Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté du 11
janvier 2005 au 18 mai 2006 par joaquim
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Bonheur
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André Gide,
le tourmenté cristallin, a eu cette phrase sobre et limpide, dont la
transparence, loin d’être signe de simplicité, laisse entrevoir dans la
profondeur un mouvement subtil:
«
Du jour où je parvins à
me persuader que je n'avais pas besoin d'être heureux, commença
d'habiter en moi le bonheur ; oui, du jour où je me persuadai que je
n'avais besoin de rien pour être heureux.»
André Gide, Les
Nouvelles Nourritures, NRF, 1935, Livre premier, ch. I.
Calvin et Hobbes nous donnent à leur manière une version du même thème:
Celui qui parvient, comme Hobbes, à mettre au silence la ruche mentale
qui en demande toujours plus et paye pour prix de son avidité la perte
du contact immédiat avec la réalité présente, celui-là sera heureux
parce qu'il sera simplement là, et peut-être ne le saura-t-il pas
vraiment, mais il sera éveillé à côté de celui qui se berce,
douloureusement souvent, dans des rêves illusoires. |
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Bien que je voulais extraire cette seule
phrase
de Gide pour la laisser briller dans sa sobre simplicité, je m'aperçois
qu'il serait quand même trop dommage de ne pas citer, au moins en
partie, le reste du passage qu'elle introduit:
«Il
semblait, après avoir
donné le coup de pioche à l’égoïsme, que j’avais fait jaillir aussitôt
de mon coeur une telle abondance de joie que j’en pusse abreuver tous
les autres. Je compris que le meilleur enseignement est d’exemple.
J’assumais mon bonheur comme une vocation. (...)
Âme naturellement joyeuse, ne redoute plus rien que ce qui pourrait
ternir la limpidité de ton chant.
Mais j’ai compris à présent que, permanent à tout ce qui passe,
Dieu n’habite pas l’objet, mais l’amour; et je sais à présent goûter la
quiète éternité dans l’instant.»
op. cit.
André Gide est un auteur qui m’a accompagné durant plusieurs années, et
qui m’a prêté son courage et sa lucidité quand j’en avais besoin pour
échapper aux pièges dans lesquels je m’étais empêtré. J’avais établi
avec lui cette complicité au-delà du temps, en me laissant être, comme
tant d’autres, ce Nathanaël qu’il invoquait. J’ai suivi même son
dernier conseil, et l’ai laissé, pour poursuivre mon propre chemin,
tout en gardant en moi une reconnaissance muette.
Je l’avais découvert plusieurs années après le bac, en me
remémorant les mots, que j’avais enfouis en moi comme une graine qui
arrivait enfin à maturité, les mots de mon prof de français (il existe
de tels profs, dont l'enthousiasme laisse une empreinte), qui nous
répétait sans cesse ces quelques phrases de l’Envoi de Paludes, et qui
justifient à elles seules tout le livre:
«Avant d’expliquer aux
autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir
l’expliquer d’abord, c’est en restreindre aussitôt le sens; car si nous
savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions
que cela. — On dit toujours plus que CELA. — Et ce qui surtout m’y
intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, — cette part
d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. — Un livre est
toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la
part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. —
Attendons de partout la révélation des choses; du public, la révélation
de nos oeuvres.»
André Gide,
Paludes, Gallimard, 1895.
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L'accueil de ce qui est n'est que la
moitié du chemin, la moitié Yin.
Gide en est un éminent représentant. Une sorte d'ascète de la pensée
honnête. Il n'est pas non plus quelqu'un de simplement passif, bien
sûr. Même si, comme il le dit lui-même, il n'a pas été à proprement
parler un "créateur", il n'a pas fait surgir des mondes, mais n'a
toujours parlé, au fond, que de lui. A l'exception peut-être des
Faux-Monnayeurs, qui est son seul roman, mais qui brille, plus que par
une profusion imaginative, par son éblouissante construction
cristalline. Même s'il ne parlait que de lui, Gide le faisait en
classique, pour qui l'artiste s'efface derrière son oeuvre, et non pas
en romantique. Gide a connu la ferveur, il l'a merveilleusement
chantée, il a connu des extases, surtout dans sa jeunesse, mais il n'a
jamais atteint, autant que je sache, l'éveil tel qu'on en parle dans ce
forum. Il s'en est lui-même rendu compte, et l'a consigné de manière
émouvante, avec son impitoyable honnêteté, dans son Journal, quelques
années avant sa mort:
«Fès,
octobre 1943.
Si Abdallah, converti à l’Islam et sanscrisant, me fait lire les
livres de René Guénon. Que serait-il advenu de moi si j’avais rencontré
ceux-ci aux temps de ma jeunesse, alors que je plongeais dans la Méthode pour arriver à la vie
bienheureuse
et écoutais les leçons de Fichte, du plus docile que je pouvais? Mais,
en ce temps, les livres de Guénon n’étaient pas encore écrits. A
présent, il est trop tard; “les jeux sont faits, rien ne va plus”. Mon
esprit sclérosé se plie aussi difficilement aux préceptes de cette
sagesse ancestrale, que mon corps à la position dite “confortable” que
préconisent les yogis, la seule qui leur paraisse convenir à la
méditation parfaite; et, à vrai dire, je ne puis même parvenir à
souhaiter vraiment celle-ci, cette résorption qu’ils cherchent de
l’individu dans l’Être éternel. Je tiens éperdument à mes limites et
répugne à l’évanouissement des contours que tout mon éducation prit à
tâche de préciser. Aussi bien le plus clair profit que je retire de ma
lecture, c’est le sentiment plus net et précis de mon occidentalité; en
quoi, pourquoi et par quoi je m’oppose. N’importe! Ces livres de Guénon
sont remarquables et m’ont beaucoup instruit, fût-ce par réaction.
J’admets volontiers les méfaits de l’inquiétude occidentale, dont la
guerre même reste un sous-produit; nais la périlleuse aventure où nous
nous sommes imprudemment lancés valait la peine qu’elle nous coûte,
valait la peine d’être courue. A présent, du reste, il est trop tard
pour reculer; nous devons la mener plus avant, la mener jusqu’au bout.
Et ce “bout”, cette extrémité, je tâche de me persuader que c’est Dieu,
fût-il atteint par notre ruine. Il faudrait sans doute la “position
confortable” pour mener à maturité cette pensée. En attendant, je
persévère dans mon erreur; et je ne puis envier une sagesse qui
consiste à se retirer du jeu. Je veux “en être” et dût-il m’en coûter.»
Encore une fois, la lucidité et le courage sont au rendez-vous.
Assortis d'une utile mise en garde contre la tentation de chercher
refuge dans une quiétude à l’abri de l’implication dans la réalité du
monde, à l’abri de la responsabilité même.
Gide n'a malheureusement pas perçu que le chemin qu'il entrevoyait
n'impliquait pas de renoncer à l'individu, mais à ce à quoi l'individu
s'identifie, à ce qui l'emprisonne. Ironie du sort: celui qui, en
traquant tout au long de son oeuvre avec tant de précision
l'individuel, a exprimé l'universel, n'a pas accédé lui-même, dans sa
propre conscience, à travers son propre noyau individuel, à l'universel. |
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