Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté
par joaquim
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Savoir
et comprendre |
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«Je
me souviens d’avoir entendu dire, quand j’étais enfant, qu’autrefois il
était encore possible à un “savant” de connaître tout ce qui était connu.
Aujourd’hui, ajoutait-on, tant de choses sont connues qu’une vie
d’homme ne permet pas d’en apprendre plus qu’une fraction minuscule.
J’en fus surpris, pour ne pas dire déçu. En réalité, je refusais de
croire ce qu’on me disait, sans vraiment pouvoir justifier mon
incrédulité. Je savais simplement que je ne voulais pas qu’il en soit
ainsi et j’enviais les érudits du temps jadis.
Mon ambition n’était pas de garder en mémoire tout ce qui est écrit
dans les encyclopédies; bien au contraire, j’avais horreur d’apprendre
“par coeur”. Ce n’est pas sur ce mode-là que je m’imaginais qu’il était
possible de connaître toutes les choses connues. Apprendre qu’il se
publie chaque jour plus de textes qu’il est possible à un seul homme
d’en lire pendant toute une vie ne m’aurait pas plus découragé que
d’apprendre qu’il existe plus de 600'000 espèces de coléoptères; je
n’avais nullement l’intention de suivre le vol de chaque moineau.
D’ailleurs, je ne m’imaginais pas que les savants d’autrefois aient
connu tout ce qui était connu, de cette façon-là. Je me faisais une
idée beaucoup plus exigeante de ce qu’il faut entendre par “connaître”.
Pour moi, “connaître”, voulait dire “comprendre”. (...)
Prenons un exemple: personne n’est capable de retenir toutes les
données d’observation relatives à un domaine donné, même aussi limité
que celui du mouvement des planètes; mais nombreux sont en revanche les
astronomes qui de ce mouvement comprennent
tout ce qui est compris. (...)
Certains philosophes – certains scientifiques également – tiennent pour
négligeable le rôle de l’explication en science. L’objectif essentiel
de toute théorie scientifique n’est pas, selon eux, d’expliquer, mais
de prédire le résultat des expériences; le contenu d’une théorie réside
entièrement dans ses formules et leur pouvoir de prédiction. (...)
Prétendre qu’une théorie scientifique a comme objectif la
prédiction, c’est confondre la fin et les moyens. C’est comme de dire
qu’un engin spatial a pour objectif de brûler du carburant, alors que
ce n’est qu’un des moyens utilisés par l’engin pour réaliser son
véritable objectif: transporter sa cargaison d’un point de l’espace à
un autre. De même, passer le test de la vérification expérimentale
n’est que l’une des nombreuses choses que doit accomplir une théorie
scientifique en vue de réaliser son véritable objectif qui est
d’expliquer le monde. Je l’ai dit, c’est comprendre (et non savoir, ou
décrire), qui m’intéresse. (...)
On a tendance à se représenter la croissance du savoir scientifique
comme un énorme banquet comportant une liste de plats d’une longueur
surréaliste, en sorte qu’il est impossible à un seul et même individu
de goûter chacun des mets, encore moins d’apprécier à sa juste valeur
le savoir-faire du chef. Mais l’explication est une nourriture d’un
genre particulier: il n’est pas forcément plus difficile d’en avaler
une grosse portion qu’une bouchée. Car il arrive qu’une théorie soit
remplacée par une autre qui, outre qu’elle explique plus de choses, de
façon plus précise, est aussi plus facile à comprendre; dans ce cas, on
comprend plus de choses plus facilement. C’est ce qui s’est produit
lorsque la théorie héliocentrique de Copernic est venue se substituer
au système plus complexe de Ptolémée qui supposait que la Terre
occupait le centre de l’univers. Il arrive aussi que la nouvelle
théorie soit une simplification de celle qu’elle a remplacée, comme ce
fut le cas lorsque la numérotation arabe (décimale) a remplacé les
chiffres romains. (...) Il arrive aussi que la nouvelle théorie réalise
l’unification de deux théories anciennes, conduisant à une meilleure
compréhension; c’est ce qui s’est passé lorsque Faraday et Maxwell ont
unifié les théories de l’électricité et du magnétisme en une seule
théorie électromagnétique. (...)
Il est vrai que souvent les anciennes théories, lorsqu’elles sont
englobées dans de nouvelles, ne disparaissent pas complètement. Les
chiffres romains sont encore utilisés de nos jours dans certaines
circonstances. Certes, personne n’utilise plus les techniques
maladroites permettant d’obtenir CCCXXIII comme résultat de la
multiplication de XIX par XVII; mais il existe encore des gens,
certains historiens des mathématiques par exemple, capable de les
comprendre et de les utiliser. Faut-il en conclure que l’on ne comprend
pas “tout ce qui est compris” si l’on ignore la numérotation romaine et
les arcanes de l’arithmétique qui lui est associée? Evidemment non. Un
mathématicien moderne qui n’aurait jamais entendu parler des chiffres
romains, possède néanmoins une compréhension complète des mathématiques
qui lui sont associées. Apprendre la numérotation romaine ne lui
procurerait aucune compréhension supplémentaire; il augmenterait
simplement sa connaissance des faits, en l’occurrence des faits
historiques et des propriétés d’une classe bien définie de symboles; en
aucune façon, il n’acquerrait une nouvelle connaissance des nombres en
eux-mêmes. (...)
En insistant comme je le fais, sur la distinction entre comprendre
et savoir, je n’entends nullement sous-estimer l’importance de
l’information simplement enregistrée, sans objectif d’explication. Il
va de soi que l’information joue un rôle essentiel aussi bien dans la
reproduction des micro-organismes (elle est stockée dans les molécules
d’ADN) que dans la pensée humaine la plus abstraite. Sur quoi se fonde
la distinction entre comprendre et “simplement” savoir? (...) Dans la
pratique, la différence est facile à saisir. Nous savons très bien
quand nous ne comprenons pas une chose pour laquelle nous disposons
pourtant d’une description précise (par exemple l’évolution d’une
maladie bien répertoriée mais d’origine inconnue); nous sentons bien
qu’une explication aiderait à comprendre. Il est en revanche difficile
de donner des mots “expliquer” et “comprendre” une définition précise.
De façon vague, on peut dire que ces mots ont trait au “pourquoi” plus
qu’au “comment” des choses, à leur mécanisme interne, à leur essence,
plus qu’à leur simple apparence; ils font référence à ce qui doit être
et pas seulement à ce qui se trouve être, à des lois de la nature plus
qu’à des recettes. De plus, tous ces mots sont connotés du côté de la
cohérence, l’élégance, la simplicité, opposés à l’arbitraire et à la
complication, même si aucun de ces mots n’est, à son tour, facile à
définir. Quoi qu’il en soit, comprendre est une des fonctions
supérieures de l’esprit et du cerveau humains, une fonction que l’homme
est seul à posséder. D’autres systèmes physiques – le cerveau des
animaux, les ordinateurs et certaines classes de machines – sont
capables d’assimiler des faits et de les transformer. Mais rien jusqu’à
présent, si ce n’est le cerveau humain, n’est capable de comprendre une
explication – et même d’en ressentir le besoin. (...)
[Voici] un autre des attributs du mot “comprendre”: il est possible
de comprendre une chose sans la connaître et même sans en avoir jamais
entendu parler explicitement. Le paradoxe n’est qu’apparent car une des
caractéristiques essentielles des explications générales et
fondamentales est qu’elles s’appliquent à la fois à des situations
familières et à des situations qui ne le sont pas. Un mathématicien
moderne rencontrant pour la première fois la numération romaine peut ne
pas s’apercevoir tout de suite qu’il la comprend déjà; mais s’il
s’initie un peu à cette numération et replace les rudiments acquis dans
le cadre de sa compréhension générale des mathématiques, il verra,
rétrospectivement, qu’il n’y a là en fin de compte rien de nouveau.
(...)
Bien que le stock des théories existantes ne cesse de faire boule
de neige, tout comme d’ailleurs le stock des faits enregistrés, la
structure de l’ensemble ne devient pas pour autant plus difficile à
comprendre. En effet, les théories particulières qui deviennent de plus
en plus nombreuses et détaillées, ne cessent dans le même temps de
“rétrograder”; des théories plus fondamentales et plus générales
reprenant à leur compte la compréhension dont elles sont porteuses. Par
“plus fondamentales”, il faut entendre que chacune d’entre elles
explique à elle seule plus de choses que n’en expliquaient celles qui
l’ont précédée, même combinées entre elles.
Autrefois, pour construire un édifice important, un pont ou une
cathédrale, on embauchait un maître d’oeuvre qui savait comment rendre
un édifice solide et stable à moindre coût et avec le minimum d’effort.
Le maître d’oeuvre d’alors n’aurait pas su exprimer son savoir dans le
langage des mathématiques ou de la physique, comme c’est le cas de nos
jours. Son savoir reposait sur un complexe d’intuitions, d’habitudes et
de règles empiriques qu’il avait apprises lors de son apprentissage et
qu’il avait éventuellement perfectionnées au fur et à mesure qu’il
acquérait de l’expérience. Même dans ces conditions, on peut dire que
ces intuitions, habitudes et règles empiriques constituaient de
véritables “savoirs”, explicites et non explicites, et qu’elles
renfermaient réellement un certain savoir dans ces disciplines qui
portent aujourd’hui le nom d’architecture ou de techniques de
l’ingénieur. C’est d’ailleurs en raison de ce savoir qu’on engageait le
maître d’oeuvre, même si ce savoir, à l’aune de celui d’aujourd’hui,
peut sembler imprécis et d’application réduite. On oublie trop souvent,
lorsqu’on admire les monuments anciens, qu’on ne voit jamais que ceux
qui ont survécu. La plupart des édifices bâtis au Moyen-Âge (ou avant)
se sont écroulés, souvent peu de temps après avoir été construits. Ce
fut particulièrement le cas des édifices à caractère novateur. Il était
d’ailleurs admis qu’innovation et risque de catastrophe étaient
synonymes, en sorte que les bâtisseurs ne s’écartaient que rarement des
techniques et des plans que la tradition avait validés. Aujourd’hui, au
contraire, il est rare qu’un édifice – même s’il ne ressemble à rien de
ce qui a été construit auparavant – s’effondre du fait d’un défaut de
conception. (...)
Le progrès du Moyen-Âge à nos jours n’est pas le résultat d’une
accumulation de théories du même type que celles dont disposaient les
bâtisseurs d’autrefois. Notre savoir actuel n’est pas simplement plus
vaste; il est structurellement différent: les théories modernes sont à
la fois moins nombreuses et plus générales, plus fondamentales. A
chaque situation que le maître d’oeuvre d’autrefois était susceptible
de rencontrer – par exemple déterminer l’épaisseur d’un contrefort –
correspondait une règle empirique qui, appliquée à d’autres situations,
aurait produit des catastrophes. Aujourd’hui, il existe une théorie
suffisamment générale pour pouvoir s’applique à toutes sortes de
matériaux et dans des situations totalement nouvelles: sur la Lune,
dans l’eau, que sais-je encore! Cette théorie tient sa généralité de ce
qu’elle repose sur des explications fondamentales du comportement des
matériaux. (...)
La réponse à la question de savoir s’il est devenu plus difficile
de comprendre tout ce qui est compris dépend donc du résultat de la
compétition entre deux effets contraires: l’extension
sans cesse croissante du domaine des théories d’une part (qui tend à
augmenter la difficulté à tout comprendre), et leur caractère de plus
en plus fondamental,
de
l’autre (qui tend à diminuer la difficulté). Une des thèses soutenues
dans cet ouvrage est que l’effet lié à l’approfondissement des théories
de plus en plus fondamentales est en train, lentement mais sûrement, de
l’emporter. Autrement dit, la proposition que je refusais d’accepter
lorsque j’étais enfant est fausse et c’est pratiquement l’inverse qui
est vrai. La perspective d’un état de choses où une seule et même
personne pourrait comprendre tout ce qui est compris, loin de
s’éloigner, se rapproche de plus en plus.
Ce qui ne veut pas dire que nous allons bientôt tout
comprendre. Il s’agit là d’une autre question. Je ne crois pas que nous
soyons, et serons jamais, à la veille de tout comprendre, au sens de
comprendre tout ce qui
existe. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de
comprendre tout ce qui
est compris. Possibilité qui dépend plus de la structure
de notre savoir que de son contenu.»
David Deutsch,
L’Étoffe de la Réalité, Ed. Cassini, Coll. Le sel et le fer, 2003
(trad. de l’anglais), pp. 1-20. |
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