Regards sur l'éveil
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Posté par
joaquim
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Helen Keller
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L’éveil au langage est dans un sens le
contraire de celui dont on parle ici, puisqu'il signe
l’entrée dans le monde de la représentation, et donc de la dualité. Le
petit bébé vit dans un monde d’odeurs, de couleurs, de goûts et de sons
qui exercent un effet sur lui, éveillant sa joie ou sa peine. Son monde
est fait de ces émotions et de ces sensations, dans lesquelles il
baigne. Les sons qu’il entend sont pour lui bruit ou musique,
rassurants ou inquiétants. Puis un jour, en entendant un son, un éclair
jaillit en lui. Tel son signifie
quelque chose, il représente
maman. C’est l’entrée dans un monde nouveau, celui des signes et du
sens. Comme le montre le film bouleversant d’Arthur Penn sur la vie d’Helen Keller
(le lien est en anglais, mais les images parlent d'elles-mêmes),
devenue sourde et aveugle à l’âge de 19 mois, et laissée pour idiote
jusqu’à ce qu’une préceptrice s’emploie à briser le mur de silence dans
lequel l’enfant était enfermée. A force d'acharnement, elle est
parvenue un jour à faire
comprendre à l'enfant que les lettres qu’elle dessinait dans la paume
de sa main,
signifiaient “eau”. Des mois et des mois de lutte autour de ces signes
qui n’étaient jusque-là que des traits dessinés, ouvraient tout-à-coup
à l’enfant un monde radicalement nouveau, un monde dans lequel tout ce
qu’elle avait connu auparavant se trouvait radicalement transformé. On
voit dans l'extrait du film mis en lien la petite courir d’un objet
à l’autre, le sentir avec ses mains et avec sa bouche comme si elle le
découvrait pour la première fois, et revenir vers la préceptrice faire
sur les mains de celles-ci le signe qui “dit” cet objet. Elle entra ce
jour-là dans le monde de la relation consciente — au monde et à
l’autre. Cette entrée ne fut pas partielle, elle fut complète. Le
déclic se fait, ou il ne se fait pas. Et pourtant, toute la vie d’Helen
Keller consista ensuite en un approfondissement de cette expérience
initiale, qui la conduisit à obtenir un grade universitaire et à
publier de nombreux livres, dont celui de sa propre histoire.
C’est comme lorsqu’on s’éveille le matin. On est peut-être mal
réveillé, mais il n’y a aucun doute quant à la qualité de cette veille:
elle est veille, et non pas sommeil. Et elle ne devient pas plus
“veille” après le café, même si on devient peut-être mieux réveillé.
Je dirai donc pour ma part que l’éveil n’est pas analogique, mais
digital, autrement dit qu’il n’est pas de l’ordre de la quantité, mais
de la qualité, pas de l’ordre de la continuité, mais de la rupture. Il
est comme un message: on en saisit le sens, ou on ne le saisit pas.
C’est l’instrument qui permet de capter le message qui est analogique,
et qu’il s’agit d’affiner et de perfectionner. Lorsque la vue baisse,
les formes qu’on aperçoit sur le papier ne sont parfois plus que des
gribouillis. Mais aussitôt qu’on en a saisi suffisamment pour leur
donner leur nom, le sens du mot apparaît de manière totale, sans
restriction, et il ne serait pas plus clair si on distinguait encore
mieux les lettres qui le composent. Ce qui ne veut pas dire, au cas où
on désire continuer à lire, qu’il ne faille pas se procurer des
lunettes. Donc oui, le travail sur les vents et les canaux est
nécessaire. Bien qu’en un sens il se fasse tout seul. Je n’ai pour ma
part jamais fait de travail dirigé dans ce sens. Je me suis simplement
rendu compte, avec le temps. que des modifications se produisaient dans
mon rapport à certaines fonctions du corps; que la respiration, par
exemple, était un organe qui permettait de palper les objets du monde
environnant. Un peu comme la langue du serpent, qu’il sort pour
explorer le monde qui l’entoure, puis qu’il introduit dans sa loge
palatine pour interroger tout ce qui s’est déposé sur elle. Ce
processus-là, par exemple, je ne l’avais aucunement perçu le jour de
l’éveil, ni même durant les années qui ont suivi. C’est la même chose
pour la vision. Le point du regard qui regarde ne se situe plus entre
les deux yeux, mais en arrière, dans la région occipitale, curieusement
là où se trouve le cortex visuel. Comme si la tête n’était plus qu’un
entonnoir ouvert sur le devant dans lequel le monde se déversait, et
qu’on le prenait en soi par l’inspiration lorsque celle-ci venait
toucher la base de l’entonnoir, à la base du crâne. Pour sentir cela,
il faut que les “canaux” soient dégagés, au moins un peu. Là, on est
dans l’ordre de la quantité. Je crois avoir dégagé un peu mes canaux,
parfois ils sont un peu bouchés, en tout cas, je suis bien conscient
qu’il y a encore un long travail à faire, un travail qui se fera tout
seul, pour autant que je sois présent à ce qui est. Et même si j’ai
connu le même éveil dont parlent les saints et les sages, il ne me
viendrait pas à l’idée de me comparer à eux, comme il ne viendrait pas
à l’idée d’un enfant qui a appris à écrire de se comparer à un grand
écrivain. |
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Si l’on considère que l’éveil serait le
résultat
d’un processus continu, c’est-à-dire en l'occurence d’un entraînement
ou d’une discipline, alors il est en notre pouvoir de le provoquer.
Comme de monter sur une échelle pour toucher le plafond. Dans une telle
démarche, celui qui atteint l’éveil est le
même que celui qui le cherchait. Alors que si l’on considère l’éveil
comme un saut qualitatif, cela implique que celui qui émerge du saut
n’est pas le même que celui qui le précédait. Je pense que c’est
capital, car il ne saurait y avoir éveil, à mon sens, sans un
retournement de la personne, sans un désaisissement radical de tout ce
à quoi elle tient, de toute sécurité sur quoi elle s’appuie, y compris
celle de la discipline qu’elle s’imposerait pour parvenir à l’éveil.
Cette désappropriation de soi-même, cette ouverture à ce qui est autre
que soi, c’est cette radicale ouverture
qu'est l'amour. On peut regarder ce geste d'ouverture sous son aspect
qualitatif, et c'est le point de vue le plus couramment adopté sur ce
forum: on ne s'occupe alors que de la nature de ce geste, et non pas
son extension. Son extension, c'est l'aspect quantitatif, qui fait
qu'il ne suffit pas d'avoir été saisi intérieurement par ce geste pour
être devenu, d'un seul coup, un sage ou un saint.
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Il doit nécessairement y avoir basculement
d’un
état à l’autre, mais rien n’empêche que ce basculement puisse prendre
un temps indéterminé. Le temps ne joue aucun rôle dans ce basculement,
d’autant moins qu’il est précisément un basculement hors du temps.
C’est quelque chose qui m’a toujours d’ailleurs énormément interpellé,
que ce basculement hors du temps survient toujours, et uniquement,
lorsqu’on laisse le temps au temps, c’est-à-dire lorsqu’on n’attend
absolument plus rien d’autre que ce qui est là, maintenant. Le temps
subjectif, c’est la mesure de l’attente de ce qui vient. Lorsqu’on
n’attend plus rien, vraiment, alors, le temps, ou plutôt l’instant,
devient comme un éclat de l’éternité. Et étonnamment, à ce moment-là,
le temps qui s’écoule devient quelque chose de palpable, comme un
souffle qui nous porte. |
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