Regards sur l'éveil
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Posté 1
novembre 2004 par joaquim
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Les mécanismes d'enfermement
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Touiavii, chef de tribu sur une île de
Samoa, a
visité l’Europe, entre 1915 et 1920, et en a rapporté des notes à
l’intention de ses frères des îles, qui ont été publiées en 1920 par
Erich Scheuermann.
Le regard qu’il porte sur le Papalagui, autrement dit le Blanc, est
celui d’un Éveillé qui n’a manifestement jamais eu à passer par les
affres de l’enfermement en soi. Tout ce qui nous enferme, nous les
“civilisés”, et nous coupe de la réalité vivante, et qui nous semble
tellement naturel – bien à tort, suscite en Touiavii un étonnement sans
fin, mêlé de pitié et d’inquiétude; il voyait en effet la fascination
que les réalisations du Papalagui pouvaient exercer sur ses frères, et
les notes qu’il a écrites avaient avant tout pour but de les mettre en
garde contre cette fascination.
Le texte entier est d’une saveur, d’une fraîcheur, d’une sagesse et
d’une intelligence étonnante. J’en cite ci-après un extrait, qui vous
donnera, j’en suis sûr, l’envie de le lire en entier.
«C’est
une chose embrouillée
que je n’ai jamais vraiment complètement comprise, parce que cela
m’ennuie de réfléchir plus longtemps que nécessaire à ces choses aussi
puériles. Mais c’est une connaissance très importante pour le
Papalagui. Les hommes, les femmes et même les enfants qui tiennent à
peine sur les jambes, portent dans le pagne une petite machine plate et
ronde sur laquelle ils peuvent lire le temps. Soit elle est attachée à
une grosse chaîne métallique et pend autour du cou, soit elle est
serrée autour du poignet avec une bande de cuir. Cette lecture du temps
n’est pas facile. On y exerce les enfants en leur tenant la machine
près de l’oreille pour leur faire plaisir.
Ces machines, que l’on porte facilement sur le plat de deux doigts,
ressemblent dans leur ventre aux machines qui sont dans les ventre des
bateaux, que vous connaissez tous. Mais il y a aussi de grandes et
lourdes machines à temps à l’intérieur des huttes, ou sur les plus
hautes façades pour qu’on puisse les voir de loin. Et quand une tranche
de temps est passée, de petits doigts le montrent sur la face externe
de la machine et en même temps elle se met à crier, un esprit cogne
contre le fer dans son coeur. Oui, un puissant grondement s’élève dans
une ville européenne quand une tranche de temps s’est écoulée.
Quand ce bruit du temps retentit, le Papalagui se plaint: Oh! là! là! encore une heure de
passée!”
Et il fait le plus souvent une triste figure, comme un homme portant un
lourd chagrin, alors qu’aussitôt une heure toute fraîche s’approche. Je
n’ai jamais compris cela, si ce n’est en supposant qu’il s’agit d’une
grave maladie. Le Papalagui se plaint de cette façon: ”Le temps me manque!... Le temps
galope comme un cheval!... Laissez-moi encore un peu de temps!...”
(...)
En Europe, il n’y a que peu de gens qui ont véritablement le temps.
Peut-être pas du tout. C’est pourquoi ils courent presque tous,
traversant la vie comme une flèche. Presque tous regardent le sol en
marchant et balancent haut les bras pour avancer le plus vite possible.
Quand on les arrête, ils s’écrient de mauvaise humeur: ”Pourquoi faut-il que tu me
déranges? Je n’ai pas le temps, et toi, regarde comme tu perds le tien!”
Ils se comportent comme si celui qui va vite était plus digne et plus
brave que celui qui va lentement.
Le Papalagui oriente toue son énergie et toutes ses pensées vers cette
question: comment rendre le temps le plus dense possible? Il utilise
l’eau, le feu, l’orage et les éclairs du ciel pour retenir le temps. Il
met des roues de fer sous ses pieds et donne des ailes à ses paroles,
pour avoir plus de temps. Et dans quel but tous ces grands efforts?
Que fait le Papalagui avec son temps? Je n’ai jamais découvert la
vérité, bien qu’il parle sans cesse et gesticule comme si le
Grand-Esprit l’avait invité à un fono.
Je crois que le temps lui échappe comme un serpent dans une main
mouillée, justement parce qu’il le retient trop. Il ne le laisse pas
venir à lui. Il le poursuit toujours, les mains tendues, sans lui
accorder jamais la détente nécessaire pour s’étendre au soleil. Le
temps doit toujours être très près, en traint de parler ou de lui
chanter un air. Mais le temps est calme et paisible, il aime le repos
et il aime s’étendre de tout son long sur la natte. Le Papalagui n’a
pas reconnu le temps, il ne le comprend pas et c’est pour cela qu’il le
maltraite avec ses coutumes de barbare.
Mes chers frères, nous ne nous sommes jamais plaints du temps, nous
l’avons aimé comme il venait, nous n’avons jamais couru après lui, nous
n’avons jamais voulu le trancher ni l’épaissir. Jamais il ne devint
pour nous une charge ni une contrainte.
Que s’avance celui d’entre nous qui n’a pas le temps! Chacun de
nous a le temps en abondance, et en est content; nous n’avons pas
besoin de plus de temps que nous en avons, et nous en avons assez. Nous
savons que nous parvenons toujours assez tôt à notre destination, et
que le Grand-Esprit nous appelle quand il veut, même si nous ne
connaissons pas le nombre de nos lunes.
Nous devons libérer de sa folie ce pauvre Papalagui perdu, nous
devons l’aider à retrouver son temps. Il faut mettre en pièces pour lui
sa petite machine à temps ronde, et lui annoncer que du lever au
coucher du soleil, il y a plus de temps que l’homme en aura jamais
besoin.»
Erich
Scheurmann, Le Papalagui, Présence Images éditions, 2001, pour la trad
française, coll. Pocket, pp. 66-70.
Tout est tellement clair et bien dit, c’est un réquisitoire sans appel
contre l’enfermement dont notre désir de tout maîtriser nous rend
coupables envers nous-même. Ou dont le mental se rend coupable envers
l’Esprit. Touiavii a écrit à ce propos d’autres pages d’une limpidité
impitoyable.
«Quand
le mot esprit
vient dans la bouche du Papalagui, ses yeux s’agrandissent,
s’arrondissent et deviennent fixes, il soulève sa poitrine, respire
profondément et se dresse comme un guerrier qui a battu son ennemi, car
l’esprit
est quelque chose
dont il est particulièrement fier. Il n’est pas question là du grand et
puissant Esprit que le missionnaire appelle Dieu, et dont nous ne
sommes qu’une image chétive, mais du petit esprit qui est au service de
l’homme et produit ses pensées.
Quand d’ici je regarde le manguier derrière l’église de la mission,
ce n’est pas de l’esprit, parce que je ne fais que regarder. Mais dès
que je me rends compte que le manguier dépasse l’église, c’est de
l’esprit. Donc il ne faut pas seulement regarder, mais aussi réfléchir
sur ce que l’on voit. Ce savoir, le Papalagui l’applique du lever au
coucher du soleil. Son esprit est toujours comme un tube à feu chargé
ou comme une canne à pêche prête au lancer. Il a de la compassion pour
nous, peuple des nombreuses îles, qui ne pratiquons pas ce savoir-réfléchir-sur-tout.
D’après lui, nous serions pauvres d’esprit et bêtes comme les animaux
des contrées désertiques.
C’est vrai que nous exerçons peu le savoir que le Papalagui nomme penser.
Mais la question se pose si est bête celui que ne pense pas beaucoup,
ou celui qui pense beaucoup trop. Le Papalagui pense constamment: ”Ma hutte est plus petite que le
palmier... Le palmier se plie sous l’orage... L’orage parle avec une
grosse vois...” Il pense ainsi, à sa manière
naturellement. Et il réfléchit aussi sur lui-même: Je suis resté de petite
taille... Mon coeur bondit de joie à la vue d’une jolie fille... J’aime
beaucoup partir en mélaga...» Et ainsi de
suite...
C’est bon et joyeux, et peut même présenter un intérêt insoupçonné pour
celui qui aime ce jeu dans sa tête. Cependant, le Papalagui pense tant
que penser lui est devenu une habitude, une nécessité et même une
obligation. Il faut qu’il pense sans arrêt. Il parvient difficilement à
ne pas penser, en laissant vivre son corps. Il ne vit souvent qu’avec
sa tête, pendant que tous ses sens reposent dans un sommeil profond,
bien qu’il marche, parle, manger et rie.
Les pensées qui sont le fruit du penser,
le retiennent prisonnier. Il aune sorte d’ivresse de ses propres
pensées. Quand le soleil brille, il pense aussitôt: ”Comme il fait beau maintenant!”
Et il ne s’arrête pas de penser: ”Qu’il
fait beau maintenant!” C’est faux. Fondamentalement faux.
Fou. Parce qu’il vaut mieux ne pas penser du tout quand le soleil
brille.
Un Samoan intelligent étend ses membres sous la chaude lumière et
ne pense à rien. Il ne prend pas seulement le soleil avec sa tête, mais
aussi avec les mains, les pieds, les cuisses, le ventre et tous les
membres. Il laisse sa peau et ses membres penser pour lui. Et ils
pensent certainement aussi, même si c’est d’une autre façon que la
tête. Mais pour le Papalagui l’habitude de penser est souvent sur le
chemin comme un gros bloc de lave dont il ne peut se débarrasser. Il
pense à des choses gaies, mais n’en rit pas, à des choses tristes, mais
n’en pleure pas. Il a faim, mais ne prend pas de taro ni de palousami. C’est un
homme dont les sens vivent en conflit avec l’esprit, un homme divisé en
deux parties.»
op. cit. pp.
115-117.
Comme c’est bien dit! Quelle clairvoyance! En quelque phrase et en
quelques observation, il perce à jour tous nos mécanismes
d’enfermement. Il regarde avec une stupeur qui ne peut que nous être
salutaire le brouhaha incessant et moins naturel que nous ne le
l’imaginions de nos pensées, et nous donne une très jolie description à
rebours du chemin de l’éveil.
Pour conclure dans la même veine, je donnerai la parole à Calvin, ou
plutôt à Hobbes
:wink:
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Après quelques recherches, intrigué par
quelques
phrases que j'avais lues sur le lien que je donnais en début de post,
je me suis rendu compte que le texte d'Erich Scheurmann était écrit sur
la base des discussions qu'il avait eues avec les habitants de Samoa,
qu'il avait visités longuement, et dont le mode de vie et la
philosophie lui ont semblés, par contraste avec notre civilisation
technicisée, apporter un regard qui pourrait nous révéler nos travers
les plus artificiels. C'est ainsi qu'il a imaginé le voyage du chef
Tuiavii en Europe, et lui a emprunté son regard pour nous rapporter ce
que ce dernier aurait ressenti. Il s'agit d'une imposture, bien sûr,
mais qui n'enlève rien à la justesse du regard que Scheurmann,
débarquant des Îles, jeta sur son monde d'origine, qu'il redécouvrait
avec des yeux neufs. Là où son imposture nous trompe et nous blesse,
par contre, c'est qu'il a fait de Tuiavii un personnage si attachant,
qu'on se sent dépossédé de la présence de ce frère du bout du monde,
porteur d'une sagesse éternelle, qui savait si bien nous parler, avec
les mots de notre langue, le langage de la Nature.
Ceux qui veulent en lire plus, et qui parlent allemand, peuvent se
rendre sur la page suivante:
http://www.luk-korbmacher.de/Schule/VWL/erich.htm
Ou pour ceux qui parlent anglais:
http://www.thelooniverse.com/strips/realfreepress/papalagi.html |
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