Regards sur l'éveil
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Posté
le 15 mai 2005 par joaquim
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Dans la vie des autres
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Voilà un
film qui ressemble dans sa facture à
Amélie Poulain, par sa légèreté aérienne et sa fraîcheur, bien que le
héros de Locataires ne contrôle, lui, rien, ne prépare rien, ne
développe aucun de ces
petits stratagèmes si chers à Amélie pour s’inviter comme un ange dans
la vie des autres; il s’y invite pourtant réellement, littéralement,
matériellement, mais avec une totale transparence, sans aucune
épaisseur. Pour ceux qui n’on pas encore vu le film, allez le voir
avant de lire la suite...
Tae-suk s’immerge dans la vie de ses hôtes, il en épouse totalement
les formes. Il ne veut rien provoquer, il ne délivre aucun message, et
ne dit même aucun mot durant toute la durée du film. Mais il s’attache
aux petites choses, tout ce qu’il fait, il le fait avec le plus grand
soin, religieusement, il est totalement absorbé par chacune de ses
actions, même la plus insignifiante, que ce soit laver les effets
personnels de ses hôtes, frapper une balle de golf – même imaginaire!
–, astiquer sa moto, ou poser délicatement le pied sur le sol de sa
cellule. Il est suprêmement libre, car il n'est attaché à rien, il ne
possède rien, il est au service de tout ce qu’il rencontre, même de sa
rutilante moto, qu'il sert plus qu'il ne possède. Il est aussi
suprêmement libérateur, en premier lieu de cette femme battue, qui
passe à travers le film comme un nuage porté par les événements, et
qu’il rend à l’étendue du ciel, cette femme qu’on voit sous la coupe
d'un mari possessif et violent, avant qu'il l'emmène dans son
vagabondage initiatique. Il la libère aussi symboliquement, dans la
mesure où on la voit, dans l'appartement du photographe, emprisonnée
dans une photo, que Tae-suk découpe en petit carrés et qu’il recolle au
hasard, et qui deviennent autant de portes par lesquelles le portrait
s’échappe du cadre. Dans une scène ultérieure, de retour dans ce même
appartement, il libère définitivement l'image de la femme, en retirant
complètement son portrait du cadre. Et enfin, il nous libère, nous, les
spectateurs, qui sommes invités, par le mouvement d'identification
propre au cinéma, à vivre par procuration ses faits et gestes. Dans
tout film, on s'identifie au héros, mais cette identification prend un
caractère unique avec ce film, car il nous conduit à nous identifier
non pas à quelque chose d'autre que nous-mêmes, mais nous ramène au
contraire justement à nous-mêmes, à ce que nous sommes en train de
faire à l'instant même où nous regardons le film: car ce que fait le
héros, c'est emprunter pour quelques heures la vie des gens chez qui il
s'invite, exactement comme nous le faisons, nous spectateurs, en nous
invitant dans son rôle et en vivant pour quelques instants sa vie à
lui. Autrement dit le film nous fait vivre à travers le héros le même
phénomène que celui qu’il vit lui-même, dans une sorte résonnance, de
boucle auto-référentielle. Le réalisateur crée ainsi avec le public une
complicité inattendue, aussi élégante que légère, car elle passe
probablement le plus souvent inaperçue, à l'image du passage furtif du
héros dans les appartements qu'il visite.
Tae-suk marche sur la terre comme s’il s’agissait de la peau délicate
d’une femme, il y passe comme un ange, sans être pourtant épargné par
la violence terrestre. La scène de la balle de golf qui s’échappe de
son filin et qui frappe, à mort semble-t-il, la passagère d’une
voiture, est à ce titre particulièrement troublante. Le héros commet
involontairement un meurtre, et ses pleurs attestent bien du fait qu’il
s'en sent responsable. Néanmoins, il ne s’attarde pas sur cet
événement, et poursuit son sacerdoce voué au soin de l’instant. La
question de la responsabilité est d’ailleurs très habilement mise en
scène par le scénario: on l’a vu se livrer plusieurs fois au petit
manège de la balle de golf prisonnière de son filin, et la jeune femme
l’avait systématiquement empêché de frapper son coup, les précédentes
fois, en venant s'interposer devant la balle. Ce n'est que la dernière
fois, avant le coup fatidique, qu'elle s’est retirée, provoquant un
mouvement de surprise chez le jeune homme, qui put alors frapper la
balle. Si Tae-suk porte la responsabilité active du décès de la
passagère, la jeune femme en porte la responsabilité passive. Tout le
film est d’ailleurs porté par cette polarité entre ces deux être
totalement désappropriés d’eux-mêmes, lui sur un mode actif, elle sur
un mode passif – le Yin et le Yang évidemment... pour un film
sud-coréen. Mais si on veut vraiment creuser jusqu’au bout la question
de la responsabilité, on ne trouvera comme ultime et véritable
responsable de ce meurtre que Celui qui a fait qu'une voiture passe à
l'endroit et au moment précis où un jeune homme frappait une balle de
golf, autorisé qu'il s'était senti à le faire par le retrait d'une
jeune femme qui jusqu'alors lui masquait sa ligne de tir, que le filin
qui retenait la balle se rompît à cet instant, ce qui permit à la balle
d'aller frapper à mort la passagère de la voiture – autrement dit le
destin. Ou, si l'on veut voir plus loin encore, les lois impitoyables
de la matière qui excluent que deux corps puissent occuper
simultanément un même espace.
Si Tae-suk parvient à poursuivre sa vie insouciante après cette
tragédie, c’est qu’il ne s’est pas attribué ce geste, il ne l’a pas
fait sien, comme d'ailleurs aucun autre des gestes qu’il accomplit,
mais il s'est vécu, à travers celui-ci ainsi qu'à travers les autres,
comme l’instrument par qui ces gestes se font. Et c’est aussi de la
sorte qu’il faut comprendre les gestes de vengeance auxquels il se
livre: il n'est que l’instrument de cette vengeance. Cette lecture est
confirmée par le fait que le policier véreux sur lequel s'abat sa
vengeance est frappé par les (dernières) balles de golf alors qu’il se
trouve caché dans le recoin d’un mur, à l’abri du regard de Tae-suk qui
frappe les balles à l'aveugle, comme s'il laissait au destin le soin
d’en faire les instruments d'une possible vengeance.
Le film se termine sur une scène où les deux protagonistes sont
enlacés, ne pesant littéralement plus rien, puisque la balance sur
laquelle ils se trouvent indique zéro kilo: leur union les a fait
échapper totalement à la matière, ils sont devenus vraiment des anges,
ils sont devenus impondérables et transparents l'un à l'autre, et
peuvent enfin échapper aux lois impitoyables de la matière et occuper
ensemble le même espace. Tae-suk a appris durant tout le film à peser
de moins en moins lourd, à laisser les choses simplement êtres, même
les coups, à effleurer en le touchant à peine le sol des prisons, à
s’élever comme un oiseau au sommet des parois de sa cellule, à se faire
peu-à-peu totalement transparent pour ceux qu’il visite, en épousant
parfaitement leurs mouvements. Le réalisateur a redoublé, par la
facture du film, le dépouillement de son héros et son soin du détail,
en créant un film sans dialogues (seuls les protagonistes secondaires
échangent quelques paroles insignifiantes), sans message, à peine un
battement d’aile, un ange qui passe, mais un soin religieux pour des
images d’une beauté parfaite. Quand la forme devient l’unique message
d’une oeuvre, c’est du Ciel qu’elle nous parle.
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