Regards sur l'éveil
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Posté par
joaquim
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Déchirer le voile
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Nietzsche pousse tout au long de son oeuvre
un
cri contre la paresse, la médiocrité, le confort, la sécurité de
l’acquis, et invite à se risquer à chaque instant dans le contact nu
avec la vie — au risque de s’y brûler. Toute réticence pour lui est
négation de la vie. Sauter dans le feu, pour devenir dieu ou mourir. —
Il en est mort...
Pourtant lorqu’on lit ses mots, n’a-t-on pas l’impression qu’il était
tout prêt de déchirer le voile?
«J’ai découvert
pour moi
que la vieille humanité, la vieille animalité, oui même tous les temps
primitifs et le passé de toute existence sensible, continuent à vivre
en moi, à écrire, à aimer, à haïr, à conclure, – je me suis réveillé
soudain au milieu de ce rêve, mais seulement pour avoir conscience que
je rêvais tout à l’heure et qu’il
faut
que je continue à rêver, pour ne pas périr: tout comme il faut que le
somnambule continue à rêver pour ne pas tomber. Q’est désormais pour
moi l’“apparence”? Ce n’est certainement pas l’opposé d’un “être”
quelconque – que puis-je énoncer de cet être, si ce n’est les attributs
de son apparence? Ce n’est certes pas un masque inanimé que l’on
pourrait mettre, et peut-être même enlever, à un X inconnu! L’apparence
est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de
soi-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et feu
follet et danse des elfes et rien de plus – que, parmi ces rêveurs, moi
aussi, moi “qui cherche la connaissance”, je danse le pas de tout le
monde, que le “connaissant” est un moyen pour prolonger la danse
terrestre, et qu’en raison de cela il fait partie de ces maîtres de
cérémonie de la vie et que la sublime conséquence et le lien de toutes
les connaissances sont et seront peut-être le moyen suprême d’assurer
l’universalité de la rêverie et l’entente de tous ces rêveurs entre eux
et, par cela même, de faire
durer le rêve.»
Ibid, par. 54.
N'est-ce pas dire, avec des mots sortis du fond des tripes, qu'il a
découvert que la vie n'est qu'un jeu qui se joue de toute conscience
qui s'illusionne "être", mais qu'il a pourtant décidé d'adhérer à ce
jeu, parce que s'en détacher, ce serait retomber sous le charme d'une
nouvelle illusion, l'illusion de se croire "être" celui qui aurait
percé le jeu à jour, alors qu'y adhérer, tout en le perçant à jour,
c'est enfin être vivant? |
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Nietzsche
a mis dans sa recherche une intensité
hors du commun. Et une honnêteté totale aussi. Lorsqu'on apporte une
telle intensité et une telle honnêteté, on amène nécessairement son
propre être à son point d'incandescence. Ce point d'incandescence,
c'est la porte du néant. Mais selon que l'on s'agrippe alors à soi ou
que l'on s'abandonne à ce qui vient, on bascule dans la lumière de
l'éveil ou dans l'angoisse de sa propre solitude. Nietzsche a fait face
au néant, mais autant que j'en aie compris, il ne s'est pas abandonné;
il a au contraire adopté la position héroïque de celui qui tient bon,
qui fait face et campe sur sa propre force. Cette position met en jeu
des force intérieures considérables, qui donnent une clarté puissante à
la conscience, mais qui oblige du même coup celle-ci à se supporter
elle-même, à bouts de bras, sans possibilité de lâcher, sous peine de
s'écrouler. Cette intensité reposant entièrement sur soi donne un
sentiment de vertige, et si on insiste dans cette voie, on peut
vraiment avoir l'impression de devenir fou. Car on se retrouve écartelé
entre deux choix également impossibles: la surenchère infinie de sa
propre puissance et l'anéantissement. Il me semble que Nietzsche a été
extrêmement loin dans cette voie, jusqu'à ce que le fil casse. Dans ce
sens – je le répète, ce n'est là que ma compréhension des choses – je
partage l'avis de Jean-Marie et mushotoku-nad, en disant que Nietzsche
n'aurait pas connu l'éveil tel qu'on l'entend ici. Il est resté sur le
pas de la porte, refusant farouchement le lâcher-prise salvateur –
qu'il aurait pris pour un aveu de faiblesse –, refusant de dire ces
mots: "Que Ta volonté soit faite!", les mots par lesquels tout se
trouve accompli, persistant au contraire à braver la tempête plutôt que
d'accorder à Cela toute-puissance sur lui-même. |
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Lorsqu’on
vit un moment d’une totale intensité,
on sent bien qu’on touche l’essence de l’être.
A partir d’une certaine intensité, on débouche sur quelque chose de
substantiel, quelque chose qui EST, et donc qui nécessairement dépasse
le petit moi. Simplement, dans un cas comme celui-ci, on reste
convaincu qu’il s’agit d’un état d’exception. On a touché l’éveil, la
réalité de l’être, mais on n’y est pas entré. Y entrer, c’est réaliser
que ce moment que l’on vit comme un état d’exception a en fait toujours
été là, que ce n’est véritablement pas
un moment d’exception, mais notre vraie nature, la nature de ce qui
EST, et que l’état d’exception c’est celui d’en être séparé parce qu’on
s’identifie à une illusion. Tant qu’on n’a pas réalisé cela, on croira
nécessairement que les seuls instants vrais de notre vie sont ces
instants d’exception durant lesquels on communie à l’être, et que tout
le reste est sans valeur. C’est dans ce sens que je comprends la
théorie de l’éternel retour de Nietzsche, qui pour moi a toujours eu un
caractère angoissant. Revivre éternellement le retour du même. Ou plus
précisément, car c’est cela qu’entendait Nietzsche, revivre
éternellement le retour de ces moments d’exception, ces seuls moments
réels. Car du moment qu’on pense qu’eux seuls sont réels, qu’eux seuls
sont enracinés dans l’être éternel, l’évidence s’impose que d’une part
ils ne sauraient disparaître, et que d’autre part tout le reste ne
saurait avoir d'existence réelle. Et donc que l'éternité est faite de
ces moments d'exceptions, qu'elle est faite de l'éternel retour de
ceux-ci.
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