Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté
le: Di 3 octobre 2004 par joaquim
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Amour et Eros
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On croise parfois des vérités qui, tout en
nous
assénant le choc de leur nouveauté, nous semblent aussitôt si évidentes
qu’on réalise les avoir toujours sues, sans se l’être jamais dit. On
pressent, lorsqu’on est touché par de telles vérités, ce qu’entendait
peut-être Platon lorsqu’il prétendait que la rencontre avec la Vérité
était la redécouverte dans l’existence d’un savoir antérieur à
l’existence.
Une telle vérité évidente a été formulée par Hans Blüher,
pour la première fois en 1917, puis abondamment développée par lui dans
son étonnant ouvrage philosophique “Die Achse der Natur” (l’Axe de la
Nature, 1949, non traduit, mais disponible intégralement sur le Net)
— qui n’a, à ma connaissance, jamais reçu le moindre écho hors de
cercles très restreints. Ceci est probablement dû à la personnalité de
son auteur, Wandervogel de la première heure, qui s’est par la suite
tristement distingué par des théories antisémites et un mépris affiché
pour le sérail universitaire. Tout déroutant que fut le personnage, il
n’en demeure pas moins que son intuition brille au ciel des grandes
idées.
Voici la première version de cette idée, parue dans “Die Rolle des
Erotik in der männlichen Gesellschaft”, Diederich, Jena, 1917, pp.
226-227 (Le rôle de l’érotisme dans la société masculine, non traduit):
«L’Eros
n’est pas la sexualité, mais il est ce qui donne son sens à la
sexualité. Sens,
non pas “but”.
L’Eros est ce qui donne une forme et une direction aux contenus
pulsionnels. L'Eros est quelque chose que les animaux ne connaissent
pas, que seul l’être humain possède et qui constitue une partie de sa
dignité et de son destin.
L’Eros est l’affirmation
d’un être humain indépendamment de sa valeur.
Cette phrase donne profondément à réfléchir. Affirmer quelqu’un
“indépendamment de sa valeur” est une chose terrible, qui récuse toute
mollesse et toute légèreté. Et le fait qu’une telle chose se produise
non pas parce qu’on le “veut”, mais parce qu’on est contraint de le vouloir,
ne lui ôte rien de sa gravité. Soustraire un être humain à toute
référence à la valeur, l’affirmer sans condition, jusqu’au sacrifice de
sa vie s’il le faut, alors qu’il ne vaut peut-être rien en dehors de ce
qu’il représente pour l’autre: voilà quelque chose d’un autre ordre que
le plaisir ou le déplaisir, que le jeu ou les passe-temps. Un être qui
aime, c’est-à-dire qui est touché par Eros, se trouve dans un rapport
qui n’a rien à voir avec les choses contingentes, avec les pulsions
entraînantes, avec les plaisirs amusants ou avec les avidités
soupirantes. Il se trouve dans un rapport solennel qui ne s’origine
nulle part ailleurs que dans les tréfonds de la nature humaine. Bien
souvent, son destin s’accomplit dans la douleur. C’est pourquoi Eros a
toujours été tenu pour sacré chez tous les peuples, indépendamment du
sens ou du contenu qu’ils lui ont attribué. (...)
Dans la formulation de l’Eros comme “affirmation d’un être
indépendamment de sa valeur”, le terme “valeur” ne signifie pas un
attribut particulier assigné aux choses ou aux êtres, mais l’échelle
des valeurs qu’on utilise pour les mesurer. Chacun porte en lui un tel
système de valeurs, qui peut être plus ou moins clair, plus ou moins
profond, plus ou moins convenu ou personnel; il n’est loisible à
personne de se départir de son système de valeurs lorsqu’il aborde les
êtres et les choses. Mais l'individu ne peut pas plus se soustraire à
la nécessité d’affirmer certains êtres déterminés (on pourrait presque
dire prédéterminés), indépendamment
de leur valeur. Il peut après coup, au décours du temps, considérer que
la personne correspond bel et bien à son échelle des valeurs: l’acte inaugural
ne s’en est pas moins déroulé indépendamment de toute référence à la
notion de valeur. Cet acte inaugural implique une affirmation sans
condition de deux personnes qui se saisissent mutuellement et sont
saisies par leur être réciproque. Cette affirmation est perçue comme
sainte et nécessaire, et peut se trouver en contradiction avec les
exigences du système de valeur des intéressés. Pour reprendre l’image
des deux moitiés séparées de l’être humain originel telles
qu’Aristophane les a décrites dans le Banquet (de Platon), chacune des
deux moitiés ne sait pas qui est l’autre au moment où elles se
rencontrent, mais elles rejetteraient toute dérobade ou toute référence
à une quelconque notion de valeur comme un péché à l’encontre de
l'Amour.»
L’intuition de Blüher culmine dans “Die Achse der Natur”, où il affirme
que l’Amour-Eros n’est pas qu’un sentiment ou un élan, mais un organe, au même
titre que l’oeil, et l'objet de cet organe, comme la lumière l'est pour
l'oeil, est la personne.
Chacun qui a aimé peut sentir dans le souffle qui a balayé alors son
coeur grand ouvert l’évidence de cette vérité. Et pourtant, cette
vérité, bien que régnant sur les coeurs et les labourant
quotidiennement sur la Terre, n’est considérée par la philosophie et la
psychologie que comme une vague certes tumultueuse, mais dépourvue de
sens et de but autre que la satisfaction d’un désir. Il est vrai que la
psychanalyse a passablement obscurci le champ de vision dans ce
domaine, puisqu’elle a considéré l’élan amoureux comme la recherche non
pas de l’Autre, mais d’une image idéalisée que le sujet prêterait à
l’autre, image qui appartiendrait en dernière analyse au sujet, lequel,
se dupant lui-même, chercherait à l’extérieur ce qui se trouve en fait
à l'intérieur. On peut considérer cette conception comme une
dégradation de la conception d’Aristophane, puisque ce dernier, bien
que faisant lui aussi de l’amour une quête de soi, ne considérait pas
par là le soi individuel, mais un soi supérieur, l’être humain
originel, complet, dont chaque exemplaire actuel ne serait qu’une
moitié, appelée à surmonter ses limitations individuelles pour
retrouver, en s’alliant à son autre moitié, la totalité divine. Au
contraire, la psychanalyse réduit la dimension de l’amour à un jeu de
dupes consistant à rechercher en l’autre une partie irrémédiablement
manquante à soi, et dont la supposée découverte en l’autre ne peut dès
lors être qu’illusoire. De plus, il s’agit là d’une forme de
chosification du manque, faisant du coup l’impasse sur la vraie
question, à savoir la légitimité de l’aspiration à l’infini, et sur la
vraie réponse qu’apporte le manque, à savoir la brèche qu’il permet
d’ouvrir sur la transcendance.
La conception d’Aristophane créait un axe vertical qui amenait
l’individu à se dépasser, à se dessaisir de tout ce qui l’enferme en
lui-même, y compris de ce qui lui colle le plus à la peau — son système
de valeurs —, pour renaître dans la rencontre avec l’autre; alors que
la conception moderne n’offre pas le moindre élan, pas le moindre
tremplin pour sortir le sujet de sa pataugeoire intérieure et lui
permettre de rejoindre un Autre réel, un autre qui le révélerait à
lui-même non pas parce qu’il y découvrirait quelque phantasme enfoui en
soi et simplement projeté sur lui, mais parce qu’il accéderait, dans la
rencontre avec cet autre, à sa vraie réalité en même temps qu’à celle
de l’autre.
Il faut bien se résoudre en effet à reconnaître que la lévitation
intérieure que produit l’amour, en obligeant le sujet à abandonner
toute sécurité pour s’ouvrir sans retenue ni condition à l’autre,
constitue un acte transcendant dans lequel se rejoignent non pas deux
images, mais deux réalités, celle du sujet et celle de l’autre, et
qu’elles n’existent dans cette dimension réelle qu’aussi longtemps
qu’elles se dessaisissent de soi et s’abandonnent à l’autre, et
qu’elles redeveniennent simples images de soi aussitôt qu’elles
retombent dans le confort de leur quant-à-soi et de leur sécurité
intérieure.
On peut constater avec chagrin que là où la psychanalyse ne voit
que projection phantasmé d’un manque, là est la réalité transcendante;
et la où elle voit le fondement ultime de la vie psychique, là n’est
qu’enlisement en soi-même.
Et pourtant la conception de la psychanalyse n’est pas fausse pour
autant. Les explications qu’elle fournit sont étayées par des
observations multiples, et chacun peut se rendre compte par sa propre
expérience de la portée explicative réelle de ces conceptions. Elles se
révèlent toutefois délétères, et cela simplement parce qu’elles
amputent l’être humain de sa dimension transcendante, ou plutôt lui
masquent l'accès à sa possible transcendance. On ne peut certes pas
reprocher à celui qui, obsevant un verre rempli à moitié, le décrirait
comme à moitié vide, de faire offense à la réalité, mais sa conception
n’en sera pas moins tronquée, et elle diminuera son ouverture au
possible. Au contraire, celui qui considèrera ce verre comme à moitié
plein trouvera en lui un élan et un optimisme qui lui permettront de
mettre à jour les potentialités qu’il recèle, et que l’autre, alourdi
par son pessimisme, ne concrétisera pas parce qu’il n’aura même pas
l’idée de se mettre en route.
En fait, la seule chose qui compte vraiment, c’est de se mettre en
route. Le reste est l’affaire de la grâce. Mais elle n’interviendra que
si l’on se met en route. De fait, ces choses sont difficiles à mettre
en mots, il existe entre elles un chassé-croisé si serré, une alchimie
si mystérieuse qu'on doit dire, même si dans les termes cela semble
paradoxal, que le fait de se mettre en route est déjà un effet de la
grâce, comme si Dieu se cherchait depuis toujours en nous, et qu’il
suffisait de céder à ce mouvement pour s’avancer vers lui. Y céder non
pas passivement, mais activement. J’aime beaucoup cette phrase de Gide
que j’ai cité dans un autre post:
«
Du jour où je parvins à me persuader
que je n'avais pas besoin d'être heureux, commença d'habiter en moi le
bonheur ; oui, du jour où je me persuadai que je n'avais besoin de rien
pour être heureux.»
Le mot qui compte, c’est “persuader”. Il ne s’agit pas de simplement
réaliser qu’on n’a besoin de rien pour être heureux; ce qu’il faut,
c’est s’en persuader, c’est-à-dire prendre une part active à cette
découverte; il n’est pas indifférent du tout que cette découverte soit
ou non active, car le bonheur qu’on a à découvrir, c’est soi-même, mais
un soi vivant, un moi actif, différent et pourtant plus vrai que le moi
passif qui seul avait existé jusque-là, car ce dernier n'est rien de
plus qu'une simple image de l’autre.
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On peut aimer toutes les fleurs, mais pour
avoir
le droit de le dire, il faut avoir aimé au moins une fleur. Et on peut
aimer tous les êtres humains, mais pour pouvoir le dire de plein droit,
il faut avoir découvert au moins une personne à travers l’amour.
L’amour est cette étonnante lentille qui relie entre eux les mondes
singulier et universel. Il est nécessaire que la personne qu’on aime
ait des caractéristiques individuelles particulières, et non pas
générales, et c'est alors qu’elle éveillera en nous cette flamme qui
nous transportera au-delà de la singularité, dans l'universel. Vouloir
gommer les différences individuelles pour englober tout le monde dans
un amour neutre ne conduit pas à l’universalité, mais à une fade
généralisation. L’universel n’est pas le dénominateur commun des êtres,
mais cette part d’éternité qui gît en chaque être singulier, et qu’on
ne découvre que si on l’accepte dans ce qu’il a de plus singulier.
Accepter ce qui est là, dans une présence inconditionnelle à l’instant,
accepter chaque être et chaque chose, dans sa totale singularité, est
le seul chemin qui nous permette de transcender notre propre
singularité pour y découvrir notre universalité.
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Chaque
chose qui est, malgré toutes ses
imperfections, acquiert, par rapport à toute chose qui simplement
pourrait être, une qualité qui en fait quelque chose de sacré. Ainsi,
chaque être humain sur cette terre est né de la rencontre d’un ovule et
d’un spermatozoïde, et si l’on sait que ces derniers étaient des
millions à vouloir, en même temps, féconder l’unique ovule, il apparaît
que chaque être humain est entouré de millions de jumeaux potentiels
qui n’ont simplement pas eu la chance d’accéder à l’existence. Tous
sont morts, non pas dans l’oeuf, mais avant l’oeuf. Et pourtant, de
tous ces jumeaux, un seul est sacré, c’est celui qui est parvenu à
l’existence. Tuer celui-ci, ce serait un crime, non pas parce que c’est
lui, mais parce qu’il est.
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Soi et l’autre ne sont pas des objets parmi
d'autres dans la création: ils sont chacun des puits insondables, et
tant qu’il ne font que se toucher, chacun restant dans son propre
quant-à-soi, ils ne sont que des surfaces, ignorant totalement leur
propre profondeur. Seul l’amour les révèle à eux-mêmes en leur
dévoilant l’intimité qu’ils partagent avec l’autre au plus profond
d’eux-mêmes. Ils ne touchent chacun leur propre fond, qui s’avère être
en fait le fond commun à tous, qu’en y plongeant sans réserve grâce à
la confiance totale et à l'abandon de soi que permet l’amour.
Accueillir l’autre, c’est se décoller d’un soi préfabriqué qui nous
bouche l’horizon de notre propre être, et c’est donc aussi bien
découvrir l'autre que sa vraie nature. Il y a une très jolie phrase de
Francis Sigrist:
“Laisser sa place à l’Autre, cela vaut le déplacement.” |
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On ne peut pas aimer soi-même. On peut
s'accepter, mais pas s'aimer. On ne peut aimer qu'autre chose que soi.
L'amour, c'est l' ouverture à l'autre.
Appliqué à soi-même, il ne pourrait s'agir que d'essayer d'aimer
quelque chose en soi qu'on ressent comme “autre”, quelque chose donc
qu'on n'accepte pas, autrement dit les parties “mal-aimées”. Cela, il
faut le faire absolument, sans quoi on butera toujours sur ces poches
d'attachement à soi non dissoutes. Tant qu'on ne les accepte pas, on y
reste accroché, car le désir qu'on a d'être autre est paradoxalement
attachement à soi: on s'attache à une image idéalisée de soi, et cela,
c'est du narcissisme. Il est nécessaire de s'accepter pour pouvoir
aimer. Tant qu'on ne s'accepte pas, on reste attaché à une image de soi
à laquelle on tient, une image autre que ce qui est — autrement dit
l'ego. Dès lors par contre qu'on s'accepte, qu'on accepte ce qui est,
on peut se donner dans l’amour, et ce qu'on donne alors, c'est du vrai.
L’amour est don de soi, il est désappropriation, ce qui ne veut pas
dire pour pourtant perte, car ce n’est au contraire qu’en se donnant
qu’on se débarrasse de ce qui nous retient en nous-mêmes, et qu’on
débouche sur notre nature éternelle.
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Lorsque Jésus dit: “Aime ton prochain comme
toi-même!”, il invite à adopter une position face à l’autre qui est en
rupture totale avec celle qui a prévalu sur la Terre depuis
l’apparition de la vie. Rien moins! L’apparition de la vie, c’est
l’apparition d’une structure, aussi rudimentaire soit-elle — un simple
répliquant moléculaire — capable de distinguer entre soi et non-soi.
Très vite, l’organisme vivant créa une frontière qui sépara très
nettement soi de non-soi: la membrane cellulaire. C’est l'apparition de
la première cellule, la première bactérie, le premier organisme vivant
à proprement parler, entouré d’une membrane qui fait frontière entre le
dedans et le dehors, lui permettant de distinguer entre ce qui est lui
et ce qui lui est étranger. L’intérieur, c’est soi, ce qu’il faut
protéger et nourrir; l’extérieur, c’est l’autre, ce dont il faut se
protéger et où il faut trouver sa nourriture. La membrane cellulaire se
voit ainsi attribué dès le départ le rôle complexe de réguler les
rapports entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisme. Elle établit
des règles, décide ce qui peut entrer, ce qui peut sortir, ce qui est
ami, ce qui est ennemi, etc. C’est le principe de base de la vie, qui
se retrouve dans tous les organismes vivants, et même dans les
organismes aussi complexes que les sociétés animales ou humaines. Les
règles de fonctionnement de la “tribu”(qui constitue la cellule du
fonctionnement social) régissent les rapports entre les membres de la
tribu, ainsi qu’entre la tribu et le monde extérieur. L’intérêt
personnel des individus est élargi et subordonné à l’intérêt supérieur
de la tribu. Un peu comme l’intérêt personnel de chacune des cellules
d’un organisme vivant est étendu et subordonné à l’intérêt supérieur de
l’organisme total. Les Lois que l’on trouve dans l’Ancien Testament
sont des exemples de telles règles régissant le fonctionnement d’une
tribu. Elles s’appliquent aux rapports des membres du groupe entre eux,
et aux rapports entre le groupe et les autres groupes. Les dix
commandements, par exemple, régissent les rapports à l’intérieur du
peuple hébreu. Le dieu d’Israël cautionnait la cohésion du groupe,
c’était même la reconnaissance commune de ce dieu unique qui
constituait l’identité du groupe. Mais la bienveillance de ce dieu-là
s’arrêtait aux frontières du groupe. Ainsi, l’interdiction de tuer ou
de convoiter la femme de son prochain s’appliquait bien aux membres du
groupe, mais pas aux autres. C’est avec la bénédiction de Yavhé que
Josué massacra les Cananéens et vola leurs femmes, aidé et encouragé
par la divinité elle-même, comme en atteste l’épisode célèbre des
trompettes de Jéricho. Toutes les règles de pureté, alimentaires et
rituelles, que l’on trouve dans l’Ancien Testament — comme on en trouve
chez tous les peuples de la Terre —, ont pour but avant tout d’établir
une distinction nette entre le dedans et le dehors, de renforcer la
perception d’un intérieur pur, bon, solidaire autour de l’observance
commune de règles sacrées, face à un extérieur mauvais, impur, barbare,
impie.
Ainsi, lorsque Jésus dit qu’il est venu pour abolir la Loi, et la
remplacer par cet unique commandement: “Aime ton prochain comme
toi-même!”, c’est une révolution qu’il introduit, une révolution non
pas seulement contre la loi de Moïse, mais contre les lois de la
Nature. Percevoir l’autre non plus à travers les règles de la tribu,
qui établissent que celui qui en fait partie est un frère, un “même”,
et celui qui n’en fait pas partie un ennemi, un “autre”, mais se
désolidariser des règles du groupe, pour abolir la distinction entre
dedans et dehors, pour aimer l’autre, le dehors, autant que soi, le
dedans, voilà une véritable révolution. Jésus utilise le terme “amour”
pour désigner l’attachement que chacun éprouve pour soi, car c’est le
seul sentiment que ses contemporains connaissent. Mais à partir de cet
attachement, chacun qui mettra en pratique le nouveau commandement
découvrira quelque chose de radicalement différent, et qui seul
méritera pleinement le terme d’amour. Jésus se trouvait dans la
position d’enseigner l’amour à des hommes qui ignoraient ce que
c’était. C’est pourquoi il appelle “amour” l’attachement à soi, à son
propre dedans, pour les inviter à étendre cet attachement à l’autre,
celui avec qui on ne partage aucun intérêt ni aucune appartenance
commune. Or, si l’amour pour ce qui est intérieur à soi est bien
attachement, lorsqu’il s’adresse à un autre radicalement extérieur à
soi, au lieu de renforcer la frontière qui protège l’intériorité du
soi, il la bat en brèche, il fait de soi-même une ouverture radicale,
une totale désappropriation, et retourne l'intériorité sur elle-même,
comme un gant, de sorte que l'intérieur englobe l'extérieur.
L'amour-attachement devient l'Amour. C’est comme si par ce
commandement, l’attachement à soi, qui sépare de l’autre, se trouvait
détourné, et mis au service du détachement de soi, afin d'ouvrir les
portes à l’amour, et par là-même à la libération du "soi" de son
enfermement en soi.
C’est le même principe qui préside à l’éclosion de l’éveil: on se
met en route, parce qu'on cherche quelque chose, et pourtant ce n’est
pas ce quelque chose qu’on découvre, mais l'évidence qu'il n'y a rien à
chercher, qu'il n'y a qu'à accueillir celui qui est, et que le
chercheur masque par la frénésie de sa quête.
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L’aspiration à l’infini est un désir
éminemment
légitime de l’ego, car il est le pendant exact du néant qu'il
représente lui-même. C’est parce que l’ego est néant, qu’il aspire à
l’infini, et cette aspiration contient déjà en germe sa rédemption, car
devenir infini, c’est ne plus être enfermé en lui-même. Simplement il
se trompe de perspective, car ne se percevant pas lui-même, il ne
perçoit que ce qu’il contient, et s’imagine dès lors devoir enfler
jusqu’aux frontières du monde pour contenir l’infini. Or, ce n’est pas
cela la solution. La solution, c’est qu’il perçoive qu’il n’est
lui-même que frontière, et rien d’autre, que dès qu’il englobe quelque
chose en lui, il se fait frontière, et autant qu’il voudra élargir
cette frontière, elle ne contiendra jamais l’infini. La bonne solution,
c’est qu’il se débarrasse de tout contenu, qu’il reste entièrement nu
face à lui-même, qu’il rétrécisse la circonférence qu’il englobe, qu’il
la vide, jusqu’à n’être plus qu’un point. A ce moment-là se produit le
miracle qu’il ne pouvait imaginer, car il renverse l’ordre du monde: en
étant simple point, il devient du même coup contenant de tout ce qui
l’entoure. Le point, c’est une surface nulle, c’est une frontière
nulle; et une frontière nulle, c’est une frontière qui englobe tout.
C’est comme si tous les pays sur la terre abolissaient les
frontières qui les isolent: il n’y aurait plus de frontière, donc une
frontière nulle englobant tout. L’exemple de la sphère terrestre est
ambigu, je le conçois, car le même résultat pourrait être obtenu par un
pays-ego qui s’enflerait aux dimensions du tout. Mais ce qu’il ne faut
pas perdre de vue dans cet exemple, c’est que le tout en question est
limité à la sphère terrestre, est c’est uniquement pour cela qu’une
croissance en quantité d’un seul pays est en mesure de l’englober aussi
bien que l’abolition des frontières entre tous les pays. Pour englober
le tout en tant qu’infini, l’accroissement de quantité n’y parviendra
jamais. Seul le retournement de l’ego, la réduction de la frontière
qu’il est à un point virtuel et donc nul, permet d’englober l’infini.
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