Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté par
joaquim
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L'acte créateur
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L’art est irréductible à toute pensée
prédatrice
qui prétendrait s’en emparer ou à un but “supérieur” qui prétendrait
l'asservir. L'art n'est au service de rien d'autre que de lui-même. Il
exige que l’artiste se soumette à ce qu’il a à exprimer. Il est
humilité face à ce qui est, au même titre que la science. Chacune dans
son domaine: l’homme de science (au contraire du technicien) ne cherche
pas à mettre la nature à son service, il l’interroge, et écoute, en
silence, pour ne pas la troubler, ce qu’elle dit. Ce qu’il désire se
tait devant ce qu’elle manifeste. L’artiste fait de même face à ce qui
parle en lui. Il ne s’en empare pas, il ne le force pas, sous peine de
le dénaturer, il s’en fait vecteur. Il peut l'exprimer dans mille
formes différentes, dont chacune n'est de l'art que si la volonté de
dire laisse le pas à la nécessité de ce qui se dit. J’aime beaucoup ces
phrases de Proust:
«Une
oeuvre où il y a des théories est
comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette
dernière ne fait-elle qu’une valeur qu’au contraire, en littérature, le
raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde,
chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une
impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation,
à l’expression.» Le Temps Retrouvé, folio, p. 189.
L’artiste est le serviteur de ce qu’il a à dire. Et ce qu’il a à dire,
il ne saurait le dire autrement qu’à travers l’art. La forme est
essentielle dans l’art, car c’est elle qui accouche du contenu. Un
contenu qui adhère si parfaitement à la forme qu'il ne saurait être
exprimé d'aucune autre manière. L’art est expression de soi parce que
le soi s’y exprime sans se posséder, parce qu’il se plie à la nécessité
de la forme, et que l’expression aboutie naît de son humilité face à ce
qui l’habite. |
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On a trop facilement tendance à penser que
ce
que l’on dit serait plus important que la manière dont on le dit, que
le fond compterait plus que la forme. Or, il me semble qu’il n’en est
rien, et qu’à l’exception de la simple transmission d’information,
c’est le contraire qui est vrai: la forme compte beaucoup plus que le
fond. Le fond, c’est ce qu’on veut
dire, c’est le message qu’on veut faire passer, mais c’est cela
justement qui est éminemment expression de l'ego. Au contraire, ne pas
vouloir à tout prix faire passer un message, mais aider ce qui remue en
soi à trouver la forme qui lui convienne, faire confiance à ce qui
grandit en soi sans chercher à le forcer à tout prix; laisser les
choses, les faits, les mots, les couleurs, les sons, se dire,
s’astreindre à ne pas les contraindre mais leur permettre de délivrer leur
message, c’est de la science, de la littérature, de la peinture ou de
la musique. Tout le reste n’est que gribouillis, bruits et bavardage. A
moins que ce bavardage se mette au service d’un art plus haut: la
construction d’une relation personnelle. Mais alors, il ne s’agirait
plus de dire des choses, mais de se
dire, de se
dévoiler dans une relation de personne à personne.
J’aimerais illustrer cette problématique du fond et de la forme par un
exemple concret. Voici deux séries de graffitis, dans chacune
desquelles l’auteur a simplement écrit son propre nom (ou un nom de
code?): YOWIN pour le premier, et NETZ pour le second. Le fond du
message est identique dans les deux cas, c’est une signature, qui veut
dire à peu près ceci: “Regardez!, c’est moi!, j’existe!”:
Graffitis de YOWIN
Graffitis de NETZ
Ce qui distingue avant tout ces deux séries, c’est que YOWIN n’a
accordé aucune importance à la forme (à l’exception de son dernier
graffiti), alors que NETZ lui a apporté les plus grands soins. Et
l’important, ce n’est pas que le message de NETZ soit plus beau sur le
plan artistique que celui de YOWIN. C’est bien plutôt que NETZ a dû
effectuer une démarche pour donner forme à son message, alors que YOWIN
n'a fait rien d'autre qu'écrire son nom. Il a ensuite probablement
continué sa route, satisfait, sans avoir été transformé en rien par son
acte. NETZ, par contre, lui, a dû lutter avec les formes, avec les
couleurs, avec le froid peut-être, avec la peur, que sais-je. En tous
cas, sa démarche l’aura contraint à se mouiller, à sortir du confort de
son quant-à-soi, pour surgir dans une présence aux choses, auxquelles
il lui aura fallu se frotter, et qui lui auront permis non pas
seulement de se dire, mais aussi de se découvrir en accouchant, à
travers son oeuvre, de lui-même.
Voici un autre exemple, dont le message de base est exprimé
littéralement dans le premier, alors que les trois autres le font avec
un grand souci de la forme:
Graffitis "J’emm. la
police"
Là aussi, le message que les taggeurs auront voulu délivrer
vieillira, perdra de son actualité et peut-être même n’y adhéreront-ils
plus quelques années plus tard; mais ceux qui se seront mesuré à la
forme auront grandi à travers leur acte, auront acquis à la fois des
compétences, et aussi - et surtout - auront découvert quelque chose sur
eux-mêmes. Pas des informations, mais ils auront exploré des régions
intérieures, ils auront élargi leur horizon, ils auront brisé quelques
barreaux de la prison que chacun constitue à soi-même - parce qu’ils
seront entrés en relation vivante avec la matière, avec la réalité,
avec la forme.
C’est à peu près le même thème qu'éclairent ces magnifiques phrases d’Alain Cugno:
«Nous
ne savons pas quelles questions et quelles difficultés les hommes qui
ont peint les grottes de Lascaux s’efforçaient de résoudre. Nous ne les
comprendrions peut-être même pas. Le saurions-nous que notre rapport
aux oeuvres n’en serait pas profondément affecté (moins en tout cas que
si, par exemple, il était avéré que ce sont des faux fabriqués au XXe
siècle). Mais c’est bien parce
que ces hommes s’affrontaient à quelque chose d’indicible
que les oeuvres ont été produites, et qu’elles l’ont été ainsi».
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