Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
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Posté par
joaquim
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Abysse
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Parler de “je” (le je-origine) à
travers des raisonnements n’apporte aucune connaissance, car si tel
était le cas, le je-origine se trouverait expliqué par les éléments
puisés dans le monde, et se trouverait du coup résolu en tant que
question. Or, je (l’énigme que je suis à moi-même) ne peux pas être
résolu par une réponse, mais par ma découverte. Comme le dit Jaspers:
«l’existence est ce qui se rapporte à soi-même et, ce faisant, à sa
transcendance». Autrement dit à une “explication” de soi qui ne peut
pas provenir de l’extérieur, mais uniquement de soi-même, c’est-à-dire
d’un espace de soi qui échappe à soi, et qui à ce titre constitue sa
propre transcendance.
C’est là tout le mystère. Que la question
que “je” suis ne puisse trouver sa solution qu’à l’intérieur de son
propre questionnement. C’est le paradoxe originel. C’est parce que ce
paradoxe existe, parce que le monde ne va pas de soi pour le sujet, que
celui-ci se construit une représentation du monde, qui en est “son”
explication. Cette représentation obéit aux lois de la pensée et donc à
l’exigence de cohérence. En particulier au principe de
non-contradiction. Cela fonctionne parfaitement tant qu’on se
représente “quelque chose”. Mais dès le moment où on braque le regard
de sa pensée sur soi-même, c’est-à-dire sur le paradoxe que l’on est,
on bute sur une contradiction, parce que ce qu’on cherche à se
représenter, c’est précisément ce qui est à l’origine de l’édification
du monde tel qu’on se le représente. C’est comme si on voulait
expliquer le tout par la partie. Ou comme si on posait la question:
“Qu’y avait-il avant le big-bang”, sachant que le temps est censé être
apparu avec le big-bang, et que donc il n’y a par définition pas de
temps avant le big-bang, et donc pas non plus d’”avant”. La pensée bute
sur une telle énigme, car ce qu’elle pense échappe à son propre pouvoir
de représentation. C’est exactement la même chose avec “je”. C’est à
partir de “je” que je me représente les choses, que je fais du monde un
monde-pour-moi, mais “je” lui-même échappe à mon propre pouvoir de
représentation. Ce que je me représente de moi, c’est pourtant bien
moi, et en même temps, ce n’est pas moi, parce que ce je-pensée n’est
qu’une construction virtuelle de la pensée. Ce que je suis vraiment,
c’est le “je” qui s’étonne. Mais son étonnement ne trouve jamais aucune
prise dans le monde de la pensée. C’est un étonnement qui demeure
suspendu sur un vide abyssal.
Maurice Merleau-Ponty a écrit ces mots: «avant
toute réflexion, je me touche à travers ma situation, c’est à partir
d’elle que je suis renvoyé à moi, je m’ignore comme néant, je ne crois
qu’aux choses. Précisément parce que, dans ce que j’ai de plus propre,
je ne suis rien, rien ne me sépare jamais de moi-même, mais aussi rien
ne me signale à moi-même, et je suis en ek-stase dans les choses.»
( in Le visible et l’invisible).
Dans
cette ek-stase, JE m’efface, JE disparais pour que prenne place, dans
ma conscience, l’image des choses. JE disparais, et de moi ne reste que
le titre de propriété de l’image des choses. Ma présence invisible
dégrade la pureté des choses, elle les entache de quelque chose venant
de moi, quelque chose que je ne perçois pas, mais qui me permet de me
les approprier sous forme d’images qui deviennent miennes. Je n’existe
que sous cette modalité de l’appropriation. Si par contre, j’intensifie
ma présence aux choses au point de m’oublier moi-même, non pas parce
que je disparaîtrais passivement, comme dans l’opération précédente,
mais parce que je me donne entièrement aux choses, alors JE apparaît
dans l’étonnement abyssal de ma rencontre singulière avec cette chose
singulière. La “chose” ne se trouve plus dégradée par moi en une image
que je puisse m’approprier, elle demeure intacte, non connue, et
pourtant intimement connue, puisque c’est “moi” que j’y découvre. Ce
n’est plus l’ek-stase, c’est l’extase. |
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Dire que le je-suis n’a pas
besoin de briller à travers la conscience limité de l'individu pour
être, cela revient à dire que Dieu n’a pas besoin de la créature pour
être. Cela semble vrai, imparable dans le monde logique de la
pensée. Et pourtant, cette vérité-là fait l’impasse sur le fait que
Dieu n’existe pas dans la réalité donnée du monde. Il n’est pour la
pensée qu’une hypothèse, vide de sens propre, mais dotée d’un pouvoir
opérant extraordinaire par le fait qu’il a pour tâche de résoudre le
paradoxe de l’existence, paradoxe né précisément de l’étonnement
insondable de la créature se découvrant présente face au monde. Si la
pensée est vraiment cohérente avec elle-même, elle doit bien
reconnaître que la seule réalité contre laquelle elle bute, c’est
l’énigme de l’existence, et que Dieu n’est invoqué comme une hypothèse
nécessaire, mais néanmoins inconnaissable, que pour soulager cette
énigme. Or, de ce point de vue, c’est alors bien la créature qui est
première, et non pas Dieu. Ce qui est contraire à toute logique,
puisque Dieu est justement invoqué pour expliquer l’origine de cet
étonnement. On n’en sort pas…
Comme le dit Jourdain dans le texte que j’ai cité plus haut: «Il
y a ici une ambiguité extraordinaire, un défi lancé à la
conceptualisation, que nulle intelligence, semble-t-il, ne pourra
jamais relever.»
On remarque même un troublant
isomorphisme entre l’irréalité du je-pensée opposé à la réalité
originelle du je-suis, et l’irréalité de la pensée-Dieu opposée à la
réalité originelle de Dieu. Demander si le je-pensée est réel, c’est
comme demander si Dieu est réel. C’est oui et non selon le cas. Oui si
le je-pensée sort de sa léthargie et touche son propre fond, qui est
Dieu, et non s’il demeure dans sa léthargie, car Dieu n’est alors qu’un
concept qu’il se construit, pour masquer sa peur face à sa propre
évanescence. |
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Voir que “je” est une illusion,
un produit de la pensée, ne constitue pas pour autant la sortie de la
prison, car toute pensée, y compris celle du caractère illusoire de
“je”, c’est toujours “en moi” qu’elle se déroule. Il n’y a pas de
pensée réflexive qui se déroulerait hors d’un moi conscient. Je suis la
condition de toute pensée consciente, et cela même si la pensée me
conduit à conclure à l’irréalité foncière de mon moi. Tu as perçu le
caractère illusoire du “je”, et tu en déduis que le “je” doit donc
disparaître pour que brille la pure conscience. Cette réflexion est
logique, mais pourtant, en croyant échapper au leurre du moi, elle ne
fait que tomber dans le leurre du non-moi. C’est une nouvelle
illustration du caractère auto-enroulant de la pensée, qui fait que
même lorsqu’on pense (!) y échapper, on demeure en elle. La seule
manière d’échapper à la pensée, et donc au “je” illusoire (et par la
même occasion au “non-je” également illusoire), c’est de se placer en
amont de la pensée. Non pas s’évanouir, mais arpenter une crête. Une
crête bien particulière, car elle consiste à suspendre la pensée,
autrement dit à suspendre ce qui produit la “pensée-je”, sans qu’il
s’agisse pour autant d’une non-action, mais au contraire d’une
intensification de sa propre présence. Etre intensément présent,
attentif sans rien saisir, même pas — surtout pas — la pensée de la
non-saisie. Un “je” tout nu, qui attend, et qui est entièrement
satisfait par l’attente. S’il y parvient, s’il est réellement
entièrement satisfait par l’attente de rien, dans cet acte de
présence-là, il se saisit comme JE SUIS.
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