Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté
le: Sa 14 Août 2004 par joaquim
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L'englobant
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Voici
un texte dense de Karl Jaspers,
l’existentialiste allemand, où est décrite de
manière particulièrement
claire et précise la position ambiguë de notre conscience,
à cheval
entre le sujet et l’objet:
"(...)
Pour répondre à la question
posée: qu’est-ce que l’être en tant qu’être?, on a
eu recours à une
réalité présente dans le monde, à laquelle
on attribuait ce caractère
particulier d’être la source de tout le reste. (...) Les diverses
écoles, au cours de leur lutte millénaire, n’ont jamais
réussi à
vérifier l’un de ces points de vue aux dépends de
l’autre. (...) Toutes
ces conceptions ont un point commun: elles font de l’objet une
réalité
qui est en dehors de moi, un objet sur lequel je suis braqué. Le
phénomène fondamental de notre vie consciente va pour
nous tellement
sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne
nous
interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous
parlons, c’est toujours autre chose que nous-mêmes, c’est ce sur
quoi
nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet
situé en face de
nous. Quand par la pensée je me prends moi-même pour
objet, je deviens
autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis
présent en
tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de
moi-même; mais ce
moi, je ne peux pas le penser de façon adéquate comme
objet, car il est
toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait
fondamental de notre vie pensante, nous l’appelons la scission
sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons
éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et
retourner notre
pensée sur elle-même, nous n’en resterons pas moins
toujours dans cette
scission entre le sujet et l’objet et braqués sur l’objet (...).
Quel est donc le sens de ce mystère impliqué à
tout instant par la
scission sujet objet? Manifestement, c’est que l’être en tant que
totalité ne peut être ni objet ni sujet, mais qu’il doit
être
l’«englobant» qui se manifeste dans cette scission.
Il est évident que l’être en soi ne peut pas être
objet. Tout ce
qui est objet pour moi vient à moi du fond de l’englobant et
c’est du
fond de l’englobant que je surgis comme sujet. L’objet est un
être
défini pour le moi. L’englobant, pour ma conscience, reste
obscur. Il
ne s’éclaire que par les objets, et il devient d’autant plus
clair que
les objets sont plus nettement présents à la conscience.
L’englobant ne
devient pas lui-même objet, mais il se manifeste dans la scission
du
moi et de l’objet. Lui-même reste un arrière-plan que
s’éclaire sans
cesse à travers la manifestation des objets, tout en demeurant
l’englobant. (...)
L’englobant, c’est donc ce qui, à travers la pensée, ne
fait que
s’annoncer. Nous ne le rencontrons jamais lui-même, mais tout ce
que
nous rencontrons, nous le rencontrons en lui."
Karl Jaspers, Introduction à la Philosophie, Plon, 10/18,
1981-2001, pp.28-30
Cette description précise de la réalité dans
laquelle nous sommes,
explorant jusque dans ses derniers confins le territoire de ce qui peut
être affirmé, et pointant sur ce qui ne peut être
qu’annoncé, autrement
dit sur le “territoire” de l’éveil, montre bien que
l’éveil ne saurait
se produire à l’intérieur de la réalité
objectivable, c’est-à-dire à
l’intérieur de la scission sujet-objet. L’éveil ne peut
en aucune
manière devenir expérience pour le sujet que nous sommes,
c’est-à-dire
objectivable, mais il advient simplement lorsqu’est levée cette
scission, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus ni sujet ni objet,
donc
plus aucun sujet séparé pour le percevoir.
Michel Faviez (cf. http://www.cafe-eveil.org/forum/ftopic20.html
) a
écrit à ce propos quelques très jolies phrases
aphoristiques:
"Le
vécu de l’absence de toute représentation de soi affirme
et révèle la présence de celui qui vit cette
absence”.
p. 108
et
"Le
sujet, atteignant et passant cette
limite de la conscience de soi, pourrait connaître sa propre
présence,
au moment même où il appréhenderait son
inexistence."
p. 197
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Nous
sommes, en tant que soi conscient à
l’intérieur de notre conscience un peu comme est la
lumière dans le
monde matériel. La lumière, qui est source de toute
brillance, ne peut
jamais être perçue elle-même comme brillante: seuls
les objets qu’elle
frappe sont éclairés. Elle-même n’est pas visible.
Avec la conscience,
c’est la même chose. Nous somme conscients des objets, et d’eux
seuls.
La conscience peut certes, à la différence de la
lumière, se réfléchir
elle-même, s’interroger sur elle-même, mais elle fait alors
d’elle-même
un objet qu’elle pose sous son projecteur intérieur. Elle ne
peut
s’observer elle-même qu’en s’objectivant sous forme d’une image
d'elle
qu’elle pose devant soi. Cette image est observée par la
conscience
"observante" qui, elle, échappe obstinément à
l'observation. Car
aussitôt qu’elle est observée, la conscience observante
perd sa qualité
de source, et devient elle-même conscience observée pour
une nouvelle
conscience observante, située en amont. La conscience observante
tombe
comme un objet dans le champ de la conscience aussitôt qu'elle
devient objet
d'observation. La conscience observante, c’est le sujet, la conscience
observée, l’objet. Entre les deux, il existe un fossé,
une différence
radicale de qualité, qui est celle qui sépare une partie
exclusivement
active d'une partie exclusivement passive. La conscience observante est
pure activité, la conscience observée pure
passivité. On ne peut
imaginer plus grand fossé, et pourtant nous sommes, à
chaque instant,
les deux. A chaque instant où nous sommes conscients et
éveillés, au
sens trivial du terme, pour répondre à ta deuxième
question,
c’est-à-dire où nous sommes pris dans une activité
consciente.
Nous existons sous deux modalités disjointes, celle du sujet et
celle de l’objet. Jamais nous ne pouvons nous saisir nous-mêmes
en tant
que sujet, car le sujet est toujours celui qui saisit, et ce qu’il
saisit est toujours l’objet, même si c’est lui-même. Ce
n’est
d’ailleurs pas vraiment lui-même qu’il saisit dans ce cas, mais
une
image de lui-même, une représentation de soi. L’Englobant,
c’est ce qui
contient à la fois le sujet et l’objet. Il ne saurait être
saisi par la
conscience ni la pensée, qui ne peuvent saisir que des objets,
puisqu’il englobe sujet et objet. C’est l’Être. Jaspers ne le
nomme pas
ainsi, pour bien marquer qu’il n’est défini par aucune
modalité, qu’il
n’entre avec rien dans un rapport dialectique, puisqu’il contient tous
les opposés imaginables. L’être peut se définir en
opposition au
non-Être; l’englobant ne peut se définir en opposition
à rien, il est
parfaitement indéfini. Car définir, c’est situer à
l'intérieur d'une
limite; or l’englobant n’est limité par rien, puisqu’il englobe
tout.
C’est pour bien signaler que la totalité du possible est
innommable,
qu’elle ne peut être rencontrée, comme le dit Jaspers,
mais que toute
rencontre se fait en elle, qu’il la nomme l’Engobant plutôt que
l’Être.
L’englobant ne peut être pensé, car la pensée qui
le saisirait le
limiterait et le ferait ainsi déchoir de sa qualité
d’englobant.
L’englobant est en amont de toute pensée, toute pensée se
développe en
lui, mais aucune ne le rencontre. A chaque instant, nous “sommes”
l’englobant, et pourtant nous n’en percevons, à
l’intérieur de notre
conscience, que la modalité passive, objectale, et nous
échappe
continuellement la modalité active, le sujet. On peut
décrire l’éveil
comme la disparition de la modalité objectale, par la
dissolution de
l’ego, qui est la projection de soi-même dans le monde
dévitalisé de la
représentation, de sorte que seul le sujet actif subsiste, non
identifié à une quelconque image de soi; ou alors on peut
le décrire
comme la découverte foudroyante de sa propre activité,
d’une sorte de
naissance à un soi actif, qui a en fait toujours
été là, sans qu’on
s’en aperçoive, englué qu’on était dans les objets
qui peuplaient notre
conscience et identifié soi-même à un tel objet.
Tout être conscient crée des représentations qui
sont les objets
peuplant sa conscience. Mais seul un être conscient de soi
élit un de
ces objets et le nomme “moi”, et identifie du même coup cet objet au sujet
qu’il se découvre être. Et il tombe dans une
méprise totale sur
lui-même, puisque tout ce qu’il perçoit se situe du
côté de l’objet, y
compris lui-même, alors qu’il s’imagine percevoir la
totalité. Lui
manque justement l’élément qu’il croit le mieux
connaître, autrement
dit le sujet. Cruelle ironie de la nature. C’est ce que j’ai
décrit
dans la Naissance de la
tragédie.
L'individu conscient de soi, se méprenant sur lui-même en
confondant
l’image de lui projetée dans la conscience avec son origine, se
trouve
fatalement pris en porte-à-faux sur la scission sujet-objet. Et
il ne
peut la vivre que sur un mode tragique, car elle le fait tomber
à
chaque instant hors de l’unité, chuter à chaque instant
hors du monde
de l’action créatrice d'où il naît dans le monde
des objets créés où il
choit; il déchoit à chaque instant de sa qualité
de sujet pour se
transformer en objet, sous l’effet du maléfice de la scission
sujet-objet. Il tombe dans la dualité.
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Bien qu’il s’en défende: «Le
but, en effet, nous ne l’atteignons pas en nous détournant du monde, à
moins que ce soit par la voie mystique, qui demeure incommunicable»
[Introduction à
la Philosophie, Plon coll. 10/18, 1981, p. 34],
Jaspers décrit parfaitement, en termes aussi limpides qu’il soit
possible, le chemin qui me semble être justement celui de la mystique,
et que lui-même nomme chemin philosophique. Je pense que le malentendu
provient du fait qu’il a été contraint d’établir une claire distinction
entre ce qu’il entendait par sa propre démarche, libre et assumée, et
ce qui régnait dans les milieux religieux chrétiens de l’époque, à
savoir une foi en la Parole révélée, donc incontestable, ne se prêtant
pas à la critique, mais uniquement à l’exégèse; il a exposé clairement
la distinction radicale entre ces deux approches dans son ouvrage “Foi
philosophique et Foi chrétienne”. Du coup, il reléguait la démarche
mystique dans le domaine de la foi qui croit sans remettre jamais en
question les fondements sur lesquels elle repose. Je pense pour ma part
que la plupart des mystiques ont au contraire fait une démarche de
dépouillement total, que ce dépouillement total était nécessaire pour
leur permettre l’accueil sans réserve de Dieu, non pas d’un Dieu
tout-puissant, mais de celui qui simplement EST derrière la
manifestation, et que ce dépouillement total a exigé d’eux le
renoncement à la foi préfabriquée à laquelle ils s’accrochaient, cette
foi en un Dieu extérieur à eux-mêmes qui les protégerait et les
préserverait de leur propre néant. La description que donne Jaspers de
sa démarche, deux pages après lui avoir dénié tout caractère mystique,
correspond d’ailleurs tout-à-fait à cette exigence d’accueil total:
«Ce
n’est qu’en prenant conscience de la scission sujet-objet,
comme d’une essentielle condition de notre pensée, et de l’englobant
qui par elle s’actualise en nous, que nous devenons libres pour la
recherche philosophique.
Une telle réflexion nous détache de tout être particulier. Elle
nous oblige à revenir de toute impasse où tel savoir définitif
prétendait nous fixer. Elle nous convertit.
Pour qui trouverait sa sécurité dans le caractère absolu des choses et
dans une théorie de la connaissance fondée sur l’objectivité, perdre
tout cela, c’est tomber dans le nihilisme. Désormais, plus rien de ce
qui trouve sa détermination, et par là son caractère fini, au moyen de
la langue et d’une expression objective, ne peut prétendre à être de
façon exclusive réalité et vérité.
Notre réflexion philosophique passe par ce nihilisme, qui bien
plutôt nous libère pour l’être véritable. A travers l’effort
philosophique nous renaissons dans notre essence, et alors grandissent
en nous le sens et la valeur, toujours limités, de toutes les choses
finies. Nous voyons avec certitude que nos chemins passent
inévitablement à travers elles; mais en même temps s’ouvre pour nous la
profondeur à partir de laquelle il nous devient possible d’avoir
affaire à elles en pleine liberté.
L’effondrement des certitudes solides, mais trompeuses, nous
permet alors de planer. Ce qui paraissait un abîme devient l’espace
même de la liberté. Le néant apparent se transforme et c’est
précisément de là que l’être en soi s’adresse à nous.»
op cit pp. 36-37
L’effacement de Jaspers devant l’être en soi, par quoi il devient
libre, c’est l’effacement des mystiques devant Dieu, qu’ils découvrent
avoir toujours résidé au fond d’eux-mêmes, attendant qu’ils renoncent à
toutes les sécurités matérielles et surtout spirituelles auxquelles ils
s’accrochaient jusque là pour ne pas sombrer dans leur propre vide
intérieur, ce vide incontournable auquel Jaspers donne aussi le nom de
nihilisme. |
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«
Là où je fais
l’expérience de la transcendance dans sa vraie
réalité, je suis réel,
en tant que moi-même, en tant qu’existence. Mais si en tant que
sujet
vital, que conscience en général, qu’esprit, j’affirmais
la réalité de
la transcendance, celle-ci serait plutôt une fiction,
comparée aux
réalités qui correspondent à ces modes de
l’englobant. Elle y serait
superflue, ou une illusion. Mais ce qui se manifeste dans le sujet
vital, dans la conscience en général, dans l’esprit, peut
devenir
langage de la transcendance en tant que chiffre, langage n’ayant
pourtant son poids que pour l’existence possible, capable de
l’entendre. »
Karl Jaspers, Foi philosophique ou Foi chrétienne, Ed. Ophrys,
Paris, 1975, p. 50.
Voilà une phrase qui résume tout, qui contient tout,
parce qu’elle
établit les limites du connaissable et décide qui peut
dire quoi sur
l’éveil. Elle semble très abstraite et
rébarbative, mais j’aimerais
vous en faire entrevoir la beauté.
Jaspers affirme tout d’abord: “Là où je fais
l’expérience de la
transcendance dans sa vraie réalité, je suis réel,
en tant que
moi-même, en tant qu’existence.” Pour Jaspers, il existe deux
types de
connaissance: la connaissance extérieure, qui se réalise
dans la
science, et la connaissance intérieure, qui est
l’expérience de
l’ici-et-maintenant, de l’être-là (cf Le site philo 5 ).
Il affirme donc que l’être qui fait l’expérience de la
transcendance
vit sa propre réalité dans toute sa plénitude.
Mais il affirme
immédiatement après que rien de réel ne saurait
être dit de cette
expérience. En effet, celui qui en affirmerait quelque chose ne
saurait
être celui qui l’expérimente, car ce dernier, qui se
trouve au-delà de
la scission sujet-objet (cf L'englobant de
Jaspers,
ne pourrait tenir de discours sur cette expérience sans
l’objectiver
hors de lui, sans donc en sortir et retourner dans la scission
sujet-objet pour en parler. Le seul qui peut parler de cette
expérience
est le “sujet vital”, la “conscience en général”, cette
partie que les
orientaux appellent le mental, et que Jaspers nomme ici, de
manière un
peu troublante pour les habitués du vocabulaire de la
spiritualité,
esprit. Cet esprit est celui qui connaît, celui qui saisit le
monde à
l’aide de concepts, qui s’en fait une représentation. Mais c’est
aussi
justement celui qui ne peut pas faire l’expérience de la
transcendance.
Jaspers l’affirme en déclarant que le discours que le “sujet
vital”
pourrait tenir sur l’expérience de la transcendance – et cela
même si
le sujet en a réellement fait l’expérience –, ne pourrait
être qu’une
“fiction”, comparée à la réalité de
l’expérience elle-même.
Il affirme ensuite que le sujet vital, le sujet pensant, bien qu’il
ne puisse faire l’expérience de la transcendance – il ne serait
plus à
ce moment-là sujet pensant, mais sujet réel – peut
développer un
langage pour en parler, un langage qui ne parlerait pas de la
transcendance elle-même, mais du chiffre qui la
représente, d’un
symbole qui n’existe pas de manière réelle, mais
seulement comme
indication d’une possibilité.
Jaspers adopte la position paradoxale d’affirmer quelque chose
concernant la transcendance, tout en se disqualifiant en tant que
locuteur capable d’affirmer quoi que ce soit de réel sur ce
sujet. Il
dissocie l’expérience de la transcendance en deux temps
distincts,
celui de la réalité vécue et celui de la
réflexion sur cette
expérience. Il introduit ainsi dans le discours sur la
transcendance
une scission, correpondant à la scission interne du sujet, ce
qui est
éminemment paradoxal puisque la nature de la transcendance et
justement
l’abolition cette scission. Toutefois, la mise en présence de
ces deux
paradoxes, celui du raisonnement et celui du sujet, amène leur
résolution mutuelle, dans la mesure où les
éléments initialement
invalides du raisonnement se trouvent validés par le sujet
scindé au
moment où il les lit, puisque ce dernier actualise par sa
lecture la
scission dont parle le raisonnement, en même temps que le sujet
scindé
se trouve expliqué par le raisonnement qu’il lit.
Jaspers crée ainsi une sorte de structure
auto-référentielle. Une
telle structure est constituée d’éléments dont
aucun n’est viable pris
isolément, mais dont l’ensemble acquiert une sorte de vie
auto-entretenue. Douglas Hofstadter
a
donné de nombreux exemples de phrases
auto-référentielles, comme celle-ci, par exemple, que je
trouve très jolie: “Le
lecteur
de cette phrase n’existe que lorsqu’il me lit.”
(in Ma Thémagie, Interéditions, Paris, 1988, p. 15).
Cette phrase
acquiert une sorte de réalité vivante en puisant sa
substance dans
l’interaction ici-et-maintenant avec le lecteur.
Jaspers a fait quelque chose d’un peu analogue, dans la mesure
où
sa description acquiert une consistance propre à partir
d’éléments
scindés, invalides pris isolément, mais qui parviennent
contre toute
attente à s’articuler ensemble en prenant appui sur la propre
scission
intérieure du lecteur. C’est bien là le tour de force de
cette
description, que de parvenir à affirmer quelque chose tout en se
déniant tout droit à affirmer quoi que ce soit.
L’adhésion à la vérité
qu’elle veut dévoiler ne s’obtient pas par la force d’une
démonstration
(ce qui serait du domaine de la science), mais par le choc vécu
des
mots, qui conduisent à une expérience philosophique en
tant
qu’ouverture sur la transcendance.
Encore une remarque sur ce thème inépuisable
: pour être vraie, la phrase de Jaspers exige la participation
active
du lecteur, non pas simplement comme sujet raisonnant, mais comme
porteur d’un vécu et d’une expérience. Entendez bien, non
pas seulement
pour être comprise, mais pour être vraie. Je vais essayer
d’illustrer
ce phénomène, à l’aide d’une petite B.D. mettant
en scène un personnage
de Malfada: Manolito.
réf. Quino,
Mafalda, vol 10, “Le Club de Mafalda”, p. 28
La scène ne prend sens que parce qu’elle s’appuie sur un savoir
supposé du lecteur, à savoir que l’Everest n’est pas un
fleuve. Le
savoir du lecteur est ainsi sollicitée activement, sans qu’il
s’en
rende nécessairement compte, et si ce savoir lui manque, la
scène perd
son sens.
Le savoir, ou plutôt dans le cas de la phrase de Jaspers,
l’expérience, que celle-ci sollicite du lecteur pour être
vraie, est
l’expérience de la nature paradoxale de la conscience, à
cheval sur la
scission sujet-objet. La raison pour laquelle la phrase de Jaspers ne
peut être vraie en soi, mais seulement à travers la
participation
active du lecteur, est qu’elle se réfère à un
sujet qui change de
nature aussitôt qu’elle le prend pour objet; dès lors, le
discours sur
cet objet n’est vrai qu’aussi longtemps qu’on n’en parle pas, et
devient faux, ou illusion, comme le dit Jaspers, dès qu’on
cherche à
l’objectiver par le discours. La scène de Manolito ne repose pas
sur
une ambiguïté aussi complexe, car même sans la
participation du
lecteur, il reste vrai que l’Everest n’est pas un fleuve.
Néanmoins,
elle ne fait sens que si le lecteur a connaissance de ce fait, si bien
qu’on peut dire qu’elle n’est vraie dans le sens qu’elle n’a
d’existence véritable en tant que scène humoristique, que
si le savoir
du lecteur y participe activement.
Il existe un certain nombre de phrases se référant
à des objets
bien plus simples que la transcendance, et qui, comme la phrase de
Jaspers, doivent être déclarées fausses
aussitôt qu’elles sont
énoncées, et cela quand bien même elles pourraient
être vraies dans
l’absolu. Prenez par exemple la phrase suivante: “Jamais je ne
révélerai quoi que ce soit me concernant”. Cette phrase
est tout-à-fait
paradoxale, car, au cas où elle serait vraie,
c’est-à-dire au cas où je
serais effectivement quelqu’un qui ne révélerait jamais
quoi que ce
soit sur moi, le simple fait de l’avoir énoncée
l’invalide, car en
déclarant “Jamais je ne révélerai quoi que ce soit
me concernant”, je
révèle sans m’en rendre compte justement quelque chose de
moi, et
contredit donc dans les faits mon affirmation au moment même
où je la
prononce. On n’en sort pas, et je crois qu'il est sage à ce
stade de
conclure qu’il y a un moment où les mots doivent céder la
place au
silence. |
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