Regards sur l'éveil
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joaquim
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Lorsque Jésus dit: “Aime ton prochain comme
toi-même!”, il invite à adopter une position face à l’autre qui est en
rupture totale avec celle qui a prévalu sur la Terre depuis
l’apparition de la vie. Rien moins! L’apparition de la vie, c’est
l’apparition d’une structure, aussi rudimentaire soit-elle — un simple
répliquant moléculaire — capable de distinguer entre soi et non-soi.
Très vite, l’organisme vivant créa une frontière qui sépara très
nettement soi de non-soi: la membrane cellulaire. C’est l'apparition de
la première cellule, la première bactérie, le premier organisme vivant
à proprement parler, entouré d’une membrane qui fait frontière entre le
dedans et le dehors, lui permettant de distinguer entre ce qui est lui
et ce qui lui est étranger. L’intérieur, c’est soi, ce qu’il faut
protéger et nourrir; l’extérieur, c’est l’autre, ce dont il faut se
protéger et où il faut trouver sa nourriture. La membrane cellulaire se
voit ainsi attribué dès le départ le rôle complexe de réguler les
rapports entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisme. Elle établit
des règles, décide ce qui peut entrer, ce qui peut sortir, ce qui est
ami, ce qui est ennemi, etc. C’est le principe de base de la vie, qui
se retrouve dans tous les organismes vivants, et même dans les
organismes aussi complexes que les sociétés animales ou humaines. Les
règles de fonctionnement de la “tribu”(qui constitue la cellule du
fonctionnement social) régissent les rapports entre les membres de la
tribu, ainsi qu’entre la tribu et le monde extérieur. L’intérêt
personnel des individus est élargi et subordonné à l’intérêt supérieur
de la tribu. Un peu comme l’intérêt personnel de chacune des cellules
d’un organisme vivant est étendu et subordonné à l’intérêt supérieur de
l’organisme total. Les Lois que l’on trouve dans l’Ancien Testament
sont des exemples de telles règles régissant le fonctionnement d’une
tribu. Elles s’appliquent aux rapports des membres du groupe entre eux,
et aux rapports entre le groupe et les autres groupes. Les dix
commandements, par exemple, régissent les rapports à l’intérieur du
peuple hébreu. Le dieu d’Israël cautionnait la cohésion du groupe,
c’était même la reconnaissance commune de ce dieu unique qui
constituait l’identité du groupe. Mais la bienveillance de ce dieu-là
s’arrêtait aux frontières du groupe. Ainsi, l’interdiction de tuer ou
de convoiter la femme de son prochain s’appliquait bien aux membres du
groupe, mais pas aux autres. C’est avec la bénédiction de Yavhé que
Josué massacra les Cananéens et vola leurs femmes, aidé et encouragé
par la divinité elle-même, comme en atteste l’épisode célèbre des
trompettes de Jéricho. Toutes les règles de pureté, alimentaires et
rituelles, que l’on trouve dans l’Ancien Testament — comme on en trouve
chez tous les peuples de la Terre —, ont pour but avant tout d’établir
une distinction nette entre le dedans et le dehors, de renforcer la
perception d’un intérieur pur, bon, solidaire autour de l’observance
commune de règles sacrées, face à un extérieur mauvais, impur, barbare,
impie.
Ainsi, lorsque Jésus dit qu’il est venu pour abolir la Loi, et la
remplacer par cet unique commandement: “Aime ton prochain comme
toi-même!”, c’est une révolution qu’il introduit, une révolution non
pas seulement contre la loi de Moïse, mais contre les lois de la
Nature. Percevoir l’autre non plus à travers les règles de la tribu,
qui établissent que celui qui en fait partie est un frère, un “même”,
et celui qui n’en fait pas partie un ennemi, un “autre”, mais se
désolidariser des règles du groupe, pour abolir la distinction entre
dedans et dehors, pour aimer l’autre, le dehors, autant que soi, le
dedans, voilà une véritable révolution. Jésus utilise le terme “amour”
pour désigner l’attachement que chacun éprouve pour soi, car c’est le
seul sentiment que ses contemporains connaissent. Mais à partir de cet
attachement, chacun qui mettra en pratique le nouveau commandement
découvrira quelque chose de radicalement différent, et qui seul
méritera pleinement le terme d’amour. Jésus se trouvait dans la
position d’enseigner l’amour à des hommes qui ignoraient ce que
c’était. C’est pourquoi il appelle “amour” l’attachement à soi, à son
propre dedans, pour les inviter à étendre cet attachement à l’autre,
celui avec qui on ne partage aucun intérêt ni aucune appartenance
commune. Or, si l’amour pour ce qui est intérieur à soi est bien
attachement, lorsqu’il s’adresse à un autre radicalement extérieur à
soi, au lieu de renforcer la frontière qui protège l’intériorité du
soi, il la bat en brèche, il fait de soi-même une ouverture radicale,
une totale désappropriation, et retourne l'intériorité sur elle-même,
comme un gant, de sorte que l'intérieur englobe l'extérieur.
L'amour-attachement devient l'Amour. C’est comme si par ce
commandement, l’attachement à soi, qui sépare de l’autre, se trouvait
détourné, et mis au service du détachement de soi, afin d'ouvrir les
portes à l’amour, et par là-même à la libération du "soi" de son
enfermement en soi.
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Du fait que le temps existe, le monde ne saurait
être immuable, puisque le temps implique la modification d'un état
initial, un changement quelconque. Sans devenir, il n’y aurait pas de
temps, seulement l’éternité. Or, changer d’état implique que l’état
initial fut frappé d’un manque, qui s’est trouvé comblé grâce au
passage à l’état ultérieur. L’existence du temps et du devenir implique
donc par la force des choses l’existence du manque, autrement dit de
l’imperfection. L’imperfection est inhérente au temps, et quand bien
même le temps permettrait une perfectibilité infinie, la perfection ne
serait jamais atteinte, car il y aura toujours, en un point aussi
éloigné du temps qu’on puisse concevoir, un manque qu’un état ultérieur
pourrait combler. Dieu ne saurait donc être à l’intérieur du temps, il
ne saurait être présent dans la multiplicité du monde, mais dans une
intériorité du monde qui en constitue la base immuable.
Au tout début de l’univers, tant qu’il n’existait que de la matière
inanimée, le monde était pure extériorité; on pourrait d’ailleurs aussi
bien dire qu'il était pure intériorité, puisqu’il n’existait pas
d’intérieur par rapport auquel on eût pu définir un extérieur. Mais on
a plutôt tendance à l'imaginer comme un extérieur. L’apparition de la
vie, ce fut l’apparition, dans cet océan du “même”, d’un organisme qui
s’en distinguait, qui se désignait comme un individu, comme un “autre”,
possédant un intérieur qui était “soi” et qu’il protégeait contre un
extérieur hostile. Dès l’apparition de la première bactérie, le monde
ne fut plus uniforme, mais traversé par une faille constitué par la
frontière que l’intériorité de ce nouvel individu établissait avec
l’extériorité du monde. Tout le processus de l’évolution du vivant
tient dans le développement de cette intériorité, et dans des sauts
qualitatifs faisant apparaître des formes radicalement nouvelles
d’intériorité.
La forme d’intériorité la plus rudimentaire est la cellule.
L’intérieur est constitué du noyau et du cytoplasme, protégé par une
membrane qui le délimite de l’extérieur. Cette unité est indépendante,
capable de préserver sa structure spécifique au sein de l’environnement
avec lequel elle établit des échanges, et surtout capable de se
reproduire, c’est-à-dire de préserver son identité potentiellement à
l’infini. A un stade de développement plus avancé de la vie, on trouve
des cellules qui se regroupent entre elles, pour créer des organismes
complexes, dont la frontière vers l’extérieur n’est plus constituée par
une membrane, mais par une paroi de cellules spécialisées à cet effet,
protégeant telle une peau les structures intérieures, constituées elles
aussi de cellules différenciées et spécialisées.
Au cours de son développement embryologique, l’être humain passe
par tous les stades d’évolution qu'a traversés la vie. Le premier stade
est l’oeuf fécondé, formé d’une cellule géante unique, qui se divise
rapidement pour constituer une boule de cellules, appelée blastula. Ce
stade correspond au niveau de développement du végétal, qui ne comprend
qu’un niveau d’intériorité, à savoir un intérieur plein séparé de
l'extérieur par une couche de cellules. Le stade suivant est la
gastrula, un terme qui vient de gaster, l’estomac en latin: à ce stade,
la boule cellulaire s’invagine, pour créer un nouvel espace intérieur,
creux. Il existe alors deux types de feuillets délimitant une surface:
celui qui borde la face externe de l’organisme, et celui qui tapisse sa
cavité interne. C’est le stade animal du développement, qui comprend un
niveau supplémentaire d’intériorité par rapport au végétal: il y a
l’extérieur “extérieur”, et l’extérieur “intérieur”, le contenu de tube
digestif. L’animal le plus rudimentaire se résume à un tube digestif.
L’organisme animal ingère d’autres organismes vivants dans cette cavité
interne-externe, les détruit et se les assimile, puis en expulse les
résidus.
Voici quelques images et deux vidéos qui illustrent ces stades. Je
trouve personnellement les deux vidéos assez impressionnantes: elles
donnent vraiment à voir une intériorité qui se construit.
Stades de développement de l’embryon jusqu’à la première ébauche d’invagination de la gastrula.
Animation présentant le développement de l’embryon au stade de gastrula (il s’agit d’un montage en coupe sagittale). 997k
Séquence accélérée du développement de l’embryon du stade blastula jusqu’au début de l’organogenèse,
avec le développement du tube neural, qui est une autre invagination
constituant l’ébauche de la colonne vertébrale et du système nerveux.
(nécessite une connexion haut débit). 2.91 Mo
Séquences vidéo empruntéesICI
L’invagination du tube neural, qu’on voit dans la dernière vidéo,
juste avant que l’embryon ne se recourbe pour adopter sa position
caractéristique, représente le troisième niveau d’intériorité, qui
permet le développement d’une intériorité non plus matérielle, mais
psychique. L’animal perçoit son environnement, une ébauche de vie
intérieure consciente apparaît.
Le quatrième stade d’intériorité est constitué par une nouvelle
“invagination”, la conscience s’invaginant en elle-même, se percevant
elle-même, sous forme d’une conscience réflexive. C’est l’apparition de
la conscience de soi, autrement dit l’ego. Ce n’est qu’à ce stade
humain que la vie accède à un état d’intériorité pure, une intériorité
qui n’est plus constituée par aucun élément matériel ou sensible
emprunté au monde environnant, qui n’est plus rien d’autre
qu’elle-même. Une intériorité suprêmement elle-même, suprêmement
isolée. L’ego est intériorité, il est solitude.
Avec l’apparition de l’homme et de son ego sur la terre, une
intériorité apparaît qui peut se refermer sur elle-même, qui peut dire
non à Dieu. Un espace hors de l’Être, un espace de non-être, mais par
là même aussi le premier espace de liberté, le premier espace
indépendant de Dieu. Quelque chose de radicalement “autre” que Dieu,
quelque chose sur quoi Dieu n’a aucun pouvoir. Or, ce n’est qu’à partir
de cette solitude et de cette liberté-là que peut se fonder une
ouverture à l’autre qui puisse mériter pleinement le nom d’Amour.
Toutes les intériorités que la vie a créés avant l’ego ne pouvaient
établir entre elles que des relations d’affinité, de parenté, de
lignage, qui portaient bien certaines marques de l’amour, mais qui
restaient toujours entachées d’une forme d’amour de soi, car c’était
toujours à travers le partage d’un élément commun que s’établissait la
relation d’amour. C’était l’amour du “même”, l’amour de la famille,
l’amour du groupe, l’amour de la tribu. L’objet de l’amour n’était pas
l’“autre” dans toute sa radicale singularité, mais l’autre en tant
qu’il partageait quelque chose qui le reliait à soi. On se retrouvait
soi-même d’emblée dans l’autre: protégé par le lien de l’amour du reste
du monde, de l’“hostile”, en même temps que protégé de sa propre
solitude, de l’isolement en soi.
Cet amour du “même” fait courir une frontière entre les
“semblables” et les “autres”, une frontière qui sépare ceux qu’on peut
aimer de ce qui sont trop différents de soi pour qu’on puisse les
aimer. Mais tout change et se radicalise lorsqu’on se place au niveau
de l’ego pur. En effet, lorsqu’on interroge l’individu non plus quant à
ses affinités, quand à ce que la nature a déposé en lui de commun avec
autrui, lorsqu’on n’interroge plus de lui cette partie qui est une
donnée de la nature, une partie en quelque sorte préfabriquée, soumise
au déterminisme de la nature, mais qu’on l’interroge quant à ce qui le
fonde en tant qu’individu, en tant que “lui”, dans son sentiment d’être
soi, dans son ego: la frontière séparant le “même” de l’“autre” ne
passe alors plus quelque part où elle engloberait avec lui dans
l’espace du “même” quelques autre avec qui partager un amour naturel,
mais elle passe tout net entre soi et le reste du monde. Au sein de la
conscience de soi, le même, c’est soi, uniquement, exclusivement, et le
reste du monde, l’intégralité du monde qui est, c’est l’autre. Il n’est
alors plus possible de sortir de soi pour se prolonger soi-même à
travers l’autre et à travers ce qu’on partage avec lui. On est condamné
à cette alternative radicale; soit on aime soi, soit on aime l’autre.
Sans plus aucun mélange possible. C’est le moment de vérité, le moment
où la conscience n’a plus d’autre choix que se mettre nue face à
elle-même, et décider: soit elle se referme sur elle-même, scelle son
amour sur son propre soi, niant le reste du monde et se condamnant par
là-même au non-être; soit elle choisit l’ouverture à l’autre, qui est
l’intégralité de ce qui est, ce qui implique qu’elle renonce à ce
qu’elle est, qu’elle se dessaisisse radicalement d’elle-même. Cet acte
d’amour-là, ce n’est plus un prolongement de soi dans l’autre, c’est un
saut dans le vide, c’est une confiance si totale dans l’Autre que la
conscience se sacrifie elle-même et s’y donne intégralement. Et c’est
aussi l’aboutissement de la Création, le retour du créé à l’incréé
originel: l’intériorité close sur elle-même et radicalement coupée de
l’être, en s’ouvrant, se fait espace d’accueil qui contient l’être
entier. La conscience de soi, lorsqu’elle se retourne sur elle-même en
accueillant l’autre, accomplit le dernier geste d’intériorisation, qui
rejoint l’extériorisation, puisqu’alors elle contient tout l’être.
L’ego est solitude, mais il peut se vivre selon deux modes opposés:
il peut vivre sa solitude comme un renfermement sur soi qui fait de lui
un espace clos en rupture radicale avec le monde, avec l’être, ou bien
comme une solitude qui s’accepte comme pur néant et devient un espace
d’accueil capable de recevoir l’être entier.
Voici un beau texte de René Habachi sur ce sujet, dans “Panorama de
la pensée de Maurice Zundel”, éd. Anne Sigier, 2003, pp. 230 ss.
«La création est une histoire à deux. Retenons ce point-là.
C’est-à-dire qu’elle est une aventure de liberté, et donc qu’elle
comporte de l’imprévisible. C’est tout le contraire d’un Ingénieur qui
fabrique d’après un plan préétabli.
«Dieu est Esprit et il appelle l’univers à la dignité de l’esprit.
Et il se manifestera à l’esprit de l’homme. Dieu est une intériorité
pure, et il ne peut communiquer qu’avec une intériorité. C’est du
dedans de Dieu au dedans de l’homme. Du Dedans de Dieu: Dieu est tout
entier pur Dedans. C’est de ce pur Dedans au dedans de l’homme.
Rappelez-vous saint Augustin qui nous disait: “Je te cherchais dehors,
et toi tu étais dedans”.
«Dieu est Amour. Il est vivant de lui-même, absolument donné, comme
dans tout véritable amour. Il n’a de prise sur son être qu’en le
communiquant. Il faut donc que toute créature soit appelée à participer
à cette respiration désappropriée, à cet affranchissement de soi qu’est
l’Intimité divine.
«Il en résulte donc que la création est un geste simple et
intérieur. Intérieur: du dedans au dedans. Et un geste simple
puisqu’elle vise directement sa finalité qui est l’homme, l’homme
esprit, l’homme intériorité, l’homme branché sur l’Amour et pleinement
donné. C’est un geste simple, alors que nous, bien sûr, nos regards se
perdent dans la multiplicité des objets qui peuplent l’univers. Nous
somme surpris par la multiplicité des plantes, des animaux, et des
hommes.
«Mais cela, c’est le vêtement extérieur, en quelque manière, c’est
la manifestation externe d’un geste qui, du dedans, est infiniment
simple. Dieu cherche à créer des dieux, des êtres spirituels à son
image et à sa ressemblance.
«Tout le reste, en quelque manière, n’est que le revêtement externe
d’un dedans. Et Dieu attend que ce dedans apparaisse. Et il va
apparaître avec l’homme, si l’homme est attentif à ce dedans. Il faut
donc que la création passe par la liberté de l’homme. Parce que si
l’homme n’était pas libre, il serait un pur dehors, ce serait un
mécanisme. Ce serait un préfabriqué, ce serait un nouveau pantin. Ce ne
serait pas un dieu. Il faut que cela passe par l’intériorité humaine et
par la liberté, et non par des déterminismes. (...)
«Le tragique de l’homme est de pouvoir dire “non” et de se refuser.
Le tragique de Dieu est d’avoir à subir le “non” de l’homme, de subir
la liberté humaine, puisqu’il ne peut que respecter cette liberté, lui
qui veut que l’homme se crée lui-même par la liberté et devienne
vraiment dieu par lui-même. (...)
«Si la création aboutit, puisque les deux éventualités sont
possibles, alors l’anneau nuptial de l’éternel amour se referme. Et
l’homme dit à Dieu: “Toi, c’est moi”, comme Dieu dit à l’homme: “Toi,
c’est moi.”»
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