Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté
par joaquim
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Perdre l'éveil ?
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Dire qu’on ne pourrait plus perdre l’éveil,
cela
voudrait dire que l’on serait devenu Dieu. C’est vrai, c’est bien ce
qui se passe au cours de l’éveil, et Dieu est effectivement notre seule
nature véritable. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’on demeure des
êtres de langage, immergés dans la dualité, traversés de désirs et de
passions, et qu’à ce titre, on n’est pas Dieu, mais qu'on s’ouvre à
Dieu. On demeure libres de nos propres limitations aussi longtemps
qu’on les voit et qu’on les accepte comme des vagues qui vont et
viennent, autrement dit aussi longtemps que nous ne nous identifions
pas à elles; pourtant, je crois, la possibilité d’une identification
demeure toujours, et plus particulièrement, dirais-je, lorsqu’on s’en
croit à l’abri.
Pour ma part, lorsque j’ai connu l’éveil, il m’apparaissait
impossible de le “perdre”, exactement de la même manière qu’il
m’apparaissait auparavant impossible que “je” puisse devenir autre.
Quand on est dans l’ego, on peut mettre tout en question, mais on croit
savoir de manière absolue “qui” on est, et on est convaincu que jamais
ce qui constitue le coeur même de notre sentiment d’identité ne pourra
changer, sans qu’alors on ne devienne par là-même quelqu’un d’autre. Et
pourtant, c’est ce qui se passe dans l’éveil: "Je est un Autre"
nous explose au visage, celui que je croyais être n’existe pas, je suis
depuis toujours la Conscience ultime. Ainsi, quand on a connu l’éveil,
il apparaît qu’il ne saurait y avoir de retour en arrière, puisqu’on a
vu ce qui est, on a percé à jour l’illusion de se croire quelqu’un.
C’est en tous cas ce dont j’ai été convaincu durant deux ans, jusqu’à
ce que je sois conduit à trahir ce que j’avais de plus précieux, pour
ce qui m’apparût une bonne cause. J’en ai déjà parlé ICI.
On accomplit à chaque instant un double
mouvement: c’est parce qu'on affirme n’être soi-même “rien”, qu'on
est “tout”. Les deux sont nécessaires: l’humilité totale, le sentiment
de n’être réellement “rien”, pour pouvoir accueillir “tout”. On ne voit
plus la petite personne, tellement elle apparaît
négligeable, et c'est justement pour cela, parce que la petite personne
se considère comme rien, qu'à chaque instant, elle surgit dans ce qui
est. La petite personne demeure pourtant essentielle, pas en elle-même,
mais parce qu'elle fait sacrifice d'elle-même. Ce sacrifice est
indispensable, sans quoi il y aurait un état acquis, et non pas une
perpétuelle renaissance dans ce qui est. Elle est la braise dans le
feu, le point focal par lequel passe la lumière.
Dire qu’il n’y a pas de retour possible, c’est vrai dans l’absolu.
Mais dans l’absolu, il n’y a pas d’aller non plus. Et dire qu’il y
aurait un aller mais qu’il n’y aurait pas de retour possible, cela
voudrait dire que l’éternité serait apparue à un moment donné dans le
manifesté. Ce qui est auto-contradictoire, car l’éternité ne saurait
avoir de début.
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Penser ne plus être
identifié, c’est continuer à parler à partir d’un point qui
s’identifie (en
l’occurrence à sa capacité de ne pas s’identifier), et de ce fait ne
pas prendre appui totalement sur ce qui est totalement incapable
d’identification, autrement dit sur Dieu. Mais si on veut mettre cela
en mots, on est obligé de dire alors soit: “Je suis Dieu” – mais ne
tombe-t-on pas alors dans l’identification la plus totale possible –,
soit: “Non pas moi, mais Dieu en moi”, qui me semble être la bonne
formule. Ainsi, le petit “moi” reste indispensable, non pas parce qu’il
faudrait lui donner de la place, mais au contraire parce que seul son
effacement peut faire place totale à Dieu. S’il n’est plus là, il n’y a
plus que “je suis Dieu”, et donc la plus totale inflation possible du
moi.
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Lorsqu’on croit que le petit moi n’existe
plus, il a toutes les
chances de réapparaître par la bande et de retourner le tout à son
avantage. Pour ma part, il est illusoire de croire que le petit moi
pourrait être supprimé, et cela aussi longtemps qu’on est une
conscience s’exprimant par des mots; il peut seulement s’effacer, il
faut même qu’il s’efface, car c’est ce geste d’effacement qui fait
advenir la personne dans le Tout. Mais ce n’est jamais acquis une fois
pour toutes, on se retrouve toujours, comme le dit cieletbaie, sur le «fil
du rasoir. Chute en enfer si j'en fais une représentation qui a
l'orgueil et la prétention fatale de photographier très exactement la
réalité. Volute de poésie, si le mot n'est qu'une évocation qui
s'évapore dès qu'il a été prononcé».
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La
dualité est produite par le langage. Le langage est un système de
signes, qui relie un monde signifiant (le monde réel) à un monde
signifié (le monde représenté). Le langage crée, à côté du monde réel,
un monde représenté. C’est de ce dernier seul dont on prend conscience,
même si on croit (et il le faut bien) parler de l’autre, du monde réel.
Lorsqu’on parle de la réalité, on parle toujours de la représentation
qu’on se fait de la réalité. Du coup, parler de l’éveil, c’est se
mettre dans une situation terriblement problématique, puisqu’on parle,
avec les mots issus de la représentation, de quelque chose qui est
censé précisément échapper à la représentation, quelque chose qui se
trouverait en amont de la séparation de l’expérience en signifiant et
signifié. Plus encore, vouloir, non seulement pointer vers lui, mais le
définir, en établissant par exemple
qu’il serait “permanent”, ce serait non seulement prendre pour vraie
l’illusion naïve que la représentation qu’on se fait du monde serait la
réalité, mais encore prétendre avoir percé à jour cette illusion, et
livrer une représentation du monde qui serait débarrassée de cette
illusion. Une double illusion, chacun en conviendra.
On n’est
jamais libéré de rien définitivement,
mais on se libère continuellement
de tout en acceptant sans réserve “ce qui est”, et en premier lieu ses
propres limites. Cela, c'est
un geste, qui n’est jamais acquis, jamais définitif, mais à recréer à
chaque instant par un acte d’ouverture perpétuellement renouvelé. Et
pour qu’un acte d’ouverture soit possible, il faut, nécessairement, que
la fermeture le soit aussi. |
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Il n’y a
qu’un éveil, et il ne saurait
être ni stable ni instable. Il est simplement hors de toute prise; il
se révèle lorsqu’on lâche toute prise. Mais ce lâcher-prise n’est pas
acquis une fois pour toutes. Sans quoi on aurait prise sur lui. Il
exige un geste, toujours à refaire, d’abandon de soi. Sans quoi, on
serait véritablement libéré de toute détermination. Et on pourrait dire
alors que ni le moi, ni l’être, ni rien n’existent, ni même le rien.
Mais cela, pour moi, ce sont des mots. Car manifestement, sahaja, tu ne
fais
pas rien, tu plantes de la verveine, et tu n’assassines pas ton
prochain. Pourquoi plutôt l’un que l’autre, si rien n’est réel?
«Vous
n’avez nulle raison de poser l’esprit, encore moins de le contraindre à
l’apaisement. En cela consiste l’apaisement.»
(Daniel Odier). On peut lire cette phrase de deux manières: l’une
consiste à dire qu’il n’y a rien à faire, que nos défauts mêmes sont
parfaits, puisqu’ils sont un produit du grand Tout, et que rien ne
compte en définitive. L’autre manière saisit que dans cette phrase, il
y un geste à faire pour s’ouvrir au non-agir. Que la non-dualité, ce
n’est pas le non-agir, ni l’absence de toutes déterminations, mais: l’agir dans le non-agir
et l’universel au coeur
du singulier. La non-dualité, ce n’est pas un état de
passivité. Et je crois que nous nous rejoignons sur ce point, puisque
tu écris:
“seulement tout doit etre fait avec le plus grand serieux ,le plus
grand effort,pour qu'en fin ,détruit par la désespérances ,et dans un
moment de total absence nos oreille entende et nos yeux voient!”
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On
a bien sûr envie, lorsqu’on a connu l’éveil,
de pérenniser cet état. Mais il faut d’abord réaliser que c’est
justement ce désir qui est le principal obstacle à la présence durable
de l’état d’éveil. En fait, c’est l’idée que la conscience doive
parvenir à un état de stabilité parfaite dans l’éveil, qui est
l’illusion, et au contraire l’acceptation de ce qui est (et dont l’ego
fait partie) qui constitue la vraie soumission de l’ego à la réalité de
l’être. L’acceptation inlassablement renouvelée de l’imperfection de ce
qui est – et qui n’apparaît en fait imparfait qu’aux constructions
mentales de l’ego –, le refus de soumettre ce qui est
aux exigences de son propre désir, c’est cela qui crée, à travers le
caractère total et sans condition de l’acceptation de cette mouvance,
la stabilité qu’on rechercherait ailleurs en vain.
La perfection, il ne s’agit pas tant de la trouver dans le résultat
de sa quête, mais dans la radicalité de son allégeance à la réalité,
même si celle-ci nous semble toujours (mais c’est là un effet du rêve
de l’ego) imparfaite. Lorsque la confiance totale dans ce qui est
règne, il n’y a même plus de but recherché, mais simple accueil,
transparence à l’être. C’est cette radicalité qu’ont actualisé à chaque
instant des sages et des saints comme Ramana Maharshi ou Saint François
d’Assise, et qui se sont trouvés si totalement immergés en Dieu qu’ils
en devenaient la manifestation transparente. |
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L’éveil, c’est voir le monde tel qu’il est,
sans
le prisme déformant des attentes de l’ego. C’est valable pour le monde,
mais c’est valable aussi pour soi: s’accepter tel qu’on est, et tordre
le cou aux attentes de l’ego qui voudrait nous voir différent. Cette
acceptation-là, c’est la porte de l’éveil. Accepter l’ego, c’est lui
enlever ses griffes, et le refuser, c’est lui en fournir de nouvelles.
Il n’y a à mon avis pas d’autre moyen que d’accepter l’imperfection que
l’ego représente (... pour notre ego...), pour tarir la soif de
perfection que lui-même génère en nous. Même si cette soif de
perfection peut être utile pour se mettre en route, elle nous mène par
le bout du nez tant qu’on la suit comme l’âne la carotte. On n’arrive
au but que lorsqu’on arrête de le chercher.
Citation
Je vois l'ego occuper notre conscience comme une chèvre qui serait
attachée à un piquet au centre d'un cercle. Elle est liée par une très
courte corde, et le cercle (la conscience) est tout juste assez grand
pour contenir ses déambulations. La recherche de l'éveil, c'est la
chèvre qui tire chaque jour un peu plus fort sur sa corde, qui se
révèle être un peu élastique. Du coup elle peut s'éloigner un peu du
centre, sans toutefois sortir complètement du cercle : la conscience
est donc toujours plus ou moins occupée par l'ego, mais cela donne déjà
lieu à des expériences "intéressantes" (comme peut aussi le faire le
mouvement de la chèvre au sein du cercle alors qu'elle y est encore
toute enfermée). A un moment, a force d'effort, la chèvre peut sortir
complètement du cercle... que plus rien n'occupe donc. C'est une
expérience d'éveil, mais la chèvre est toujours attachée au piquet, et
elle risque d'autant plus de revenir occuper la conscience que la
tension de la corde est très forte. Il arrive ensuite, ou peut arriver,
que soudain la corde lâche ! Alors la chèvre s'en va, et ne reviendra
pas car, telle Attila, elle a éradiqué toute velléité de repousse à
l'herbe qu'elle a brouté. Voilà pour illustrer comment je vois les
choses. Ce que je qualifie d'Eveil (complet ou réel) c'est l'éveil qui
ne peut cesser, parce que le lien est rompu, il n'y a pas de retour
arrière possible.
Cette illustration me semble très révélatrice d’une méprise sur la
possibilité d’accéder à un éveil définitif. En fait, la vraie corde qui
entrave la chèvre, c’est son désir d’échapper à la corde. La corde
n’existe que lorsque la chèvre tire dessus. Le seul moyen d’échapper à
la corde, c’est de lui laisser du mou, de ne pas nourrir sa tension par
des aspiration à une liberté totale qui est encore et toujours un
leurre de l’ego, mais de trouver cette liberté en-deçà du miroir aux
alouettes, dans le seul endroit où elle puisse être, c'est-à-dire dans
ce qui est là, ici, maintenant. Tant qu’on croit que la corde existe
vraiment, on est piégé, quelqu’effort qu’on fasse pour y échapper.
L’ego ne nous tient pas par une corde, mais par le désir d’échapper à
ce qui est — en l’occurrence par le désir d’échapper à la corde.
Lorsque l’éveil nous permet de dire: “Je suis Cela”, bien qu’on le soit
au plus haut point, et cela de toute éternité, on ne pourra jamais, en
tant qu’être de chair et de sang, le considérer comme acquis. IL est
toujours là, derrière la manifestation, et nous LE sommes. Toujours au
présent, de toute éternité. Mais il n’est pas acquis dans notre partie
périssable, il n’est pas acquis dans la durée, car si tel était le cas,
l’éternité serait tout-à-coup advenue.
Ce qui ne saurait être. Comme il ne saurait être que nous devenions Dieu.
Nous advenons à nous-même en Lui.
Le temps n’existe pas pour l’éveil, mais pour que l’éveil existe, pour
qu'il soit actuel, présent dans le temps, il doit être à chaque instant
recréé. C’est nécessaire et c’est évident, sans quoi il aurait un
début, ce qui ne saurait être, puisqu'il est hors du temps.
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Il ne peut jamais rien y avoir de définitif
dans
l’amour, car c’est la précarité de la condition humaine qui en garantit
l’authenticité. Être établi définitivement dans l’amour, ce serait être
établi définitivement dans la suffisance. Le don n’est pas total s’il
n’engage l’être entier, et on ne saurait parler d’engagement total d’un
être assuré de lui-même, d'un être qui n’aurait rien à risquer. C'est
le risque qu'on prend qui fait la valeur du geste. Pas n'importe quel
risque, bien sûr. Le risque de la rencontre. Avec une personne, avec
une pensée ou même avec un objet. Dans l’engagement total, il n'y a
d’autre assurance que celle de savoir que l’accession à soi-même ne se
fera qu’en prenant le risque de l’Autre. |
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Le Soi est éternellement présent et il n’y a dès lors
“personne” à éveiller, et pourtant l’éveil surgit bel et bien à un
moment précis sur la ligne du temps. Avec cette caractéristique
particulière toutefois qu’il consiste à réaliser que celui qui ne se
savait pas éveillé n’a jamais eu la moindre réalité. Celui qui a connu
l’éveil, donc qui sait que ce qui est, en lui, soumis au temps, n’a pas
la moindre réalité, celui-là demeure malgré tout, tant qu’il est en
vie, immergé dans le temps, et ne peut se prévaloir de ce point de vue
là d’être réalisé “définitivement”. En effet, une telle assertion
serait vide de sens, car elle consisterait à dire qu’il pourrait y
avoir un éveil temporaire et un éveil définitif; or l’éveil est
justement la découverte de l’éternité dans l’instant. Cette éternité
est là, à chaque instant, depuis toujours; mais elle ne peut être
“définitivement” présente dans le temps, sans quoi le temps
contiendrait l’éternité, ce qui ne saurait être. On peut se casser la
tête à vouloir saisir l’articulation entre l’éternité et le temps...
entre la matière et l’esprit, entre le monde et la représentation que
je m’en fait, etc...: on ne peut pas la saisir, car elle est au-delà de
la dualité. Et “saisir”, c’est exprimer dans les termes de la dualité.
Ainsi, si je dis: «La seule chose
qui compte, c’est de se reconnaître indigne, et d’en être suffisamment
convaincu pour le laisser, Lui, être en soi», il me semble que
j’exprime au plus près qu’il soit possible cette articulation entre
notre partie immergée dans le temps (celle qui est indigne - et pour
cause - de contenir l’Eternel) et notre assomption dans le Soi éternel.
Si tu regardes bien, la nature terrestre de tous les vrais sages se
résume finalement à ceci: une radicale humilité face à Ce qui Est.
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