Regards sur l'éveil
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Posté du 9
août 2004 au par joaquim
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Le paradoxe de l'éveil
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Je vous invite à regarder tout d’abord la
petite
B.D. de Calvin et Hobbes (Bill Watterson, Calvin et Hobbes, vol 18,
Gare au Psychopathe à rayures!, p. 15):
Sans chercher à prôner une quelconque misogynie,
je trouve que Calvin exprime dans la 3ème case un très joli paradoxe.
Le problème qu’il pose est de s’interroger si les fourmis peuvent
réaliser la condition misérable qui est la leur, et répond non
puisqu’il leur manque juste ce qu’il faudrait d’intelligence pour y
parvenir.
Il aurait pu dire que les fourmis sont trop bêtes pour se rendre
compte de leur condition misérable, et que cette condition ne lui
apparaît qu’à lui, Calvin, mais qu’elles-mêmes, dans leur vision du
monde construite par leur intelligence limitée, seraient tout-à-fait
satisfaites. S’il l’avait dit comme cela, il aurait séparé deux niveaux
de lecture, celui de la fourmi et le sien, et il n’y aurait eu aucun
paradoxe.
Or il prétend que les fourmis auraient juste assez d’intelligence
pour se rendre compte de leur condition misérable, mais pas assez
néanmoins pour le faire pleinement; il ne poursuit pas le raisonnement,
mais celui-ci se continuerait logiquement en disant que si elles
avaient assez d’intelligence pour le faire, à ce moment-là... leur
condition ne serait plus misérable.
C’est là qu’intervient le paradoxe, qui surgit en raison du
caractère insoluble du problème posé. En effet, la fourmi n’a aucune
possibilité de trouver la solution du problème - se rendre compte
vraiment de sa condition misérable - car dès lors qu’elle serait
capable de le faire, sa condition ne serait plus misérable.
Ce paradoxe en est un, car il décrit le passage d’un état à un
autre sans qu’aucune passerelle entre les deux ne puisse être détectée.
Il est impossible, sur le plan formel, que la fourmi devienne assez
intelligente pour se rendre compte de sa condition misérable, car le
cas échéant, sa condition misérable n'existerait plus.
Mais ce paradoxe n’est pourtant pas une simple construction de
l’esprit, sans consistance réelle. C’est une illustration parfaite du
paradoxe de l’éveil. En effet, la conscience enfermée en elle-même a le
vague sentiment d’être enfermée en elle-même, mais rien de ce qu’elle
découvre en elle ne lui permet de sortir d’elle-même. Il lui est
strictement impossible à elle seule de sortir d’elle-même, au même
titre qu’il est impossible de se soulever soi-même par les cheveux.
Pour la faire passer d’un état à un autre, il faut l’intervention de
quelque chose se situant en même temps sur ces deux niveaux sans
contact aucun entre eux, quelque chose qui se situe donc hors du monde
manifesté, et qu’on peut appeler la grâce.
La grâce, en initiant l’éveil, illustre le même problème que le
paradoxe de Calvin, puisqu’elle ne résout pas le problème
(l’enfermement de la conscience en elle-même) en y répondant, mais en
l’annulant, car après son intervention, la conscience qui se sentait
enfermée n’existe tout simplement plus. |
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"La
victime de manipulation n'est plus victime dès lors qu'elle prend
conscience qu'elle en est victime..." (Sika)
Voici un exemple ce de dilemme à propos du
marketing (qui vend de l’illusion), très joliment résolu par le
Syndicat des eaux d’Ile de France. Cette affiche fait faire au
marketing un retour sur lui-même qui l’annule.
En lisant cette affiche publicitaire, n’a-t-on pas l’impression de
passer au travers, et de voir se dissoudre l’essence même de la
publicité? Un masque nous est présenté comme tel, et dès que nous le
voyons, nous touchons du vrai. C’est déjà un petit éveil. Non pas hors
de l’Illusion, mais hors de l’illusion du marketing. :wink:
Juste pour le plaisir, parce que ça fait du bien d’ouvrir les yeux:
En disant qu’elle n’est pas moins chère, elle dit qu’elle est moins
chère non pas en l’affirmant, mais en démasquant le débat poudre aux
yeux que le marketing entretient autour du prix, et dont il est le
premier responsable, bien plus que le produit lui-même qu’il vend. Elle
se positionne dans le débat prix non pas en renchérissant à la baisse,
mais en dévoilant son inanité.
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Lorsque
l’eau du robinet dit qu’elle n’est pas
moins chère, elle dit dans un sens quelque chose de faux, puisqu’elle
est réellement moins chère. Et pourtant elle dit en même temps quelque
chose de vrai, mais à un autre niveau, dans la mesure où en disant
cela, elle perce à jour le fonctionnement du marketing, qui déploie une
guerre autour du prix totalement pervertie, puisque c’est la guerre
elle-même qui contribue au prix bien plus que le produit de base,
lequel, comme l’eau du robinet l’affirme dans la deuxième phrase, ne
coûte presque rien. Elle refuse d'entrer dans le jeu du manipulateur,
c'est-à-dire dans un espace piégé dont lui-même a défini les termes, en
montrant que la définition même des termes est pervertie: la publicité
se fait à grand renfort de soldes et de prix cassés, définissant ainsi
un espace concurrentiel à l'intérieur duquel le prix serait un argument
de vente; or l'eau du robinet vient casser cet espace concurrentiel
piégé en refusant d'entrer dans ce
débat ("elle n'est pas moins chère"), tout en montrant le non-sens de
cette concurrence qui n'est qu'un jeu de dupes ("elle est 100 fois
moins chère").
Pour établir un parallèle avec la manipulation, le manipulateur définit
toujours le niveau de la discussion, à l’intérieur duquel il piège sa
victime. Le niveau qu’il défini en général est le niveau commun accepté
par chacun, à savoir la bonne foi mutuelle des interlocuteurs. La
victime se retrouve inévitablement piégée, car elle seule respecte les
règles de la bonne foi. Et le persécuteur a beau jeu, lorsque la
victime tente de riposter, de lui rappeler les règles communément
acceptées, et d'utiliser la bonne foi de celle-ci comme une arme contre
elle-même pour la culpabiliser et reconduire l’enfermement. Ce n’est
que lorsque la victime se dégage de ce niveau piégé, lorsqu’elle
n’argumente plus à l’intérieur de l’espace défini par le manipulateur,
mais qu’elle embrasse la situation d’un regard extérieur (l’aide d’une
tierce personne est souvent nécessaire pour cela), qu’elle perce à jour
les manoeuvres du manipulateur et retrouve sa légitimité à dire non
sans se culpabiliser.
Voici un petit texte que j'ai trouvé sur le net et qui en donne une
illustration:
« Une forme de message paradoxal consiste à semer le doute sur des
faits plus ou moins anodins de la vie quotidienne. Le partenaire finit
par être ébranlé et ne sait plus qui a tort et qui a raison. Il suffit
de dire par exemple qu'on est d'accord sur une proposition de l'autre
tout en montrant, par des mimiques, que ce n'est qu'un accord de
façade. » source: http://www.harcelement.org/article82.html
Si la victime reproche au manipulateur son double-langage, celui-ci a
beau jeu de se moquer d’elle, d’en appeler à son sens de l’équité, et
de la culpabiliser. Ce n’est qu’en s’élevant à un niveau supérieur,
au-dessus du champ défini par le manipulateur, c’est-à-dire en mettant
en cause les règles qui définissent l’échange, ces règles qui sont
tacitement acceptées parce que normalement respectées par chacun, et en
réalisant que le manipulateur ne fait que feindre de les respecter,
tout en les détournant à son profit pour écraser l'autre, que la
victime pourra lui échapper.
On
ne peut pas dire de manière absolue que telle
chose serait bien et telle autre mal. En tout cas pas en se plaçant à
l’extérieur de l’action, dans la position d'un juge neutre. Mais vu de
l’intérieur, on peut
tout-à-fait légitimement (on doit
même le faire) agir en étant convaincu de faire le bien. Cette
conviction ne s’obtient pas par le détour d’un jugement extérieur, mais
en écoutant la voix de sa conscience. Dans l’intimité de notre propre
solitude, lorsqu’on ose regarder la réalité en face et dire “oui, cela
est”, on fait un acte de présence dont l’intensité libère l’impulsion
naturelle et spontanée à agir, à accomplir une action qui sera
nécessairement bonne. Ses conséquences ne seront pas nécessairement
"bonnes" (selon un jugement extérieur), mais elle-même sera bonne parce
qu'elle exprimera du vrai.
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Lorsque
j’ai rédigé l’article sur la BD de
Calvin, je n’y avais pas perçu la manipulation, mais un paradoxe qui me
semblait bien illustrer l’éveil. Mais vous avez raison, ce qui fait
obstacle à l'éveil à quelque chose à voir avec la manipulation. Ce qui
n’est pas étonnant d’ailleurs, car
l’enfermement dans l’ego est le motif source de toute manipulation. Il
ne peut y avoir enfermement et manipulation qu’à partir du moment où il
y a possibilité d’exprimer deux messages contradictoires en même temps.
Cette “capacité” est apparue sur la terre avec l’apparition du langage
humain. Ce n’est qu’à partir du moment où les êtres humains ont
commencé à parler qu’ils ont pu créer une réalité virtuelle exprimée
par le langage, qui pouvait soit correspondre à la réalité extérieure,
soit en différer. Dès le moment où la réalité exprimée différait de la
réalité tout court, elle créait un espace virtuel propre à l'individu,
où il était seul maître, mais totalement isolé: l’ego. Il faut pouvoir
mentir et “se” mentir pour avoir un ego, et pour cela il faut disposer
du langage.
Lorsque les deux réalités entrent en conflit, celle de l’ego et La
réalité, il y en a nécessairement une de trop. L’ego essaie alors
désespérément de nier l’autre, la vraie réalité, car elle lui conteste
non seulement son pouvoir, mais sa réalité même, et représente dès lors
un danger vital pour lui. Sa propre réalité égoïste devient alors la
loi qui seule compte, et il cherche à l'imposer autour de lui, afin de
se rassurer et de se convaincre de sa validité. Il ne peut bien sûr pas
assujettir la matière à sa loi (elle résiste!), mais il peut asservir
d’autres conscience à la sienne, et enfler ainsi l'illusion de sa
propre réalité. Mais c’est une entreprise sans fin, éternellement à
recommencer, car la puissance qu’il acquiert ne confère pas à son ego
une pleine réalité, mais enfle encore et toujours une image, de sorte
qu'il est contraint de recruter toujours de nouvelles victimes pour
éviter la déflation de son ego. Cette situation-là, c’est celle de
l’ego débridé, de l’ego auquel la personne devenue perverse (on parle
de pervers narcissique) a laissé libre cours pour prendre tout pouvoir
sur elle, et à travers elle sur autrui.
Mais même si tout un chacun ne devient pas un manipulateur pervers
(quoiqu'il n'y ait personne qui n’ait jamais manipulé...), l’ego, de
par sa nature, exerce déjà sur la conscience la même emprise que le
manipulateur sur sa victime.
"Cependant,
même avec une aide extérieure, ce n'est pas toujours simple pour la
victime de voir la réalité. Et cela rejoint ce fameux préalable qui
consiste à dire : "Oui, cela est" pour pouvoir dire "Non, je n'en veux
plus".
Mais
la douleur qui serait éveillée en acceptant cette réalité est, sans
doute, ce qui perpétue l'aveuglement." (Sika)
On
peut reprendre ces phrases mot pour mot pour
les appliquer à la conscience qui cherche à échapper à l’emprise de
l’ego. Même complicité avec son persécuteur, même peur de se retrouver
seule face à son propre vide, même peur d’abandonner cette sécurité
faite d’habitude que constituent les barreaux de la prison pour se
lancer dans l’inconnu, c’est-à-dire dans soi-même. Dans ce sens, je
m'aperçois que waxou a quand même raison lorsqu’il parle d’abnégation
complice de la victime.
Il y a effectivement beaucoup d’exemples où la victime refuse de
renoncer à son persécuteur, et même s’offre à lui corps et âme.
L’exemple le plus frappant est l’endoctrinement dans les sectes. Malgré
les efforts déployés par leurs proches qui tentent de leur ouvrir les
yeux, il est bien souvent impossible de soustraire ces victimes à
l’emprise sectaire, car elles considèrent ce qui les aliène comme leur
bien le plus précieux (et c'est compréhensible, puisqu'elles sont
précisément aliénées). Comme on l’est par notre ego. Et la sortie ne
peut se faire dans chacun des cas que par un éveil, ou un réveil.
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Paradoxe de l'éveil (bis)
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Voici un autre paradoxe sur l'éveil que
Calvin nous livre, mine de rien (cliquez sur
l'image pour l'agrandir).
Il y a derrière ce petit gag un jeu extrêmement subtil
d’accomplissement qui est celui du cheminement vers l’éveil. On se met
en marche, pour toutes sortes de mauvaises raisons. Mais ce qui compte,
c’est qu’on se mette en marche. Comme Calvin. Ce qu’il a en tête, c’est
d’échapper à son devoir. Mais il n’en reste pas là, il donne corps à
son désir. Il pousse son désir d’échapper à son devoir jusqu’à un
certain point, jusqu'à une forme d'impasse, car toutes les belles idées
qu'il concocte ne lui permettront pas pour autant d'y échapper. Et
pourtant, d'une manière qu'il n'avait pas prévue (ni nous non plus)
elles lui permettent bel et bien d'y échapper, parce que, sans s’en
rendre compte, tout en cherchant à y échapper, il l’a fait. Il a
répondu à la question de la maîtresse, il a pondu un texte décrivant ce
qu’il voulait devenir plus tard. Et c'est cela justement qu'il devait
faire.
Mais il n’a pas encore réalisé qu’il était arrivé. Il attend encore
de trouver ce qu’il cherche, c’est-à-dire échapper au devoir, et il ne
perçoit pas qu’il a déjà échappé au devoir, puisqu’il l'a accompli. Il
lui reste à faire l’expérience “aha!”. Si l’on transpose cet exemple
sur l’éveil, Calvin se trouve à la porte de ce que luz-azul a nommé la
première étincelle.
Celle-ci surgit subitement comme une évidence, après qu'on ait plus ou
moins longtemps erré; elle transforme tout, et en même temps ne
transforme rien, car elle ne change rien à ce qui est, elle donne
simplement à voir ce qui est. Et c'est cela qui change tout.
La seule chose capitale, la seule chose qu'on ait à faire, c'est de se
mettre en route; c’est cela qui fait tout. Le reste n'est rien de plus,
ce n'est que le “rien” de la grâce.
L’éveil serait donc l'aboutissement d’un cheminement personnel?
Jusqu'à un certain point, oui. Tout est en place, et pourtant tout
manque encore. Le retournement, l’expérience “aha!”, l’étincelle, elle,
est dans la main de Dieu. Et pourtant, Dieu n’intervient pas dans la
liberté de l’homme, il ne modifie rien. Il laisse simplement voir à
l’homme ce qu’il est. Qui il est et qui Il est.
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L’enfermement en soi-même peut prendre une
forme
très subtile, dont la plus troublante est celle qui se produit lorsque
l'on croit justement échapper à l’enfermement. Comme le décrit très
bien Daniel Odier
à partir de sa propre expérience, toute expérience de désappropriation,
survenue initialement de manière tout-à-fait inattendue, comme un pur
effet de la grâce, devient aussitôt enfermement dès lors qu’on cherche
à la reproduire délibérément:
«Quand
j’entrais en Samâdhi en
présence de Kalou Rimpoché ou de Devî, c’était comme si leur présence
me tirait vers l’état manifesté par leur coeur-espace. Puis je fus
capable de me mettre moi-même dans cet état. Je commençais à jouer avec
ça, me mettant en samâdhi à tout bout de champ. Devî me dit de ne pas
faire ça, que ce n’était pas un jeu, que ma pratique devenait vulgaire,
qu’il fallait attendre que cela se fasse tout seul.
Le samâdhi est une grâce, ce n’est pas un objet de consommation.
C’est très difficile car, dès que notre corps a enregistré comment cela
fonctionne, l’immobilité, la quasi-absence de respiration, comme si la
peau respirait, nous essayons de reproduire le samâdhi. Alors cela
devient artificiel et, très vite, c’est l’enfermement. Chaque fois que
Devî me voyait fabriquer du samâdhi, elle faisait exprès de
m’interrompre jusqu’à ce qu’enfin je fasse l’expérience de ne plus le
rechercher et d’avoir la surprise de la grâce.»
Daniel Odier,
L’Incendie du Coeur - Le Chant tantrique du Frémissement, Ed. Le Relié,
2004, p. 103.
On ne peut jamais sortir de soi-même par ses propres forces. On ne
peut que s’ouvrir à la grâce, et c’est elle qui nous sort de la prison
de nous-mêmes. La petite B.D. suivante nous montre Calvin enfermé sans
le savoir dans son propre monde, sans possibilité par lui-même d’en
sortir:
Calvin se retrouve enfermé dans une certaine conception de la
puissance de conviction, et plus il cherche à être convaincant, plus il
en rajoute, et plus il s'enferme dans une impasse. Seule une autre
personne pourrait le rendre attentif à l’enfermement dont il est
l’objet, et lui permettre ainsi de se décentrer par rapport à lui-même,
pour enfin, en adhérant moins à lui, devenir plus libre. En fait, je
pense que l’Autre représente la voie royale pour sortir de soi-même, et
on peut bien voir dans chaque conscience humaine que l’on croise la clé
qui peut nous ouvrir la prison dans laquelle nous sommes chacun
enfermés, et nous faire accéder à notre vraie humanité. |
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