Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté par
joaquim
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Attention
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Lorsqu’on manque d’attention on est,
pourrait-on
dire, prisonnier de l’inattention. S’en rendre compte, c’est déjà un
effet de la grâce. Comme si un ange passait et tirait la sonnette pour
nous réveiller. Seulement, ce qu’on fait en général à ce moment-là,
c’est de se ressaisir et de se forcer à l’attention. Et on laisse
passer la grâce, on se concentre sur quelque chose, en prenant appui
sur ses propres forces, et on se retrouve aussitôt seul avec soi-même.
Cette réaction est tellement naturelle, elle semble tellement “juste”,
qu’on ne réalise pas toujours qu’ainsi on décapite la grâce. Car
lorsque la grâce nous visite, il faut se taire, il faut la laisser
agir, il faut lui faire assez confiance pour ne pas prendre sa place.
La grâce nous réveille d’un oubli passif de nous-même, et nous invite à
un oubli actif de nous-même — et non pas à une affirmation de soi.
Lorsqu’elle nous révèle notre inattention, laissons-là donc faire, sans
rien créer de neuf qui nous détournerait d'elle, et ne prêtons
attention à rien d'autre qu'à notre inattention. C’est plus difficile,
bien sûr, que de se ressaisir; car c’est être attentif sans rien
saisir. Mais on sent bien, si on parvient à le faire, qu’on nourrit
ainsi quelque chose en-deçà de soi, quelque chose qui se nourrit de la
confiance qu'on lui fait et qui prend peu à peu consistance. Laissons
ce quelque chose grandir, sans rien précipiter, sans rien “arracher”.
On a tout le temps. Parvenir à se convaincre qu’“on a tout le temps”,
c’est entrer dans la liberté. Au moment précis où on aura accepté de
renoncer à un quelconque résultat en s’étant, vraiment,
convaincu qu’on a tout le temps, au moment où on n’attendra plus rien
d’autre que cette confiance qui est là, au moment où on aura, comme le
dit mauvaiseherbe, “confiance
au point de cesser d’attendre”, ce quelque chose nous
enveloppera alors comme une eau limpide d’où l’on se découvrira naître.
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Lorsqu'on sent l'éveil tout proche, mais
qu'on
n'est pas “dedans”, on a envie d'y “entrer”. Et c'est justement cette
envie qui nous maintient “au-dehors”, car elle souligne notre frontière
avec ce Tout dans lequel on aimerait s’immerger. En fait, il faut ne
pas vouloir y entrer. Il ne suffit pas de ne pas vouloir y entrer: il
faut ne pas vouloir
y entrer.
La passivité ne mène à rien. Il faut être actif, mais une activité
entièrement occupée par l’attente — plus encore, entièrement satisfaite
par l’attente. Bien souvent, on sent monter en soi une vague dont on
pense qu’elle pourrait nous propulser au-delà de soi. Et on se met en
tâche de la renforcer. C’est là qu’on gâche tout. Comme si elle avait
besoin de notre aide. Quelle arrogance. Et pourtant, elle a besoin de
nous. De notre présence.
Elle
a besoin qu’on soit là, qu’on se tienne face à elle, qu’on croie
suffisamment en soi et qu’on s’aime assez pour rester ainsi tout nu
face à elle, sans rien lui apporter, que notre seule présence. Tout est
là. On est encore face à “rien”, et à ce moment-là, ce qui est,
au sens fort, c'est notre attente. Non pas son but, mais l’attente
elle-même. Tout le reste, ce sont des projections du désir. De
l’évanescent. Mais l’attente, elle, est réelle. Si on parvient à la
laisser seule être, à prendre appui sur elle, et non pas sur l'objet
qui la soulagerait, on prend appui sur la seule parcelle d'être qu’on a
à sa disposition. Aussitôt qu’on le fait, qu'on pose le pied sur la
réalité de cette attente, c’est comme si le fond de la conscience
cédait, et nous faisait basculer dans l'Être.
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Nous sommes tous d’accord, je
crois, pour reconnaître que seule l’humilité peut nous conduire à ce
retournement de nous-mêmes qui permet de se découvrir être, au sens
d’être de l’être de Dieu. Il s’agit de se reconnaître n’être “rien”,
pour devenir espace d’accueil de “tout”. Dit comme cela, c’est logique
et complet au niveau des mots, mais pourtant il manque une partie
essentielle. Il manque la part active. Celle-ci est plus difficile à
décrire. Car bien peu d’actes méritent le terme d’acte, au sens d’acte
créateur. Ils sont la plupart du temps de simples réactions. Une
réaction conditionnée par les caractéristiques de l’organisme que l’on
est lorsqu’il entre en contact avec son environnement. Même nos
révoltes trahissent une forme de conditionnement. On refuse quelque
chose au nom d’une idée que l’on se fait de soi. Une idée construite
sur des emprunts multiples que l’on a fait à notre environnement.
L’humilité, c’est reconnaître notre incapacité propre à sortir de ce
conditionnement, c’est reconnaître que nous sommes entièrement
conditionnés. Accepter cela, accepter de n’être “rien”, c’est déjà
développer une activité qui n’est pas une simple réaction. C’est
devenir attentif, simplement présent, sans rien saisir, sans rien
s’approprier. C’est devenir pure attention. C’est gravir l’arête vive
de soi. Au bout de ce chemin de dépouillement, lorsqu’il n’y a vraiment
plus aucune autre attente que l’attente elle-même, l’attente de rien,
l’attente satisfaite d’elle-même, on bascule en Dieu. Mais pour que ce
basculement se produise, il faut un dernier geste, un geste neuf, un
geste qui “se” fait en même temps qu’il “me” fait. Il faut renoncer à
la toute dernière coquille, il faut oser ne plus être seulement “rien”,
mais “je”. Après avoir renoncé à tout, il faut se donner à soi-même
tout pouvoir, se faire entière confiance, ne plus rester sur un chemin
d’humilité, mais sur le chemin que “je” suis. C’est cette confiance,
qui risque tout, qui transgresse même l’impératif d’humilité, c’est
être ce que je suis sans aucune limitation, c’est un geste par lequel
on advient à soi. L’orgueil de ce geste, c’est de se donner à soi-même
tout pouvoir. Mais là, on est à la limite des mots, car ils n’ont de
sens que dans cet instant solennel on est seul avec soi-même, anéanti
dans le “rien” assumé de notre être conditionné. C’est un geste de soi
aussi bien que de Dieu, c’est le geste que “je” suis.
Source
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On peut s'ouvrir à tout ce qu'on voit, ou
même à
une seule chose que l'on regarde. C'est accueillir ce qui est devant
soi. On peut à ce moment-là réaliser que cet accueil-là déclenche en
soi diverses réactions, sous formes d'émotions et de pensées. Voilà
encore quelque chose qu'il s'agit d'accueillir. Si on le fait, on
s'aperçoit aussitôt que notre accueil précédent n'était pas total,
puisqu'il y manquait ce geste qu'on est présentement en train
d'accomplir. Il y avait quelqu'un qui saisissait quelque chose. Et si
on prend à nouveau un pas de recul supplémentaire, on s'aperçoit
qu'encore une fois, ce dernier geste n'est finalement pas dernier, car
il s'agirait, pour être complet, de l'accueillir à son tour. On se rend
peu à peu compte que tant qu'il demeure quelqu'un qui accueille, cet
accueil ne sera pas complet, il ne sera pas accueil de "ce qui est".
Supprimer ce quelqu'un n'est pas possible — certains on prétendu que
pour eux le "je" avait disparu, qu'il n'y avait plus personne, et
j'avoue ne pas très bien comprendre comme cela se peut.
Mettre au repos son activité de préhension, cela, oui, on peut
l'essayer. Même si en faisant cela, on reste tout d'abord dans le même
schéma: quelqu'un qui fait quelque chose. Le résultat change pourtant,
car ce quelqu'un agit désormais non plus sur les impressions qu'il
reçoit, tant de l'extérieur que de l'intérieur, mais sur lui-même, sur
sa propre propension à se saisir de ces impressions. On a fait là un
pas vers "s'ouvrir à ce qui est", et pourtant, de manière bien
paradoxale, on ne s'est apparemment ouvert à rien, bien au contraire,
on a même renoncé à rien goûter de ce qui s'offrait à soi. On s'est
interdit de ressentir ce qui est. Cela demande beaucoup d'énergie et
d'attention, car on a continuellement envie de se reposer sur les
sensations qui s'offrent à soi. Ne pas le faire, c'est un peu comme
arrêter de respirer. C'est se retrouver dans un air raréfié, où plus
rien ne vient nous soulager de notre propre tension. Tension n'est
d'ailleurs pas le bon mot, car tant qu'il y a tension, il y a saisie,
et volonté de saisir, quand bien même l'objet de cette tension est la
non-saisie. Ce dont il s'agit, c'est de laisser être. Ce qui n'est pas
si facile. Car il ne s'agit pas de se laisser aller à rêvasser, ou à
dérouler sans autre l'écheveau des ses pensées. Bien sûr, dans un
premier temps, on ne peut pas s'en empêcher. Mais on regarde cela, et à
chaque fois qu'on s'en rend compte, on relâche. En évitant l'écueil de
prendre aussitôt appui sur son désir de relâcher. Au début, c'est ce
qui se produit à coup sûr. Et on tourne en rond.
Ce qu'il s'agit, c'est de prendre appui sur quelque chose situé en
amont de toute prise d'appui. Impossible, semble-t-il. Et pourtant, il
y a quelque chose sur quoi on puisse prendre appui sans prendre appui
sur rien: une petite pointe de paix, un petit sentiment de satisfaction
qui survient lorsqu'on débusque sa prise d'appui et qu'on la lâche. Ce
sentiment est très ténu, et il aspire violemment à s'appuyer sur
quelque chose de plus consistant. Lui-même n'a aucune consistance, il
est juste suspendu dans rien. Ce dont il s'agit, c'est de l'empêcher de
prendre appui sur rien d'autre, mais au contraire, soi de prendre appui
sur lui. C'est-à-dire lui faire totalement confiance. N'avoir rien
d'autre dans les mains qu'un tout petit sentiment de n'avoir rien dans
les mains, et se satisfaire pleinement de cet état-là. Être entièrement
satisfait par l'attente. Ce à quoi on fait confiance, dans cette
attente, c'est au sentiment d'être satisfait par la non-saisie. Dans ce
geste-là, le petit diable qui saisit et toujours renaît de ses cendres
pour saisir à nouveau est amené à se mordre la queue. Il n'y a plus
rien à saisir. Et pourtant, il y a quelque chose. Si on laisse les
choses se faire, en étant simplement satisfait par "rien", il apparaît
peu à peu, ou tout-à-coup, c'est selon, que ce "rien" contient
quelque chose, et que ce quelque chose, c'est soi. Un soi qu'on n'avait
jamais vu, un soi qui ne nous appartient pas, qui repose dans l'être de
chaque chose. On se découvre être dans tout ce qui est. On ne saisit
rien, il n'y a rien en soi qui puisse saisir — si bien sûr on est resté
fidèle à la simple satisfaction de l'attente. Simplement, on se
découvre être, en même temps qu'on découvre que ce qui est, est. C'est
aussi simple que cela, c'est si simple qu'il n'y a pas de mot pour
cela.
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On ne peut jamais prendre appui sur autre
chose
que sur ce qui est là. Si c'est l'illusion qui est là, c'est sur elle
qu'il faut prendre appui. Tant qu'on cherche à sortir de l'illusion, on
prend appui sur un désir, le désir d'en sortir, qui est justement
générateur d'illusion. Tant qu'on saisit,
on porte son monde à bout de bras, sans jamais pouvoir relâcher la
tension. La plupart du temps, on ne réalise même pas cette tension, ni
même qu'on saisit. Et on subit cela. Alors qu'en se permettant de
regarder l'illusion, sans la juger, sans rien attendre, on cesse de
tout porter. Certes, ce n'est pas facile à réaliser, cela réclame toute
notre attention, car il faut désamorcer chaque tentative de notre part
de saisir. On a envie de saisir, bien sûr, car cela nous libérerait de
l'effort d'attention. On se laisserait aller, en croyant se reposer.
C'est là qu'on retomberait pourtant dans l'illusion, car loin d'être
porté, il nous faudrait à nouveau tout porter. Subir, c'est toujours
porter une croix. Alors qu'en refusant de porter, en demeurant dans
l'air raréfié de cette solitude-là, tôt ou tard ne subsiste plus que
l'attention toute nue, qui est la claire lumière à travers laquelle se
révèle la Présence. Et on se retrouve debout, porté par tout ce qu'on
laisse être.
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L'éveil est un acte, un acte intérieur
qu'il
s'agit d'accomplir. On croit en fait être actif dans sa conscience,
mais c'est une illusion. On est parfaitement passif. Au moment où
réellement on bouge intérieurement, de manière aussi infime soit-il,
alors c'est un tremblement de terre, c'est une commotion si puissante
qu'on se retrouve projeté dans la Réalité. Une "expérience" au-delà des
mots, non pas parce qu'il n'y a pas de mots pour la décrire, comme, par
exemple, pour une couleur inconnue qu'on ne saurait nommer, mais parce
qu'elle se déroule hors du monde où les mots ont un sens.
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C'est vrai qu'il faut cultiver l'accès à
l'état
d'unité, bien que concrètement, cela ne soit pas vraiment possible,
puisque tout désir de quelque
chose, autrement dit tout désir d'autre chose
que ce qui est là, maintenant, nous fait refluer dans la dualité. Et
pourtant, quand on se sent exilé, isolé, on ne peut s'empêcher de se
languir de la "maison". Mais on ne peut pas provoquer le retour chez
Soi. Toute tentative de provoquer quelque
chose
nous maintient dans l'ego. On peut seulement cultiver une certaine
attention. Il y a à tout moment des trains qui passent sous notre nez,
prêts à nous emporter vers l'unité, mais la plupart du temps, on les
dédaigne, comme si une voix en nous nous chuchotait que ce n'était pas
le bon moment pour faire le saut et y grimper. Il y a toujours autre
chose à faire, il y a toujours à s'étourdir l'esprit avec autre chose, plutôt
que de monter dans ce train qui nous demande simplement de n'emporter
aucun baggage, et de le faire toutes
affaires cessantes.
Ces trains qu'on rechigne à prendre, ce sont de petits moments
privilégiés, des moments de grâce, où on se sent invité à se dissoudre
dans l'instant. La seule chose qu'il faille, à ce moment-là,
absolument, c'est la disponibilité et la confiance.
Il n'y a pas de recette ni de formule. Il s'agit juste de faire
confiance à ce qui vient. Ce sera peut-être une fois le renoncement à
une jouissance, une autre fois au contraire l'accueil de cette même
jouissance. C'est déroutant pour celui qui voudrait tout contrôler,
mais c'est justement l'éviction de cet importun contrôleur qui permet
de prendre le train en marche. Et on ne sait jamais à l'avance quel est
ce train, ni où il mène. Car même si on a déjà connu une fois le but,
il demeure neuf à chaque fois qu'on le redécouvre, car ce n'est pas un
but que je découvre, mais c'est Je qui se découvre. Il y a toujours une
surprise à sortir de la prison que je suis à moi-même.
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Il s’agit d’être activement
réceptif, de s’abandonner activement à ce qui est, d’être activement le
“s’” qui s’abandonne.
Non pas spectateur, ni même acteur, mais activement destructeur de tout
ce qui en soi voudrait être acteur ou spectateur. Sauter dans le vide.
Alors, pour reprendre tes mots, l’ego n’est plus alimenté par lui-même,
mais par le geste d’attention dans lequel il s’oublie. Une attention
non pas à ceci ou à cela, mais au vide qu'il laisse apparaître en
s'oubliant. Alors il se découvre être
ce vide dans lequel il s’abîme. Une découverte qui le plonge dans une
félicité sans bornes, car ce vide, c’est l’Etre, c'est lui-même
débarrassé de sa propre opacité qui l'en séparait.
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Tant qu'il y a un but recherché, nous
rêvons. Mais ce n’est en soi pas si grave, puisque ce n’est de
toute façon pas nous qui résoudrons le problème; il se résoudra tout
seul, lorsque nous arrêterons de lutter contre ce qui est. On a bien
sûr envie, lorsqu’on a connu l’éveil, de pérenniser cet état. Mais il
faut d’abord réaliser que c’est justement ce désir qui est le principal
obstacle à la présence durable de l’état d’éveil. En fait, c’est l’idée
que la conscience doive parvenir à un état de stabilité parfaite dans
l’éveil, qui est l’illusion, et au contraire l’acceptation de ce qui
est (et dont l’ego fait partie) qui constitue la vraie soumission de
l’ego à la réalité de l’être. L’acceptation inlassablement renouvelée
de l’imperfection de ce qui est – et qui n’apparaît en fait imparfait
qu’aux constructions mentales de l’ego –, le refus de soumettre ce qui est
aux exigences de son propre désir, c’est cela qui crée, à travers le
caractère total et sans condition de l’acceptation de cette mouvance,
la stabilité qu’on rechercherait ailleurs en vain.
La perfection, il ne s’agit pas tant de la trouver dans le résultat
de sa quête, mais dans la radicalité de son allégeance à la réalité,
même si celle-ci nous semble toujours (mais c’est là un effet du rêve
de l’ego) imparfaite. Lorsque la confiance totale dans ce qui est
règne, il n’y a même plus de but recherché, mais simple accueil,
transparence à l’être. C’est cette radicalité qu’ont actualisé à chaque
instant des sages et des saints comme Ramana Maharshi ou Saint François
d’Assise, et qui se sont trouvés si totalement immergés en Dieu qu’ils
en devenaient la manifestation transparente.
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Voir ce
qui est,
c’est ne plus compter que sur soi, c’est se faire assez confiance pour
se passer des béquilles qui nous rassurent, c’est oser le plongeon de
la confiance. Et c’est en même temps devenir libre — une liberté que
personne d’autre que nous-mêmes ne peut nous accorder. Être libre,
c’est déboulonner toutes les idoles à qui on confie le soin de guider
sa vie. C’est ne plus s’accommoder de ces ajustements, inconfortables
certes, mais que l’on préfère pourtant au risque de se retrouver seul
aux commandes. On dit souvent que l’éveil, c’est renoncer à soi. Oui,
dans le sens où on s’identifie en général aux béquilles auxquelles on
s’accroche. C’est renoncer à ce soi-là. Mais c’est en même temps faire
une confiance totale, aveugle, au soi que l’on est, ce petit être si
fragile que l’on porte en soi, et qu’on protège avec tant de fausse
bienveillance d’un contact trop rude avec la réalité. Prendre sa
liberté, ce n’est pas seulement se libérer de ce qu’on perçoit clairement
comme une entrave; c’est bien plus se libérer de ce qu’on ne perçoit
que sourdement comme un entrave; c’est se faire assez confiance, se
donner assez de poids pour reconnaître cette entrave comme telle,
malgré toutes les tentatives de notre ego affolé de nous faire croire
que c’est mieux ainsi.
On aura ainsi peut-être peur de décevoir quelqu’un, et on choisira le
rôle gratifiant de celui qui est à l’écoute des besoins de l’autre,
plutôt que d’offrir à cet autre la réalité moins édulcorée de ce qu’on
est vraiment. On ne fait pas confiance à ce qu’on est vraiment, on
pense que ce ne sera pas assez bien, qu’il faut plus, ou autre chose
que ce qui est là. C’est lui, ce faiseur d’idoles qu’il s’agit de
démasquer, celui qui s’arroge le droit de dicter ce qui serait bien, et
qui recouvre celui qui est
d’une couverture de bons sentiments qui le paralysent. Ce genre
d’accommodement où l’on se sacrifie pour une cause apparemment noble
est particulièrement retors, car il est plus difficile à démasquer,
mais il peut en même temps se révéler un allié particulièrement
efficace pour peu qu’on trouve le courage de reconnaître son
hypocrisie, car il ne nous laisse alors vraiment plus rien d’autre sur
quoi s’appuyer que soi-même.
Bien sûr, parvenu à ce point, chacun aura reconnu en lui ces
multiples replis de lâcheté. Et se dira: c’est vrai, il faut que je
change. Mais c’est là que l’histoire se corse, car cette nouvelle
pensée qui naît alors risque bien à son tour d’être récupérée par la
machine à fabriquer des idoles: sous prétexte de les déboulonner, elle
va faire de cette mission de déboulonnage une nouvelle idole. Vraiment
retors... On se rend compte, lorsqu’on va jusqu’au fond, qu’il n’y a vraiment
rien sur quoi s’appuyer. Et si on va vraiment jusqu’au fond, on tombe
nécessairement, derrière ce rien, sur Soi. Parce que ce “rien”, c’est
Soi, c’est Ce qui Est.
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Il ne s'agit pas en effet de
court-circuiter "je". Sans "je", il n'y a pas de présence. Ce petit
"je" misérable, tout rabougri que l'on se sent être, frileusement
accroché à ses pensées comme le naufragé à son radeau, cet enfant
curieux qui touche le monde du bout de ses doigts maladroits, il ne
s'agit pas de le retenir, il ne s'agit pas de l'empêcher de se vautrer
dans tout ce qu'il découvre, mais il s'agit bien plutôt de l'habiter.
Parce qu'en général, on n'est pas en lui. On croit qu'on est "je", mais
en fait on n'est que pensée, émotion, désir. Ce sont ces pensées, ces
émotions, ces désirs, qu'il s'agit de réduire au silence, ces pensées
dans lesquelles on berce notre propre paresse, et qui nous évitent
d'être ce petit "je" tout nu. Tellement nu qu'on n'a pas très envie de
l'inviter sur la scène, parce qu'on est sûr qu'il va tout gâcher, qu'il
n'est pas capable, qu'on n'est pas capable. Se tenir tout seul en soi,
debout, cela fait peur. Pas une grosse peur, mais une petite peur, le
sentiment que ce n'est pas nécessaire, que ce n'est pas important, que
ce petit "je", tellement flottant, tellement insaisissable, tellement
perdu sans les bouées auxquelles il s'accroche, est trop insignifiant
pour qu'on croie en lui et qu'on table tout sur lui. On voudrait se
préparer pour une bataille bien plus décisive, on désire en découdre de
manière plus grandiose, et non pas faire du baby-sitting avec ce petit
moi fuyant. Et pourtant, le seul courage qu'il s'agit d'avoir, c'est de
lui faire toute confiance, et cela quand bien même il semble si peu
fiable. Le courage de s'appuyer sur cette petite chose qui échappe, ce
petit "moi" inconsistant que l'on est. Accompagner son mouvement
lorsqu'il s'approche du monde avec sa curiosité d'enfant, et maintenir
toute son attention pour le laisser être curieux, pour se
laisser être curieux en lui. C'est cela, la confiance. C'est si simple,
si évident aussitôt qu'on l'a perçu, qu'on se demande comment on a fait
pour échapper jusque là à une telle évidence. Car cette confiance
totale que l'on fait à cet être insignifiant que l'on est, c'est cela
qui nous éveille, qui nous rend "présent", qui nous fait découvrir que
Je Suis. Source
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La seule bonne image de l’éveil, c’est
l’orgasme, qu’on appelle d’ailleurs aussi “petite mort”, et ce n’est
pas pour rien. L’orgasme, on peut le provoquer, ou le laisser venir. Il
n’est vraiment beau que si on le laisse venir, pas si on “arrache”.
Laisser venir, cela veut dire être éminemment présent à toutes les
sensations et toutes les émotions qui surgissent, les goûter, mais ne
pas s’en emparer, sachant qu’en les laissant refluer, elles reviendront
en une vague toujours plus forte. Jusqu’au moment où la vague nous
emportera avec elle, et nous retournera.
C’est exactement la même chose avec l’éveil: il faut être éminemment
présent à ce qui est, à n’importe quoi, ce qui se trouve devant de soi,
et surtout ne pas s’en emparer intérieurement. La présence s’accentue
d’elle-même au fur et à mesure qu’on la laisse, encore et encore,
refluer. On la sent grandir, on la goûte, on s’en réjouit, mais on ne
la saisit pas. Et si à un moment donné on se sent crispé, on fait autre
chose. Et lorsqu’on y revient, après s’être aéré l’esprit, on retrouve
son travail là où on l’avait laissé. Si ce n’est pas le cas, si on a
l’impression de tout devoir reprendre depuis le début, c’est qu’on n’a
pas travaillé le “laisser-refluer”, c’est qu’on s’est trop crispé. Mais
il suffit d’assez de ténacité, de tenir bon même lorsqu’on se sent
suspendu à rien, de s’obliger à demeurer présent à ce “rien”, sans
plus, pour qu’alors, nécessairement, la présence s’intensifie. On le
ressent entre autres parce que la texture et la couleur des objets
autour de soi devient toujours plus palpable. On continue ainsi, en se
laissant tout le temps, en se promettant qu’on a tout le temps, jusqu’à
ce que vienne la vague qui nous retourne. Celle qui fait qu’on voit
ensuite tout “de l’intérieur”.
C’est aussi simple que cela. Essayez! Par moments, nécessairement, vous
vous direz: “Je fais faux, je n’ai pas la bonne technique, ça ne sert à
rien.” Ne vous laissez pas abuser par ces sirènes, qui sont un
véritable piège de l’ego, toujours à l’affût d’une technique: car il
n’y a pas de technique. Et cela l’effraye. Il n’y a rien à faire. Juste
à être là. La technique, c’est soi-même, c’est sa propre présence toute
nue. Donc, on ne peut pas faire faux. On ne fait faux que lorsqu’on se
le dit. Et il suffit alors de se dire que ce n’est pas grave, pour
faire à nouveau juste.
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