosaques? Mais ce sont de véritables brigands. Ils
l’ont toujours été.
LE PRINCE. — Mais alors, ne discutons-nous pas en rêve?
LE GÉNÉRAL. — Oui, il me semble que quelque chose ne va pas. Je ne
parviens pas à saisir ce que vous voulez savoir au juste.
L’HOMME POLITIQUE. — Le prince s’étonne probablement de ce que vos
cosaques idéaux et quasi saints s’avèrent soudain, selon vos propres
paroles, de véritables brigands.
LE PRINCE. — Oui, et je demande comment la guerre peut être “une
chose grande, honnête et sainte” si, toujours selon vous, il en ressort
que c’est un combat de brigands contre d’autres brigands?
(...)
LE PRINCE. — Mais, jusqu’à présent, vous n’avez pas trouvé le temps
de vous souvenir que cette même engeance diabolique est tout de même
composée d’êtres humains, qu’en tout homme il y a du bien et du mal, et
qu’en tout brigand, qu’il soit cosaque ou bachi-bouzouk, peut se
révéler le bon larron de l’Evangile.
LE GÉNÉRAL. — Comment s’y retrouver dans ce que vous dites? Tantôt
vous disiez qu’un homme mauvais équivalait à une brute irresponsable,
maintenant, selon vous, dans un bachi-bouzouk qui brûle les enfants à
petit feu peut se révéler le bon larron de l’Evangile! Et tout cela
pour ne pas toucher le mal du doigt, en aucune manière.
(...)
LE GÉNÉRAL. — (...) Et si sous mes yeux mon frère Caïn écorche vif
mon frère Abel et que justement, n’étant pas indifférent à l’égard de
mes frères, je donne à mon frère Caïn une râclée qui lui fera passer
toute idée de recommencer pareille plaisanterie, vous me reprochez
soudain d’oublier la fraternité. Je m’en souviens parfaitement, et
c’est pourquoi je suis intervenu. Si je ne m’en étais pas souvenu,
j’aurais pu continuer mon chemin tranquillement.
LE PRINCE. — Mais pourquoi ce dilemme: ou bien passer son chemin, ou
bien donner une râclée?
LE GÉNÉRAL. — Mais parce qu’en pareil cas, le plus souvent, on ne
trouve pas de troisième issue. Vous alliez proposer tout à l’heure que
l’on prie Dieu d’intervenir directement et qu’on lui demande de ramener
instantanément tout fils du diable à la raison, d’un geste de sa
dextre. Il semble donc que vous ayez renoncé à ce moyen. Or, je vous
dirai que ce moyen est bon dans tous les cas, mais qu’il ne peut pas
lui-même remplacer aucun acte. Prenez les personnes pieuses: elles
prient avant le dîner, mais pour ce qui est de mâcher, elles le font
elles-mêmes, avec leurs propres mâchoires. Moi-même, ce n’est pas sans
avoir prié que je commandai le feu à mon artillerie attelée.
LE PRINCE. — Pareille prière est évidemment un blasphème. Ce n’est pas
prier Dieu qu’il faut, mais agir selon Dieu.
LE GÉNÉRAL. — C’est-à-dire?
LE PRINCE. — Celui qui est véritablement empli de l’esprit
évangélique authentique trouvera en soi, quand il le faudra, la faculté
d’agir par des mots, des gestes, par tout son aspect, sur son
malheureux frère aveuglé qui veut commettre un crime ou tout autre acte
coupable. Il saura produire sur lui une impression si saisissante qu’il
comprendra tout de suite sa faute et quittera la voie de l’erreur.
LE GÉNÉRAL. — Saints du ciel! Alors, devant des bachi-bouzouks qui
faisaient brûler les petits enfants, je devrais, à votre avis, exécuter
des gestes touchants et prononcer de touchantes paroles?
M.Z. — Les paroles, vu l’éloignement et l’ignorance réciproque des
idiomes, étaient probablement hors de place dans ce cas. Quant aux
gestes susceptibles de provoquer une impression saisissante, vous en
pensez ce que vous voulez, mais on ne pouvait rien trouver de mieux,
dans ces circonstances précises, que les volées de mitraille.
(...)
LE PRINCE. — Je n’ai pas dit du tout qu’ils pouvaient, eux, agir de
façon évangélique sur les bachi-bouzouks. J’ai simplement dit qu’un
homme empli de l’esprit évangélique authentique aurait trouvé le moyen,
dans ce cas comme dans tout autre, d’éveiller chez ces âmes aveuglées
le bien qui se cache dans toute créature humaine.
M.Z. — Vous le pensez réellement?
LE PRINCE. — Je n’en doute pas le moins du monde.
M.Z. — Pensez-vous alors que le Christ était suffisamment pénétré de
l’esprit évangélique authentique?
LE PRINCE. — Que signifie cette question?
M.Z. — Elle signifie que je souhaite savoir pourquoi le Christ n’a
pas utilisé la force de l’esprit évangélique pour réveiller le bien
caché dans les âmes de Judas, d’Hérode, des grands prêtres juifs et
enfin, de ce mauvais larron que, d’une certaine manière, on oublie tout
à fait quand on parle de son bon compagnon. (...)
Vladimir
Soloviev,
Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion (texte russe
original de1889), Editions O.E.I.L, 1984, pour la traduction française,
pp. 43-78
Voilà qui remet l’église au milieu du village, c’est le cas de le dire,
et qui donne matière à réflexion sur la nature du mal et la manière de
se comporter face à lui.
____________________________
Je
ne crois pas que le
général recherchait la gloire ou les honneurs en se rendant à ce
combat-là. Il dit à propos de son geste: “Une
seule fois dans ma vie j’ai ressenti la satisfaction morale totale et
même une sorte d’extase, au point d’agir sans aucune réflexion ni
hésitation. (...) Et j’avais toujours dans le coeur cette même fête
lumineuse, et un silence, une légèreté inconcevables, comme si l’on
m’avait lavé de toutes les impuretés de l’existence et débarrassé de
toutes les pesanteurs terrestres; enfin, un état proprement
paradisiaque: j’étais en présence de Dieu, et de lui seul.”
Au
point d’agir sans aucune réflexion ni hésitation.
Pour ma part, le général a connu là une expérience d’éveil. Parce qu’il
s’était complètement oublié lui-même, et qu’il était devenu
l’action-même qu’il accomplissait. Il n’avait pas cherché à sauver son
âme, comme le ferait celui qui se retrancherait derrière des préceptes
moraux pour s'abstenir de défendre des innocents, ou celui qui
placerait le smadhi au-dessus de ses devoirs envers ceux qui dépendent
de lui. Une action comme celle du général, c’est ce que les taoistes
appellent le “wu-wei”, l’action dans la non-action (cf. ICI):
«L’homme
de la plus haute vertu ne s’en tient pas à la vertu, et c’est pourquoi
il possède la vertu [...].
L’homme de la plus basse vertu ne s’éloigne jamais de la vertu et c’est
pourquoi il ne possède pas la vertu [...].
Ainsi le sage agit grâce au wu-wei et il enseigne sans aucune parole
[...].
Alors les mille choses prospèrent sans interruption [...].
De moins en moins de choses sont faites jusqu’à ce que le wu-wei soit
accompli.
Lorsque le wu-wei est accompli, rien ne reste non fait.»
Comme le dit Varela, à qui j'ai emprunté la citation ci-dessus: "Encore
une fois, le paradoxe de la non-action dans l’action, c’est que
l’individu devient l’action et qu’il s’agit ainsi d’une action
non-duelle."
Pour ma part, je retiendrai ces paroles de l'Evangile: "Qui voudra
sauver son âme la perdra." On ne décide pas de sauver son âme, car
alors on risque bien de la perdre (lorsqu'on pense trop à son propre
salut, on est en effet bien près d'être rattrapé par l'ego) mais on la
sauve lorsqu'on s'oublie soi-même en répondant "oui" à ce qui nous
appelle. Aucun jugement moral ne saurait prévaloir sur ce "oui", s'il
vient du fond du coeur.
______________________________
Je
crois qu'il est possible, comme cela
s'est produit à mon avis pour le général, que dans des circonstances
exceptionnelles, une personne se trouve transportée au-delà de ses
propres limitations, oublie si totalement ses propres limitations
qu'elle naît véritablement à travers l'acte qu'elle se découvre
accomplir, un acte qui n'est décidé par aucune motivation égoïste ni
même consciente (au sens de la conscience ordinaire), mais qui est mu
par une nécessité interne. Je crois que c'est aussi là une forme de
l'éveil: l'éveil par l'action.
______________________________
J'ai
effectivement un peu forcé le trait en
disant qu'une telle expérience serait équivalente à l'éveil. Tu notes
bien, Jean-Marie, le point capital: "L'éveil nécessite, à mon avis,
que la personne réalise et accepte qu'elle
est cette profondeur."
Mais je crois néanmoins que ces actes exceptionnels touchent quelque
chose d'un peu plus profond que ces milliers d'actes que nous
accomplissons chaque jour sans calcul: ils surgissent à partir du
centre ce soi, du centre de sa dignité, et s'adressent au centre de
l'autre, au centre de sa dignité. Il y a là vraiment une communion
au-delà de l'ego, une communion vécue dans un total oubli de soi. C'est
en quelque sorte la porte de l'éveil, sans le basculement dans l'éveil.
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Lu dans le journal “Le Matin Dimanche” du
6.2.2005, p. 14:
«Le
général Mattis, qui dirige le
Marine Corps Combat Development Commant à Quantino (Virginie),
s’exprimait lors d’une conférence à San Diego sur la guerre contre le
terrorrisme:
“En fait, c’est très amusant de combattre. Vous savez, c’est
vraiment marrant, a-t-il déclaré, selon un enregistrement audio. C’est
amusant de tirer sur certaines personnes. Je vais être franc avec vous,
j’aime la bagarre.
En Afganisthan, il y a des types qui frappent des femmes pendant
cinq ans parce qu’elles n’ont pas porté le voile, a-t-il poursuivi. Des
types comme ceux-là ne sont pas des hommes de toute façon. C’est
vraiment le pied de leur tirer dessus.”»
C’est assez édifiant de voir quelles sont les valeurs qui donnent leur
sens à l’action militaire depuis que toute réelle dignité lui a été
retirée. Comme il n’est pas possible de bien faire quelque chose sans y
prendre du plaisir, sans s’y donner tout entier, et la guerre moins que
tout, puisqu’elle exige un engagement total, jusqu’à la mort, on voit
quelles sont devenues la motivation et le plaisir qui poussent à
choisir le métier des armes. L’auteur de ces mots est d’ailleurs
considéré comme un vrai soldat, comme le confirme la suite de
l’article:
“Chez
les marines, le général Mattis
est considéré comme un expert de la guerre. Il compte plusieurs
distinctions pour s’être distingué au combat.”
On mesure toute l’ampleur de la crise de valeur de la fonction
militaire et l’hypocrisie qui en découle lorsqu’on prend connaissance
des remarques faites par «son
supérieur le général Mike Hagen, commandant du corps des Marines: “Le
général Mattis parle souvent avec beaucoup de candeur (...)»,
et par le général Peter Pace: «Nous
tous qui avons des responsabilités de commandement devons par nos actes
montrer tout le temps le bon exemple à ceux qui comptent sur nous pour
les diriger.”»
Loin de moi l’idée de défendre l’attitude exempte de toute humanité et
de tout respect pour autrui du général Mattis, mais reconnaissons qu’il
est au moins sincère, contrairement à ses supérieurs, en particulier le
général Hagen, qui trahit son hypocrisie en parlant de “candeur” à
propos des paroles parfaitement cyniques de son subordonné.
La question posée par le Général dans les Entretiens de Soloviev
reste donc entière, et les réponses qu’on a cru y apporter jusqu’ici
n’ont fait qu’apposer un vernis d’hypocrisie sur une pratique militaire
qui s’est dégradée continuellement, au point de n’être semble-t-il plus
confiée, comme le prédisait le Général, qu’à “quelques déchets de la
nature qui ne savent pas où aller”.
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Aujourd'hui, c'est un lieu commun que de
condamner la guerre. Je suis d'accord avec toi pour reconnaître que
cette conviction universelle constitue une prise de conscience
salutaire, rendue nécessaire par les atrocités inouïes qu'ont produites
les guerres du XXème siècle. Néanmoins, on ne saurait traiter les
hommes qui ont peuplé la terre jusqu'au XIXème siècle de criminels
parce qu'ils considéraient la guerre comme une chose noble. Elle
faisait partie intégrante de l'esprit de tribu, et jusqu'à nos jours,
tous les peuples ont considéré l'esprit de tribu comme une chose bonne.
Même le dieu de la Bible a béni les guerres que les Hébreux ont menées
contre leurs ennemis (idem dans les Védas). Aujourd'hui, on a déclaré
la guerre hors-la-loi, et cela constitue une percée considérable de la
conscience morale. Mais pour demeurer conséquent, il faut alors
nécessairement se dégager de la pensée tribale. Sans quoi on tombe dans
l'incohérence. Mais cela est aussi difficile pour un groupe humain que
pour un individu de se dégager de l'ego. On le vérifie journellement en
écoutant les débats sur toutes les formes de différences qui règnent
obstinément dans nos sociétés, ou pire encore dans les discours
justifiant la guerre, qui sont, non plus francs comme l'étaient ceux de
nos ancêtres, mais hypocrites, allant jusqu'à justifier par des raisons
humanitaires une guerre "préventive". Un mode de pensée tribal (je dois
défendre les miens contre les ennemis) justifié par des arguments qui
se réclament du dépassement de la pensée tribale. Plus hypocrite, tu
meurs...
Le pire mal, pour une société, c'est le chaos. L'Irak en donne
aujourd'hui un tragique exemple. Un ordre, même mauvais est toujours
préférable au chaos. Or l'ordre, jusqu'à aujourd'hui, s'est toujours
construit exclusivement sur des lignes de force dictées par l'esprit
tribal. Celui-ci subordonne le bien de l'individu à celui du groupe, et
établit ce dernier comme un bien absolu. La traîtrise à la patrie a
toujours été passible de la peine de mort. Or on commence à voir
apparaître aujourd'hui des mouvements visant un bien qui dépasse celui
du groupe auquel on appartient. Mais ce ne sont encore que des petites
graines disséminées ici et là. Des graines dont on espère vivement
qu'elle vont rapidement croître, car elles sont, effectivement, notre
seule chance de salut. Dépasser l'esprit tribal, nous n'avons pas
d'autre choix. Une graine qui fut plantée déjà par ce commandement du
Christ: "Aime ton
prochain comme toi-même."
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