Regards sur l'éveil
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Posté par
joaquim
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Déterminisme
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On n’urine pas l’eau que l’on a bue. Celle
qu’on
a ingurgité est devenue partie intégrante de cette identité qu’on
appelle “moi” ou “mon corps”, et celle qu’on a uriné, c’est une partie
qu’on appelait “moi”, et qui est devenue “autre”. On voit ainsi que ce
qu’on appelle “moi” ou “mon corps” n’existe pas en tant que tel, il
n’est que la photographie instantanée d’un mouvement, d’un flux qui
concerne tout l’environnement, l’eau, l’air, le soleil, et que
l’identifier à quelque chose d’isolé relève d’une illusion. Cela est
valable aussi bien pour la matière, que pour les émotions et les
pensées. On est dans une soupe de matière, de pensée et d’émotions, et
ce n’est que parce qu’on est dans
la soupe qu’on existe. Dès qu’on arrête cet échange incessant avec
l’environnement, on meurt. On devient un objet. Et non plus un
mouvement en équilibre.
La loi qui gouverne le mental, c’est la causalité. Comprendre qu’un
événement qui se produit maintenant a été provoqué par une cause fut
une étape décisive dans le développement de l’humanité. Sans causalité,
pas de pensée, pas de réflexion sur l’enchaînement des événements et
l’ordonnance du monde. L’accession à la pensée causale a libéré l’être
humain de son adhésion à l’instant présent, lui ouvrant l’accès au
passé et au futur, et à une maîtrise inouïe du monde. Cette
“libération” a toutefois eu un prix: l’asservissement aux exigences du
mental. La logique causale, une fois lancée, ne se contente pas de
donner une explication rationnelle aux divers événements qui menacent
la vie ou aiguisent le plaisir, mais elle met en route une machine
infernale: tout ce qui se produit doit avoir une cause, et il s’agit de
la trouver. Le chat, lui, autant qu’on puisse en juger, se contente de
détaler s’il entend un bruit fort (qu’il associe au danger), ou
d’approcher s’il en entend un faible (qu’il associe à une proie
potentielle). Tout ce qui n’est ni danger ni proie ne l’intéresse pas,
et il s’en abstrait avec une totale sérénité. L’être humain, lui, ne
s’abstrait de rien. La machine mentale est en route, et ne lui laisse
pas de repos tant qu’elle n’a pas reçu l’explication qu’elle réclame.
Au point de l’inventer si nécessaire. Si le tonnerre gronde, c’est que
les dieux sont en colère. Si je tombe malade, c’est qu’on m’a jeté un
sort. Si je meurs, c’est que j’ai péché. Si je dois uriner, c’est que
j’ai trop bu. De toutes ces assertions, seule la dernière peut
prétendre à une vérité rationnelle qui répond adéquatement à la logique
causale. Les autres sont de simples superstitions, ou peut-être des
vérités métaphysiques ou poétiques. Mais ce ne sont de toute manière
que des bâtards de la logique causale, et elles n'existent que pour
répondre à la soif d’explication que celle-ci génère. Elles n'aident
pas à percevoir plus efficacement le monde, bien au contraire,
puisqu'elles génèrent des problèmes de toute pièce, mais en cela elles
sont aussi remarquable: elles créent une méta-réalité. Avec laquelle il
faut dès lors bien sûr compter, et qu’il ne s’agit pas de dénigrer,
puisque cela désormais est. La poésie, et toute la culture avec elle,
sont d’ailleurs de bien jolis bâtards.
Le chat ne se demande pas, lorsqu'il doit uriner, s’il aurait
peut-être trop bu ou si on l'aurait forcé à trop boire. Pour lui, c’est
simple: j’ai soif, je bois; j’ai besoin d’uriner, j’urine. Point. Pas
de supposition d’un être métaphysique (“moi”) qui serait porteur d’une
quelconque responsabilité, c’est-à-dire qui serait la cause des
multiples effets qu’il produit. Vouloir cerner ce “moi” est d'ailleurs
un véritable casse-tête, qui se trouve parfaitement illustré par le
dilemme dans lequel se trouve plongée la Justice, lorsqu’elle fait
recours aux expertises psychiatriques. Vouloir mesurer la
responsabilité de quelqu’un en examinant les causes qui ont pu motiver
son geste, c’est s’avancer sur des sables mouvants, c’est s’engager
dans une recherche sans fin de la cause de la cause, sans jamais
pouvoir débusquer “quelqu’un” qui serait la cause originaire. Ou alors
on fait le procès de la société, et pourquoi pas, de Dieu. Car tout ce
qu’on fait et tout ce qu’on est a toujours une cause qui nous précède
et nous surplombe: les influences de l’environnement et les facteurs
constitutionnels. Dès lors, les experts-psychiatres trouvent toujours
des circonstances atténuantes. On les accuse de laxisme. En fait, c’est
le contraire qui est vrai. S’ils étaient vraiment conséquents, ils ne
trouveraient personne qu’on puisse charger d’une quelconque
responsabilité. Trouver une responsabilité, c’est un impératif de la
société, pour protéger sa propre homéostasie, car elle a besoin de
contrôler ses propres éléments perturbateurs. C’est juste d’un point de
vue sociologique, mais cela n’a pas de sens d’un point de vue
psychologique. C’est comme si on voulait faire le procès des virus.
C’est juste que l’organisme les neutralise, s’il veut lui-même rester
en équilibre, autrement dit en vie, mais on ne peut pas les rendre
responsables d’être ce qu’il sont. Ils sont ce qu’ils sont, point. La
personne qu’on accuse d’être responsable, ou qui se sent telle,
n’existe pas. Elle n’est que la résultante d’influences et de
prédispositions complexes qui l’ont conduite à ce qu’elle est
aujourd’hui et qui l’ont fait faire ce qu’elle a fait. L’individu ne
peut être distingué des influences qui l’ont fait devenir ce qu’il est.
Ce qu’il croit être lui-même n’est qu’une construction mentale,
l’étiquette qu’il colle sur le mouvement qui le construit. Il n’est
responsable ni de ses prédispositions, ni des événements qui
l’affectent. Je ne suis pas responsable, au sens causal, de ce que
j'écris en ce moment. C’est tout ce qui me constitue et qui m’a amené à
être aujourd’hui ce que je suis, qui me fait l'écrire. Mais je
reconnais cela, et c’est cela qui est essentiel. Car ainsi, j’accède à
la liberté, qui n’est pas mienne, mais celle du souffle qui me
traverse, et que je suis.
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Responsabilité et dignité
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Le fait de se sentir responsable ne
signifie pas
qu’on le soit. Cette nuance me semble capitale. N’étant en dernière
analyse libre de rien, puisque tout ce que nous sommes est déterminé
par le passé, nous ne saurions être tenus pour responsables de rien. Et
pourtant, à travers cette voix qui s’élève en nous et qui nous dit: “tu
es responsable de ce que tu es et de ce que tu fais”, s’exprime quelque
chose qui fonde notre identité: la prise de conscience de notre
dignité. Lorsqu’un enfant se trouve injustement traité, il peut subir
les coups, crier et se révolter. Comme une bête. Mais il peut aussi
découvrir que ces coups injustes ne sont infligés qu’à son corps, et
qu’ils ne peuvent atteindre en lui un centre inviolable: le siège de sa
dignité. Les coups injustes signalent plutôt par contraste la présence
de ce centre où rien ni personne ne peut l’atteindre, d’où toute
personne qui tenterait de le violer ne ferait que s’exclure. Ce centre
le plus intime de soi, est en même temps ce que l’on partage le plus
intimement avec tous: ainsi, la révolte contre l’injustice dont on est
soi-même victime est exactement la même que celle que soulève
l’injustice infligée à autrui. C’est parce que l’offense à la dignité
de l’autre est une offense à ma dignité, car en fin de compte c’est une
offense à Dieu. Lorsqu’un enfant prend conscience de sa dignité, il
prend conscience que le centre de son être tire sa légitimité, et donc
son inviolabilité, de quelque chose qui dépasse la manifestation et le
jeu éternel des causes et des effets; il est sacré non pas parce qu’il
est ceci ou cela, mais bien plutôt parce qu’il est.
Un objet existe, mais il peut disparaître sans affecter l’Être. Car il
est pris dans le flot de la transformation. L’enfant qui saisit sa
dignité saisit du même coup que son corps appartient au monde de la
transformation, qu’il peut être affecté par tous ce qui passe, mais que
sa dignité, elle, transcende l’existence passagère et se fonde dans
l’Être. Il ne le réalise peut-être pas dans la pleine clarté de la
conscience, ni de la pensée, mais dans l’évidence du coeur. C’est cette
évidence qui constitue le seul point d’appui réel sur lequel construire
sa vie. C'est en s'appuyant sur elle qu'on se sent responsable de son
existence. Indigne d'être jugé “juste”, et pourtant accueilli de plein
droit dans la dignité de l'Être.
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On ne s'indigne que face à un acte commis
par quelqu'un qui manque de dignité. Cela ne peut donc être qu'un acte
commis par quelqu'un,
autrement dit un être conscient de soi, et non pas par un animal ou par
une force de la nature. Dans ce dernier cas, on parlera de fatalité. La
fatalité, c'est quelque chose qui demeure dans l'ordre du Tout,
contrairement aux actes imputables à un être "responsable"; c'est
peut-être pour cela que la plupart des religions considèrent que chaque
être humain est responsable de cette part de "fatalité" qu'il produit
lui-même, qui de ce fait ne s'inscrit pas dans l'ordre du Tout, et
qu'on appelle "karma" ou "purgatoire".
Il est plus facile de percevoir notre dignité lorsque nous nous sentons
offensés, que lorsque nous sommes seuls avec nous-mêmes. Ainsi, la
dignité, chez soi et chez autrui, se perçoit avant tout à travers la
juste indignation.
Toute la question de la dignité tourne autour de l'innocence et de
l'ego. La conscience de l'ego, la conscience d'être séparé, d'être un
monde en soi, comme un dieu, c'est la perte de l'innocence. Et c'est
l'apparition de la honte, en même temps que de la capacité à
s'indigner. On s'indigne parce qu'une innocence est bafouée par une
non-innocence. Mais si on s'indigne, c'est parce qu'on est soi-même une
non-innocence. Les innocents ne s'indignent pas. Les animaux regardent
avec un total détachement des atrocités qui ne les concernent pas se
dérouler sous leurs yeux. Seul l'être conscient de soi, autrement dit
non-innocent, se pose en défenseur de l'innocence. Parce que
l'innocence bafouée sous ses yeux est la même que celle qu'il a perdue,
elle lui est sacrée parce qu'il sait qu'elle est le vrai visage de
Dieu. Dieu, c'est tout ce qui est, mais l'ego ne le voit jamais, car en
se posant sur tout, son regard en fait quelque chose qui devient
"sien", quelque chose qui perd du même coup son innocence, qui n'est
plus le visage de Dieu, mais son image. Seule l'innocence, lorsqu'elle
est bafouée, lui donne à voir le vrai visage de Dieu, à partir d'un
point en lui non entaché par la non-innocence, lorsqu'il s'indigne.
Parce que ce point, le siège de sa dignité, ne lui appartient pas. Au
plus intime de lui-même.
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Lorsqu’on est,
pleinement, en face d’une situation, d’un événement, d’une personne,
j’appelle cette perception active que l’on exerce alors, cet accueil en
soi des choses et des êtres qui nous permet d'en sentir intimement la
nature, cette connaissance au sens fort du terme qu’on en a: le
jugement. Non pas dans le sens de verdict, mais plutôt dans le sens de
perspicacité. De voir l’être derrière les apparences.
Pour voir l’être, il faut soi-même être
intensément, il faut faire acte de présence. La dignité, c’est la
qualité de notre présence à l’être. L’indignité, c’est n’être pas
suffisamment présent. C’est manquer d’être. C’est un sentiment lié à
celui de la honte. La honte, c’est donner de soi une image qui n'est
pas la bonne, à laquelle on ne peut pas s’identifier; et c’est vouloir
se cacher, pour ne pas être vu ainsi. La colère, c’est l’indignation face au manque d’être, c’est l’exigence de la dignité, de la présence à l’être.
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