Regards sur l'éveil
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Posté par
joaquim
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Réflexions
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Dans son acception la plus fondamentale, le mal,
en tant qu’absence de bien, est inhérent à la nature matérielle du
monde. En effet, dès qu’il y a mouvement, changement d’un état vers un
autre (autrement dit dès qu'existe la matière et le temps), quelque
chose est retranché ou ajouté à l’état antérieur, lequel représente par
rapport à l'état ultérieur une plus grande ou moins grande complétude,
et donc un bien ou un mal relatifs. Il est vrai que tant qu’il n’existe
que de la matière, on peut contester l’usage d’un terme tel que
"complétude". Mais aussitôt qu’apparaît la vie, autrement dit un
organisme, porteur d’une identité qu’il transmet par ses gènes, on peut
certainement parler de complétude, de préservation ou d'atteinte à
l'intégrité, et donc de bien ou de mal. Le bien, c’est, du point de vue
de l’organisme en question, tout ce qui lui permettra de survivre et de
se développer, et le mal tout ce qui entravera son développement ou
menacera sa survie. La douleur est l'incitation que l’évolution a
développée dans les organismes pour les motiver à échapper à la
destruction ou à l’amputation d’une partie d’eux-mêmes, et a récompensé
les plus efficaces à y répondre. Elle n'est donc pas prêt de
disparaître...
Le mal dont il est question ici est un mal inhérent à la nature, en tant qu’elle vise la croissance et l’expansion,
et nul organisme vivant ne saurait donc s’y soustraire. La nature, loin
d’empêcher le mal, en multiplie les formes. Pensons par exemple à cette
espèce précise de guêpes qui pond ses oeufs dans la tête d’une espèce
précise d’araignée, offrant ainsi à ses larves une nourriture abondante
et fraîche jusqu’à ce qu’elles aient entièrement dévoré leur hôte de
l’intérieur.
Au-delà du mal naturel, il existe le mal moral, qui est, selon l'expression de Soloviev, l’“aspiration à substituer le moi
exclusif au tout”. C’est une sorte de radicalisation du principe
d’expansion et de croissance qui se trouve à la base de la vie, qui
devient dans ce cas-là poussé jusqu’à l’absolu. On dit toujours que les
animaux ne connaissent pas le mal. C’est juste si on entend par mal
cette aspiration absolue à être tout, dont le pendant est une
souffrance absolue, un état de manque abyssal, fruit d’une frustration
impossible à combler — à moins de devenir Tout-Puissant. Cette
aspiration à être tout est
proprement humaine, elle découle directement de la soi-conscience dont
bénéficie l’être humain, autrement dit de l’ego. Cette aspiration à
être tout est inscrite dans sa nature, il n’y peut rien: le monde
n'existe pour lui qu'après avoir pénétré dans sa conscience; sa
conscience est donc le contenant de l'intégralité du monde, du monde
perçu, du seul monde réel, le "reste" se trouvant relégué dans un
"arrière-monde" inconnaissable, la "chose en soi" de Kant, inaccessible
à l'expérience.
A ce stade, le mal n’est plus seulement un caractère inscrit dans la
nature, il devient le fondement ontologique de la conscience. Je suis moi parce que je suis autre que le reste, tout le reste. Ce "reste" est tout ce qui n’est pas moi, autrement dit tout,
et c'est là le paradoxe: je n'ai moi-même pas d'existence indépendante
de ce "reste", je n’existe que par la grâce de tout ce qui n'est pas
moi. En effet, je ne me perçois jamais moi-même de manière
substantielle, mais uniquement comme contenant, comme réceptacle des
images, des pensées et des sensations que ce “reste” dépose en “moi”.
"Je" suis le mouvement qui s'approprie ces impressions. Je ne suis
qu'une coloration, une marque d'attribution accolée sur ces
impressions. Rien de plus.
Si le mal pour un organisme est d’être privé d’une partie de
lui-même, je, en tant que “moi”, suis victime d’un mal radical, puisque
je suis privé rien moins que de moi-même. “Moi” est totalement
inconsistant, insaisissable; les seules éléments consistants que je
trouve en moi sont ceux provenant du monde, d’un extérieur étranger à moi.
La contre-partie de cette privation radicale, est une aspiration aussi
radicale à être tout. Vu dans cette perspective, la sérénité ne pourra
s’obtenir qu'en renonçant à la prétention de vouloir être tout, en acceptant au contraire le fait de n’être rien. C’est au bout de ce chemin-là que se trouve ce qu’on appelle ici "l’éveil".
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On ne peut jamais comprendre vraiment le mal, il
reste toujours une énigme, une énigme qui nous laboure le coeur. J’aime
bien cette formule d’Alain Cugno: l’intelligible inintelligibilité du
mal. Le mal est inintelligible; il échappe à la prise de la pensée.
Mais ce qu’on peut comprendre, par contre, c’est pourquoi il échappe à
la pensée. Son inintelligibilité est, elle, intelligible. Le mal est
inintelligible, notre esprit ne peut comprendre le mal, parce qu’il
prend appui sur lui. Il est construit sur le mal. On retrouve sur ce
point des résonnances mythiques, que ce soit dans la Genèse, dans la
mythologie grecque, ou simplement dans l’étymologie. Toutes décrivent
l’accession à la connaissance, et plus encore à la connaissance du mal,
comme étant elle-même une transgression, le fruit d’un péché. Dans la
genèse, c’est le péché d’Adam qui goûte du fruit de l’arbre interdit,
l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et qui se retrouve de ce
fait précipité hors du Paradis, hors de l’innocence. Dans la mythologie
grecque, c’est Prométhée qui vole le feu aux Dieux, faisant entrer
l’humanité dans l’ère de la domination sur la nature, et donc, de ce
fait, la coupant de son union innocente avec elle; en punition,
Prométhée se retrouve enchaîné à un rocher, son foie, toujours
repoussant, dévoré par un aigle. Et l’étymologie du nom de celui qui
incarne le mal, le Diable, est diabolos en grec, celui qui sépare.
Pour percevoir le mal, autrement dit pour percevoir l’état de
séparation, de dualité, il a fallu que l’esprit humain subisse lui-même
le mal, qu'il perde son innocence, qu’il devienne lui-même duel, qu’il
devienne dia-bolos. Un autre nom du Diable, c’est Lucifer, l’ange de
lumière, celui qui apporte la lumière, la lumière de la connaissance,
et qu’on peut identifier à Prométhée. La question qu’on peut se poser à
ce point de la réflexion est celle-ci: le mal existait-il avant qu’il
ne soit identifié par quelqu’un comme étant “mal”?
Depuis l’aube de la vie, la loi de la jungle règne dans la nature, le
plus fort dévore le plus faible, la douleur est omniprésente. Les
animaux en font souffrir d’autres, et pourtant, on aurait peine à
concevoir qu’ils aient l’impression d’agir mal. Le chat qui joue avec
une souris commet certainement une action qu’on peut qualifier
objectivement de “mal”, mais quand bien même ce spectacle peut éveiller
notre indignation, on ne saurait qualifier le chat de “mauvais”. Il
remplit le rôle que lui a assigné la nature. Il manque, pour qu’on
puisse parler de mal au sens moral, l’intention malveillante. C’est là
le point capital. Pas de mal sans intention mauvaise. Et pas
d’intention mauvaise sans connaissance du mal. Quelqu’un qui commet le
mal sans avoir conscience de ce qu’il fait est déclaré irresponsable,
et n’encourt pas de sanction pénale. Cela a toujours été ainsi, depuis
l'antiquité. On voit là l’intrication indissoluble entre la
connaissance du mal et l’intention du mal. Seul un être ayant la
connaissance du mal est capable aussi de l’accomplir. Les mythologies
l'ont bien senti, en décrivant l’acquisition de cette connaissance
comme une transgression.
Reprenons l’histoire depuis le début. Le mal surgit en puissance au
moment où apparaît, au sein de la matière inanimée, un organisme
vivant: s’il est vivant, c’est qu’il s’est séparé du reste pour devenir
autonome, pour devenir centré sur sa survie, sa croissance et la
perpétuation de son identité. C’est la première séparation, le premier
geste dia-bolique, qui ouvre la porte au mal naturel. Un mal qui ne
pourra toutefois être décrit comme tel que le jour où apparaîtra un
organisme suffisamment compliqué pour qu’il puisse avoir de ce mal une
connaissance. Or, pour parvenir à une telle connaissance, il devra
lui-même subir une nouvelle séparation, un nouvel acte dia-bolique.
Cette nouvelle séparation se produira à l’intérieur de lui-même; la
première avait créé, en quelque sorte, un organisme autonome, cette
seconde crée un individu conscient de soi. Pas d’intentionnalité sans
conscience de soi, pas de connaissance du mal sans conscience de soi.
La conscience de soi, c’est la conscience d’être autre que tout le reste du monde; autre que tout,
en fait, car même le corps de l’individu conscient de soi ne fait pas
partie de cette conscience, mais est perçu comme quelque chose qui lui
est extérieur. Quelque chose auquel il tient, puisque c'est le siège de
toutes les sensations qu’il éprouve, mais qui lui est malgré tout
extérieur; ce fait le le plonge d'ailleurs dans des abîmes de
perplexité lorsqu’il réalise qu’un jour, son corps va disparaître.
On s’étonne souvent que l’humanité, tout en ayant la connaissance
du mal, soit malgré tout si mauvaise. Il n’y a là rien d’étonnant, au
contraire, c’est dans l’ordre des choses. Car de même que l’organisme
vivant, même le plus rudimentaire, se bat pour préserver son univers
intérieur contre tout le reste environnant, l’individu conscient de soi
se bat pour affirmer contre tout le reste la prépondérance de son
univers intérieur. Les organismes vivants, à l’aube de la vie, ont
commencé par proliférer, et ont envahi tout l’espace qu’ils avaient à
disposition. Ce sont tout d’abord, si mes connaissances sont bonnes,
des microorganismes marins, les algues bleues, des organismes
unicellulaires semblables aux bactéries, qui ont colonisé les océans.
Leur appétit était sans fin, et pourtant il a trouvé un terme le jour
où les nutriments ont commencé à se faire rares et que d’autres
organismes ont commencé à apparaître, tirant profit des transformations
que les algues bleues avaient produites sur la Terre, et entamant à
leur tour une carrière de prolifération. Chacun cherche à proliférer,
mais tous se heurtent à un moment ou à un autre à une limite, qui
oblige la vie à explorer de nouvelles voies. Lorsqu’on regarde les
individus et les espèces pour eux-mêmes, c’est la loi de la jungle.
Mais lorsqu’on regarde l’ensemble du tableau, l’interaction de toutes
les espèces entre elles, l’équilibre auquel elles parviennent en se
heurtant les unes aux autres et en se soutenant malgré elles
mutuellement, on découvre comme une symphonie, comme l'émergence d'une
nouvelle vie, à un niveau hiérarchique supérieur, une sorte de
super-organisme, unique, constitué de l’ensemble des organismes
peuplant la Terre, organisme auquel on a donné le nom de Gaia. Comme
tout organisme, Gaia est constituée d'éléments antinomiques, cherchant
chacun leur propre intérêt, mais fédérés par des schémas d’interaction
qui se sont constitués au fil du temps et ont trouvé un état
d’équilibre, qu'on appelle la vie.
Notre organisme à nous fonctionne exactement de la même manière: il est
constitué de cellules, chacune étant en elle-même un petit organisme,
chacune ayant “renoncé” à son autonomie pour se mettre au service d’un
schéma vivant d’ordre supérieur. Et chaque jour, des quantités de
cellules sont détruites dans une guerre intérieure bien réglée, une
guerre qui prend des allures de symphonie, tant ses mouvements ont été
fixés par des millénaires d’adaptation et de recherche d’équilibre.
Mais il arrive que certaines cellules, sous l’effet d’une mutation,
reprennent leur propension individuelle à l’expansion égoïste, et c’est
le développement d’une tumeur maligne, qui rapidement détruit
l’équilibre de l’organisme. La vie de l’organisme, c’est l’équilibre de
ses fonctions, et la mort, c’est la rupture de cet équilibre.
Mais revenons à cette énigme du mal que nous sommes. Nous percevons le
mal hors de nous, c’est-à-dire la séparation entre les êtres qui
détermine leur affrontement mutuel, parce que nous-mêmes avons subi une
séparation à l’intérieur de nous-mêmes, séparation qui est à la racine
de la conscience que nous avons d’être “moi”. C’est cela,
l’intelligible inintelligibilité du mal. On peut comprendre qu’on est
construit sur le mal, la séparation, mais on ne peut pas comprendre
cette séparation elle-même, puisque c’est à partir d’elle que se pose
l’acte de comprendre. La comprendre, ce serait la résoudre, autrement
dit l’annuler. C’est ce qui se passe avec l’éveil. L’éveil ne permet
pas de comprendre le mal, mais il annule l’ensorcellement de l’esprit
qui lui faisait voir le monde sous le jour de la séparation, du mal.
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Si le mal n’existe qu’à partir du moment ou
existe aussi une connaissance du mal, la liberté, de même, n’existe
qu’à partir du moment où un être est capable de commettre le mal. Dès
que nous tombons dans la dualité, dans l’état de séparation d'avec le
Tout, nous devenons, au contraire de tous les êtres qui demeurent en
son sein, libres par rapport
à lui. Bien sûr, cette liberté est très limitée, car hors du Tout, il
n’y a pas grand chose... si ce n'est la possibilité de lui dire “oui”
ou “non”. Toutes les autres “libertés” ne sont en dernière analyse que
le résultat des déterminismes qui nous construisent à notre insu, et
qui font fatalement partie du Tout. Mais dire “oui” ou “non” à Ce qui Est,
là, on sort du déterminé, on accède même à l'insondable. Dire “oui”,
c'est percer l'écran qu'on place devant les choses pour faire de
l'image qu'elles y projettent des choses siennes, c'est devenir
soi-même si exclusivement ouverture qu'on s'anéantit soi-même en tant qu'être séparé, tout en se découvrant à travers ce geste créateur d'une présence. Alors que par le “non”, l'être limité singe, imite le Tout, jalouse Dieu, en cherchant tragiquement à l'égaler.
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