Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
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Posté par
joaquim
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Qui suis-je ?
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En
fait, ce dont il s’agit, c’est de cesser de prendre les pensées qui se
déversent en soi pour un simple donné; il s’agit de se mettre en face
d’elles, et de les interroger quant à leur provenance. D’où viennent
les pensées que je (mais est-ce bien moi?) construis, et qui,
réciproquement, me construisent (car n'est-ce pas en elles que je me
saisis en tant que "moi"?)? Il ne s’agit pas de dégager une vérité
définitive, mais de pousser un peu plus loin cette interrogation: “qui suis-je?”.
Il s'agit de se mettre soi-même en mouvement, de devenir sujet de sa
propre étude. Suis-je un produit de mes propres pensées, ou bien en
suis-je la source? La réponse à ce dilemme ne se trouve assurément pas
dans la pensée, à moins qu’on suppose, à l’encontre de toute logique,
qu’une pensée produite puisse saisir son propre surgissement, autrement
dit que la conséquence puisse être présente en acte dans sa propre
potentialité. Cela ne saurait être pour rien de ce qui est
représentable, et pourtant, cela est bien ainsi pour moi: si je pousse
ce questionnement jusqu’à son point ultime, je me découvre, au-delà du
pensable, être ma propre cause.
Sancho a écrit un très joli article sur l’intensité de cette interrogation qu’a menée Descartes dans son Discours de la Méthode.
Il montre bien que Descartes n’avance pas des assertions, mais mène une
enquête autour de l’énigme que “je” suis. Par son fameux cogito,
Descartes en arrive au point où nous en sommes dans la présente
discussion, à savoir qu’il n’y a rien d'autre dans mon monde que ce que
moi, ou ma pensée, y construit, autrement dit que la seule certitude
qui soutienne ce monde, cette existence que je suis, c’est le fait même
que “je pense”. A partir de là, il a dû, par la force des choses,
refluer vers une position moins radicale, la même que celle qui
transparaissait dans cette question : “Mais les lois de cette construction,
d’où viennent-elles?” La question n’est pas anodine, et Descartes se
l’est posée lui aussi, quoi qu'en d'autres termes. Les faire dériver
des données de l’observation sensible, ce serait à nouveau construire
avec elles une représentation, et on se retrouverait donc au point de
départ. Et pourtant, il y a bien là quelque chose qui me préexiste,
quelque chose sur quoi je me fonde, quelque chose sur quoi je m’appuie
pour pouvoir être, pour développer l’être que je suis. Descartes y a vu
la preuve de l’existence de Dieu. C’est bel et bien une preuve, je
crois, mais pas au sens de démonstration. Ce qu’a tenté de faire
Descartes, c’est d’amener le lecteur à une certaine position
intérieure, de le mettre en face d’une énigme qu’il doit se poser, et
de se la poser avec une telle intensité qu’il bute nécessairement sur
la réponse, qu’il se heurte à elle, qu’il la sente comme quelque chose
qui surgisse de son propre mouvement et de sa propre collision avec
soi-même et avec ses propres pensées.
Sancho (ici) a écrit: | Je
fais donc l’hypothèse qu’il y a chez Descartes une stupéfaction
émerveillée d’exister. Elle explique la forme d’autobiographie et de
journal de ses deux œuvres les plus célèbres. Le sens profond du « je
», chez Descartes, est de faire surgir le fait de cette existence au
premier plan, comme une évidence aveuglante. Toute la philosophie de
Descartes ayant par ailleurs la forme d’un effort de compréhension du
monde (comme toute philosophie), il résulte qu’on devrait y voir un
lien profond entre stupéfaction, choc, secousse d’exister, et
compréhension. La compréhension du monde n’étant possible qu’à celui
qui s’y inscrit stupéfait d’exister. Cette stupéfaction n’est pas la
simple condition, le facteur subjectif qui permet de comprendre, mais
la matière, la substance de la compréhension.
Le sens secret du « j’existe », et le sens secret de toute existence.
« J’existe » a donc chez Descartes un sens secret : « il est
stupéfiant que j’existe ». Stupéfiant est différent d’ « étonnant ». On
est étonné par ce qu’on ne comprend pas, on est stupéfait par
l’incompréhensible. Chez Descartes plane le sentiment perturbant : il
est incompréhensible que je sois.
(...)
L’idée cartésienne d’une création divine continue accentue
d’ailleurs cette incompréhensibilité de toute création. Principes, I,
51 : « Il n’y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment
sans être soutenue et conservée par (la) puissance (de Dieu) ».
Autrement dit, l’acte inconcevable de la création se répète à chaque
instant. Moi et le monde sommes reconduits à chaque instant en
incompréhensibilité. Ce résultat est important et il est trop rarement
mis en avant par ceux qui se targuent de comprendre Descartes : pour
l’auteur du Discours de la Méthode, le monde créé est ontologiquement incompréhensible, au même titre que je le suis moi, en tant qu’existant. |
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C’est vrai, “je suis, j’existe” me semble à moi aussi plus originel que “je pense, donc je suis”,
en particulier à cause de ce “donc” qui introduit une causalité,
autrement dit qui cherche à subordonner l’existence à un enchaînement
de pensées, alors que l’existence englobe et surplombe la pensée de
telle sorte qu’il semble bien illusoire de vouloir l’y enfermer. En
fait, il me semble qu’il y a “je” qui pense, et que celui-ci pense
parce qu’il s’étonne d’être. Euh... voilà que je rejoins, en croyant
l’avoir quitté, le “donc” de Descartes. Que je formulerais dès lors
ainsi: si je pense, c’est parce que les choses sont pour moi sujet
d’étonnement, parce que je découvre dans l’enchaînement du monde
quelque chose qui ne va pas de soi, et avant tout ma propre existence:
celle-ci est la base à partir de laquelle tout se révèle à moi, et
pourtant, elle pose question, et cela me donne beaucoup à penser; or
c’est justement parce qu’elle me donne à penser que je me saisis moi,
comme existant. C’est donc parce que je pense, que je me saisis comme
être existant. La distinction introduite par Nietzsche (merci de la
signaler, Plume) me semble importante: je pense, donc j'existe
(ex-ister = être en-dehors). C’est parce que je me construis un monde,
parce que je suis un monde à
moi tout seul, que l’articulation entre le monde que je suis et le
monde qui est pose problème. C’est parce que je ne suis pas identique
au monde qui est, mais d’une manière énigmatique inclus en lui, que je
peux penser, et que je suis même obligé de le faire, afin de tenter
(vainement) de rétablir une harmonie brisée entre les deux. “Je pense, donc je suis”,
cela veut dire que le fait de penser a partie liée de manière causale
(?) avec le fait que je sois, à moi tout seul, un monde, et donc avec
le fait que je suis.
Descartes a écrit le Discours dans la langue du peuple, en
français, et les Méditations dans la langue savante, le latin. Je n’ai
pas lu les Méditations, et je n’ai lu qu’en partie le Discours...
Mais ce qui me touche, dans le Discours, c’est le côté qu’en a fait
ressortir Sancho, le côté en quelque sorte domestique, la manière dont
Descartes nous emmène avec lui dans une promenade intérieure. Une
promenade dans laquelle on découvre, en empruntant son regard, quelque
chose en soi. Ainsi, par exemple, la manière dont il fait intervenir la
preuve de l’existence de Dieu n’a à mon avis aucune force en tant que
démonstration, c’est-à-dire en tant que raisonnement se déroulant
exclusivement dans la pensée, mais elle en a bien en tant qu’événement,
en tant que choc existentiel, si, ayant bien suivi Descartes jusque là,
on arrive avec lui au bord de cette évidence, qu’on ne saurait produire
soi-même quelque chose qui nous dépasse et nous englobe. La
démonstration peut être récupérée par le "je" qui pense, certes, mais
elle a pour but premier d’inviter celui-ci au contraire à se dépasser,
à voir au-delà de l’horizon qu’il croit sien. C’est me semble-t-il le
but que poursuit toute philosophie véritable. On a trop tendance à
réduire la philosophie à un jeu conceptuel, alors qu’elle est, à la
base, un chemin vers la sagesse. Pierre Hadot, par exemple, l’a très
bien montré dans “Plotin ou la simplicité du Regard”:
le philosophe antique était un sage authentique, quelqu’un qui ne
cherchait pas une réponse ou une solution dans la pensée seule, mais
pour qui la philosophie était un mode de vie (Socrate en est l'exemple
même). Le Descartes du Discours me semble s’inscrire dans cette lignée.
Et cela même s'il est lui-même, et plus encore ses successeurs, tombé
dans le piège du système, qu’il ait chosifiée l’étincelle qu’il avait
aperçue pour en faire le socle sur lequel bâtir une philosophie qui
tiendrait debout toute seule et rendrait compte de la marche du monde.
Alors que ce faisant, il refluait au point de départ de son chemin,
dans ce monde si étroit que l’on est lorsqu’on prétend le posséder et
le maîtriser, et dont il avait furtivement aperçu la sortie.
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