Regards sur l'éveil
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Posté du 22
septembre 2004 au 9 décembre 2007 par joaquim
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La Trinité
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Maurice Zundel
a écrit des pages émouvantes sur le coeur humain, cet espace où la
conscience qui s'éveille accède au sens de sa dignité de de son
inviolabilité, et qui se révèle, derrière le moi préfabriqué et
conditionné qui le recouvre, comme un espace de pur accueil de l'autre,
un espace qui ne peut être violé par des principes autoritaires, même
divins, mais qui vit de l'ouverture et de la communion à l'Autre, à
l'image du Dieu de Pauvreté qui se dépossède perpétuellement de
lui-même dans la relation d'offrande qu'entretiennent entre elles les
trois Personnes de la Trinité.
«(...)
la Trinité est la délivrance
d’un cauchemar où l’humanité se débat quand elle se situe en face d’une
divinité dont elle dépend et à laquelle elle est assujettie: pourquoi
Lui plutôt que moi? Pourquoi suis-je la créature, et Lui le Créateur?
Pourquoi, s’il est mon créateur, m’a-t-il mis dans cette situation de
savoir que je suis son esclave? Pourquoi m’a-t-il donné juste assez
d’intelligence pour comprendre que je dépends de Lui? Il y a une
révolte sourde et implacable qui monte du coeur de l’homme dans cette
confrontation de son esprit avec cette espèce de Dieu qui lui apparaît
comme le rouleau compresseur de l’esprit!
Dans l’ouverture du Coeur de Dieu à travers le Coeur du Christ, il
y a justement cette manifestation incroyable et merveilleuse que Dieu
est Dieu parce qu’il se communique, qu’il est Dieu parce qu’il se donne
tout, parce qu’il est la désappropriation infinie et éternelle, parce
qu’il a la transparence d’un enfant, une transparence où toute espèce
d’appropriation est impossible, où le regard est toujours dirigé vers
un l’Autre, où la personnalité, où le moi, n’est qu’un pur et infini
altruisme. C’est là la grande confidence qui resplendit dans l’Évangile
du Christ! La perle du royaume, c’est que Dieu soit ce Dieu-là!
Jésus, en nous révélant la Trinité, nous a délivrés de Dieu! Il
nous a délivré de ce Dieu cauchemar, extérieur à nous, limite et menace
pour nous: il nous a délivrés de ce Dieu-là! Il nous a délivrés de
nous-mêmes qui étions nécessairement, et sourdement, même si nous
n’osions l’avouer, en révolte contre ce Dieu-là.
Avec la Trinité, nous entrons dans le monde de la relation. (...)
Subsister en forme de don, subsister comme une relation à autrui,
subsister dans une pure respiration d’amour, nous avons là le Dieu qui
transparaît et se révèle personnellement en Jésus Christ.(...)
Ce qui est justement si pathétique, et ce qui nous rend sensible la
différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et le passage
transcendant qu’il faut opérer de l’un à l’autre, c’est que, tandis que
dans l’Ancien Testament le péché suprême, le péché originel, c’est de
vouloir être comme Dieu, dans le Nouveau, c’est cela même qui est
l’unique nécessaire.(...)
Il s’agit d’être comme Dieu! Et, au fond, cette intuition
nietzschéenne, cette volonté d’être Dieu, de ne supporter aucun Dieu en
dehors de soi, est l’ébauche d’une vocation authentique. Mais
attention! Oui, être comme Dieu, mais après avoir reconnu en Dieu
justement la désappropriation infinie, la pauvreté suprême, le
dépouillement translucide!
Si Dieu est ce Dieu-là, s’il est dans notre coeur une attente
infinie, être comme Dieu, maintenant cela veut dire nous désapproprier
fondamentalement de nous-mêmes pour que notre vie s’accomplisse comme
la sienne dans un don sans réserve.»
Maurice Zundel,
"Le Problème que nous sommes", Le Sarment, Fayard, 2000, pp 39-42 |
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Maurice Zundel a magnifiquement parlé de la
dignité, comme par exemple dans retraite qu’il a prêchée au Vatican en
1972:
« Le petit Henri (Heinrich der Grüne de Gottfried Keller) est
l'enfant unique d'une femme devenue veuve, qui l'élève de son mieux, en
lui vouant toute sa tendresse. A l'époque, il a 8 ou 9 ans. Il revient
de l'école au déclin de l'après-midi. Son souper l'attend et il se met
à table, en omettant, pour la première fois, de faire sa prière. Sa
mère, supposant qu'il s'agit d'une distraction, le rend gentiment
attentif à cette omission. Il feint de ne pas entendre. Elle insiste.
Il se raidit dans une muette résistance. Alors la mère, sur le ton du
commandement : “Tu ne veux pas faire ta prière ? - Non ! - Eh bien, va
te coucher sans souper !” L'enfant, bravement, relève le défi et se
couche sans mot dire. Au bout d'un moment la mère, prise de remords,
lui apporte son souper au lit. Trop tard : depuis lors, le petit garçon
cessa de prier. Ce petit incident est lourd de signification. Il nous
fait assister précisément, chez un enfant, à la prise de conscience de
son inviolabilité. Il découvre qu’il y a en lui un domaine où sa mère
ne peut pénétrer sans son aveu, un domaine qui lui appartient et dont
lui seul peut disposer.
(...)
Ce petit garçon, qui découvre soudain en lui-même un domaine
inaccessible à sa mère et qu’il est résolu à défendre contre elle,
qu’a-t-il fait pour rendre inviolable sa propre intimité? Rien. Il
n’est pas l’origine de lui-même, il a été mis au monde sans le vouloir,
il n’a pas cessé d’être porté par la tendresse de sa mère, comme il
reçoit de l’univers tous les éléments de sa subsistance. Comment
peut-il dire je
et moi?
Qu’est-ce qui l’autorise à faire unsage de ces pronoms personnels et à
se poser comme un être autonome? Encore une fois: rien. Et pourtant
cette prose de conscience est irréversible et l’accompagnera toute sa
vie, comme la justification imprescriptible des droits qu’il
revendique.
Si l’on ne veut pas contester la valeur de cette expéreince, il
faudra reconnaître que l’inviolabilité qui vient de se révéler en lui
est une vocation
à réaliser
et non un bien acquis. Tout le préfabriqué qu’il porte en lui, et qui
n’est pas de lui, devra subir une transformation radicale pour que la
dignité radicale de la personne s’actualise en lui. Il apparaît comme
remis à lui-même pour se recréer, en
se libérant de tout ce qui l’empêcherait d’être l’origine du moi à
travers lequel il s’affirme.
Cette conquête de soi, à laquelle nous sommes tous appelés, est ce
qu’il y a de plus difficile. Beaucoup n’en ont ni la notion ni le
souci. Ceux qui s’en préoccupent en ignorent, le plus souvent, le terme
et le chemin. Le non que nous opposons si fermement aux empiétements
d’autrui contraste, dérisoirement avec l’incertitude du oui qui devrait
animer la volonté de nous construire. C’est sans doute que nous
percevons rarement l’exigence d’une refonte totale de nous-mêmes, pour
réclamer, sans tricher, le respect des autres.
Cet aveuglement est presque naturel. S’il nous est facile, en
effet, de revendiquer contre eux notre dignité quand nous nous croyons
offensés, en quoi la faire tenir quand nous sommes seuls avec
nous-mêmes? Où et qui est ce moi qui devant eux paraît si sûr de lui?
Il nous échappe dès que nous tentons de le saisir.»
Maurice Zundel, Quel homme et
quel Dieu, Ed. St.-Augustin, 1989, p. 31
Cette révolte du petit Henri contre
l’injonction de prier est la
prise de conscience de sa propre dignité, et marque son accession à ce
centre inviolable qui est en lui. Inviolable parce qu’il ne peut être
enfermé en rien. Il ne peut pas être possédé, il ne peut être
qu’accueilli dans un acte de présence. On n’a aucun pouvoir sur lui,
mais on accède véritablement à soi-même en se soumettant à lui. Cette
soumission nous rend libre, parce qu'elle nous plonge dans la source
d’où jaillit notre propre être. C'est là le paradoxe: on est prisonnier
tant qu'on adhère à soi, et libre aussitôt qu'on lâche sa propre prise
sur soi. Parce qu'alors on bascule dans la source de soi, celle qui est
en deça de l'image à laquelle on s'identifie, et qui nous crée à chaque
instant.
Lorsqu’on prend
conscience de sa dignité, on prend conscience de ce qui est le plus
intimement soi-même, en même temps que le plus profondément enraciné
dans l’être, au-delà de toutes nos particularités individuelles.
Prendre conscience de sa dignité, c’est dans le même temps prendre
conscience de la dignité de chacun, c’est accéder à soi en même temps
qu’à ce que chacun a de plus intime, et de plus universel.
«Aussi
bien, ce qui fait la
dignité imprescriptible de l'homme, ce qui fait de l'esclavage une
honte, de la guerre une folie et de l'égoïsme sous toutes ses formes un
reniement, c'est qu'il y a en tout être humain - fut-il un nouveau-né
d'une heure ou un aliéné de toujours - une capacité illimitée de
répondre, ici-bas ou au-delà du voile, à l'Amour Infini, qui nous a
créés pour faire de nous, à Sa ressemblance, des êtres d'Amour.»
Maurice Zundel,
Dixit pater familias
Dans le fondement le plus intime de nous-même, il y a Dieu qui se
donne. C'est en lui que s'enracine notre dignité. Voici un autre texte
d'un des plus grand théologiens du XXème siécle:
«Ici
réside le plus insondable
dans le Mystère de Dieu: Celui qui est le Tout-Puissant n’est pas une
Réalité qui reposerait en elle-même et serait du même coup
insaisissable; il est une réalité telle qu’elle consiste uniquement
dans le mouvement de se donner: source qui coule sans avoir en arrière
d’elle-même une fontaine où elle puiserait, acte qui engendre sans
avoir un réservoir de semence auquel il recourrait et sans tout un
organisme qui accomplirait l’acte en question. C’est dans un pur acte
de se répandre, que Dieu le Père est lui-même, qu’il est, s’il on veut,
“personne” (d’une manière éminente).
Si en différents endroits, le Nouveau Testament nomme le Père
“tout-puissant”, on voit déjà, à partir de ce qui précède, que cette
toute-puissance ne peut pas être une autre que celle d’un don de soi
que rien ne peut limiter. Qu’est-ce qui pourrait surpasser la puissance
de susciter une réalité “de même nature”, c’est-à-dire de même amour et
de même puissance: non pas un autre Dieu, mais un autre en Dieu?»
Hans Urs von
Balthasar, Credo, Ed. Nouvelle cité1992.
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Je tombe à l'instant sur cette phrase:
«La création est un geste simple, du côté du Créateur. C'est
comme une phrase qui exprime une certaine intention, une intention qui
va trouver sa clé dans le dernier mot. Et quand la phrase est bien
composée, justement, c'est le dernier mot qui éclaire tout le sens de
la proposition. Et bien! la création, pour Dieu, c'était un geste
simple, comme une seule phrase qui livre sa signification avec le
dernier mot, c'est-à-dire avec la conscience de l'homme.» René Habachi,
Panorama de la pensée de Maurice Zundel, Ed. Anne Siger, 2003, p. 244
Le texte continue ainsi:
«Tout le geste simple de l’évolution n’est multiple que par son
vêtement au-dehors. C’est nous qui, du dehors, voyons des plantes, des
animaux, des hommes. Mais du dedans, c’est un geste unique qui conduit
à la conscience réfléchie, du dedans de Dieu, de son intériorité, à la
future intériorité de l’homme. Du dedans au dedans. C’était un geste
infiniment simple, et tout allait dépendre du dernier mot de la
proposition, de la phrase. Que ce dernier mot vienne à broncher, à
s’annuler, à se déformer, et toute la phrase va devenir incohérente.
Voici donc le moment — le plus pathétique — de l’arbitrage de
l’homme. C’est l’homme qui va arbitrer la création. A ce moment, dit
Zundel, c’est l’homme qui tient Dieu dans sa main. La proposition
d’amour, la proposition d’altruisme est faite par Dieu (...).
Et voici le premier “non”. Le premier refus, c’est de s’appuyer sur
l’être en refusant le don de soi et le dialogue avec Dieu (...).
Ce refus déforme toute la phrase qui conduisait à la conscience
humaine. Il déforme donc toute la création en l’homme et au-dessous de
l’homme: tous les niveaux du monde sont déplacés, sont cassés. Et une
fente de néant, en quelque manière, traverse tous les degrés de la
création, de haut en bas. (...)
C’est cela, la blessure originelle qui frappe la création par le
dedans de l’homme, qui s’étend à tout l’univers au-dessous de lui. Une
véritable décréation, une sorte d’épilepsie où tout l’univers tremble,
bascule et retombe sur lui-même. A ce moment-là, l’homme perd le Visage
de Dieu, et il perd en même temps son propre visage. Il perd le Visage
de Dieu puisqu’il n’est plus intérieur, il tombe dans une extériorité:
celle de son avoir, de sa possession, et Dieu demeure intérieur et
l’homme ne peut plus comprendre Dieu. Il devra désormais le déchiffrer,
comme nous le faisons, à travers la création. Mais l’homme perd aussi
son visage. Il ne peut plus se comprendre. Il devient un monstre
infiniment incompréhensible à lui-même, comme dit Pascal. Il perd la
vision de sa personne. Il a à redevenir une Personne. (...)
A la page 103 de “Je est un Autre”, Zundel dit: “L’épreuve de notre
liberté n’est donc pas un piège tendu à notre fragilité, elle est bien
plutôt le seul accomplissement de notre grandeur.” (...)
Et plus loin, Zundel ajoute: “Cest ce qu’il convient de retenir de
toute réflexion sur le péché originel: Dieu a fait de nous les arbitres
de sa Présence au monde. Il ne peut s’y manifester comme liberté qu’à
travers notre liberté. Chacun de nos actes conscients le concerne et
peut lui ouvrir ou lui fermer la porte de notre histoire. C’est ce qui
constitue réellement l’infinité de notre pensée. Dieu ne nous domine
pas: il nous attend.”
Et donc tout refus d’amour reflue nécessairement sur Dieu. Dieu se
trouve infiniment fragile, puisqu’il est tout le temps menacé par la
liberté de l’homme, c’est-à-dire par le refus d’amour. (...)
Chacun de nos péchés recommence le péché originel. Chaque fois
qu’une conscience n’est pas oblative, ne cherche pas à se délivrer de
son moi préfabriqué, chaque fois qu’elle ne s’affranchit pas de ses
limites pour se donner dans un pur désintéressement, elle refuse de se
faire moi-source, moi-origine, moi oblatif. Elle ne fait que
recommencer ce que fut le péché originel, et cela non pas parce que le
péché originel est héréditaire et qu’il se transmet de père en fils par
les germes ou par les gènes, mais parce que l’espèce humaine en tant
qu’espèce — le concept d’homme, si vous voulez —, a été blessé en son
point de départ.
L’homme, au moment de se créer, a créé en lui ce talon d’Achille,
cette capacité d’être un refus. Si bien que le mal, c’est tout
nous-mêmes en état de refus. C’est lorsque nous utilisons tout notre
être dans le refus. Et le bien, c’est tout nous-mêmes en état de don,
dans l’altuisme. (...)
Zundel résume tout cela dans une de ces propositions dont, une fois
de plus, il a le secret: “Le Bien n’est pas quelque chose à faire, mais
Quelqu’un à aimer.” (...)
Il ne s’agit plus d’un dialogue dans le registre de l’être, mais
dans le registre de l’Amour, parce que dans le registre de l’être,
celui qui reçoit l’être est inférieur à celui qui donne l’être,
puisqu’il ne fait que recevoir; mais dans le dialogue de l’Amour, celui
qui est aimé est égal à celui qui aime s’il répond à cet amour à partir
de lui-même et de sa liberté. Nous ne sommes dans le registre de l’être
que pour accéder au registre de l’Amour. C’est-à-dire à égalité avec
Dieu. (...)
Cette morale est plus exigeante que celle de la prescription. (...)
La morale de l’amour et de la liberté ne laisse jamais la conscience au
repos. Parce qu’on n’est jamais quitte dans un amour. On peut être
quitte à l’égard d’une loi, on n’est jamais quitte à l’égard d’un amour
qui a un fondement infini (...). On n’est jamais quitte, et la
conscience n’est jamais en repos. Elle ne cesse d’éprouver le besoin de
se dépasser.»
On n’existe que dans l’abandon de soi à Dieu qui se donne, on
devient parfait non pas par un élimage total de nos imperfections, mais
par un retournement du regard, du dehors vers le dedans, qui fait que
nos imperfections ne comptent plus et se dissolvent dans l’infini qui
nous fonde.
Et
ces mots de René Habachi :
«La création est une histoire à deux. Retenons ce point-là.
C’est-à-dire qu’elle est une aventure de liberté, et donc qu’elle
comporte de l’imprévisible. C’est tout le contraire d’un Ingénieur qui
fabrique d’après un plan préétabli.
«Dieu est Esprit et il appelle l’univers à la dignité de l’esprit.
Et il se manifestera à l’esprit de l’homme. Dieu est une intériorité
pure, et il ne peut communiquer qu’avec une intériorité. C’est du
dedans de Dieu au dedans de l’homme. Du Dedans de Dieu: Dieu est tout
entier pur Dedans. C’est de ce pur Dedans au dedans de l’homme.
Rappelez-vous saint Augustin qui nous disait: “Je te cherchais dehors,
et toi tu étais dedans”.
«Dieu est Amour. Il est vivant de lui-même, absolument donné, comme
dans tout véritable amour. Il n’a de prise sur son être qu’en le
communiquant. Il faut donc que toute créature soit appelée à participer
à cette respiration désappropriée, à cet affranchissement de soi qu’est
l’Intimité divine.
«Il en résulte donc que la création est un geste simple et
intérieur. Intérieur: du dedans au dedans. Et un geste simple
puisqu’elle vise directement sa finalité qui est l’homme, l’homme
esprit, l’homme intériorité, l’homme branché sur l’Amour et pleinement
donné. C’est un geste simple, alors que nous, bien sûr, nos regards se
perdent dans la multiplicité des objets qui peuplent l’univers. Nous
somme surpris par la multiplicité des plantes, des animaux, et des
hommes.
«Mais cela, c’est le vêtement extérieur, en quelque manière, c’est
la manifestation externe d’un geste qui, du dedans, est infiniment
simple. Dieu cherche à créer des dieux, des êtres spirituels à son
image et à sa ressemblance.
«Tout le reste, en quelque manière, n’est que le revêtement externe
d’un dedans. Et Dieu attend que ce dedans apparaisse. Et il va
apparaître avec l’homme, si l’homme est attentif à ce dedans. Il faut
donc que la création passe par la liberté de l’homme. Parce que si
l’homme n’était pas libre, il serait un pur dehors, ce serait un
mécanisme. Ce serait un préfabriqué, ce serait un nouveau pantin. Ce ne
serait pas un dieu. Il faut que cela passe par l’intériorité humaine et
par la liberté, et non par des déterminismes. (...)
«Le tragique de l’homme est de pouvoir dire “non” et de se refuser.
Le tragique de Dieu est d’avoir à subir le “non” de l’homme, de subir
la liberté humaine, puisqu’il ne peut que respecter cette liberté, lui
qui veut que l’homme se crée lui-même par la liberté et devienne
vraiment dieu par lui-même. (...)
«Si la création aboutit, puisque les deux éventualités sont
possibles, alors l’anneau nuptial de l’éternel amour se referme. Et
l’homme dit à Dieu: “Toi, c’est moi”, comme Dieu dit à l’homme: “Toi,
c’est moi.”»
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Un Dieu qui est désappropriation
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Je
pense que ces mots de Maurice Zundel illustrent bien la différence
entre un Dieu pharaonique qui ne serait qu'une projection de tout ce
qui échappe à l'homme et qui l'écrase, et un Dieu d'amour qui gît au
coeur de l'être, et qui attend simplement que l'homme se défasse de
tout ce qu'il croit être lui-même et qui en fait l'empêche d'être,
l'enferme dans une image de soi, l'empêche de découvrir l'Être au fond
de soi. Comme l'a si bien dit Simone Weil:
“Dieu ne peut aimer en nous que ce consentement à nous retirer pour le
laisser passer, comme lui-même, créateur, s’est retiré pour nous
laisser être”.
«Il est évident que c’est ce Dieu solitaire, ce Dieu qui réside
bien plus dans un concept que dans une expérience, c’est ce Dieu
solitaire qui prête flanc à toutes les objections: pourquoi lui plutôt
que moi? Pourquoi ne suis-je pas Dieu? Pourquoi m’inflige-t-il sa
présence? Pourquoi m’oblige-t-il à reconnaître son excellence? Pourquoi
m’a-t-il doué d’une intelligence uniquement pour que j’en connaisse les
limites? Pourquoi m’a-t-il donné une volonté sinon uniquement pour que
je sache qu’elle dépend de lui et qu’elle doit se soumettre à lui?
Il a créé en moi une sorte de centre autonome qui est condamné
finalement à la servitude. Ma liberté ne signifie rien, puisque
finalement elle est soumise à ses décrets et qu’il aura nécessairement
le dernier mot, et que l’histoire est déjà terminée puisqu’il en
connaît l’issue; davantage, puisque lui-même en a fixé le terme.
Et c’est sans doute l’objection la plus profonde, la plus
émouvante, la plus légitime, si l’on peut dire, contre Dieu, conçu
précisément comme cette puissance extra-terrestre qui domine tout, qui
assujettit tout et qui triomphe de tout.
Là est l’objection fondamentale: cette puissance écrase notre
autonomie, elle est la première à violer notre inviolabilité. Pour
Nietzsche, Dieu est ce témoin, ce regard qui pénètre tout avec une
totale indiscrétion, ce regard qui annihile et nous arrache le secret
de notre intimité; Dieu est celui qui foule aux pieds précisément notre
inviolabilité.
Nous pouvons concevoir qu’il y ait une intelligence dans l’univers,
mais précisément rien ne nous garantit que cette intelligence est
bonne! Devant les catastrophes, devant les misères innombrables, devant
cette histoire de larmes et de sang qui est l’histoire du genre humain,
reconnaître une intelligence, ce n’est pas encore reconnaître un amour.
Il se pourrait que nous soyons dupés par une puissance maligne qui nous
donne tout ce que nous possédons physiologiquement, biologiquement et
psychologiquement, sans que ce soit une puissance de générosité et
d’amour.
...
Quand j’essaye de me demander: “Qui suis-je?”, je bute constamment
contre des préfabrications.
Qui suis-je? Mais je suis un donné, un résultat, un réseau de
nécessités, je porte une hérédité que je n’ai pas choisie, j’ai été
élevé dans un milieu que je n’ai pas choisi, j’ai “absorbé” un langage
et une culture que je n’ai pas choisis, je suis arrivé à une époque que
je n’ai pas choisie, je suis enveloppé par des mouvements
d’intelligence, de volonté, je suis pris dans un réseau d’aspirations
collectives, je suis victime d’une histoire dont je ne suis pas
l’auteur: où situer ce je
et moi qui
s’affirme avec tant de passion pour défendre son inviolabilité? Où le
situer?
...
Faire de moi un surhomme, grimper par-dessus ma tête, adopter une
morale de maître qui vaut pour quelques-uns, ça n’empêchera pas d’être
sujet à la mort et d’être contesté par les autres qui prétendent, eux
aussi, à la maîtrise et à la suprême grandeur.
...
La passion avec laquelle nous affirmons notre autonomie et notre
inviolabilité n’a pas de fondements: pourquoi est-ce que je me
crisperais sur mon moi puisque je n’en suis pas le créateur? Pourquoi
est-ce que je me crisperais sur cet individu, moi-même, devant lequel
je me suis trouvé un jour sans y être pour rien? Pourquoi est-ce que
j’exhiberais devant les autres ma propre histoire dont je ne suis pas
l’auteur?
...
Ce qui est justement si pathétique, et ce qui nous rend sensible la
différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et le passage
transcendant qu’il faut opérer de l’un à l’autre, c’est que, tandis que
dans l’Ancien Testament le péché suprême, le péché originel, c’est de
vouloir être comme Dieu, dans le Nouveau, c’est cela même qui est
l’unique nécessaire.
On lit dans l’Ancien Testament: “Vous serez comme Dieu, ayant la
connaissance du bien et du mal”, c’est ainsi que se formulait la
tentation dans la perspective de l’auteur de la Genèse. Mais dans le
Nouveau Testament on est appelés à être comme Dieu, c’est même cela qui
est l’unique nécessaire: être comme Dieu! “Soyez parfaits comme votre
Père céleste est parfait.”
Il s’agit d’être comme Dieu! Et, au fond, cette intuition
nietzschéenne, cette volonté d’être Dieu, de ne supporter aucun Dieu en
dehors de soi, est l’ébauche d’une vocation authentique. Mais
attention! Oui, être comme Dieu, mais après avoir reconnu en Dieu
justement la désappropriation infinie, la pauvreté suprême, le
dépouillement translucide! Si Dieu est ce Dieu-là, s’il est dans notre
coeur une attente infinie, être comme Dieu, maintenant cela veut dire
nous désapproprier fondamentalement de nous-mêmes pour que notre vie
s’accomplisse comme la sienne dans un don sans réserve.»
Maurice
Zundel, "Le Problème que nous sommes", Le Sarment, Fayard, 2000, pp
39-42
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Moi-donnée ou moi-origine
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C’est
parce que je me perçois moi-même comme une donnée, autrement dit comme
un objet, et non pas comme origine, que je suis prisonnier de la
dualité sujet/objet. De sorte qu'une explication, qui demeurera
fatalement inscrite dans la même dualité, sera à jamais impuissante à
m’en faire sortir. Il faudrait pour cela un geste transcendant, qui me
ferait moi-même origine. Ce geste, c’est l’éveil. Comme le dit Maurice
Zundel:
«Heureusement cette expérience existe, elle a été faite par
tous les grands mystiques et Saint Augustin nous la résume dans une
page immortelle, au dixième livre de ses Confessions, lorsqu'il écrit:
Trop tard je T'ai aimée, Beauté toujours ancienne et toujours nouvelle,
trop tard je T'ai aimée et pourtant Tu étais dedans, mais c'est moi qui
étais dehors et, sans beauté, je me ruais vers ces beautés qui sans toi
ne seraient pas. Tu étais toujours avec moi, mais c'est moi qui n'étais
pas avec Toi. "
Comment dire la joie, l'émerveillement que suscite en nous cette
confidence: "'Tu étais dedans, mais c'est moi qui étais dehors. " Elle
signifie, de toute évidence, que ce grand génie a reconnu et éprouvé sa
conversion à l'instant même où il a vu que jusqu'alors il avait été en
dehors de soi, en dehors de l'univers, en dehors du réel, en dehors de
tout comme il était en dehors de Dieu.
La rencontre décisive, la rencontre unique, la rencontre avec Dieu
l'a jeté au coeur de lui-même. C'est en Dieu et à travers Lui qu'il a
rejoint sa propre intimité, qu'il l'a découverte et reconnue, qu'il a
vu surgir, au-dedans de lui-même, cet espace infini qu'Oscar Wilde à
son tour devait découvrir dans sa prison.
Dieu n'était pas là comme un étranger, il n'était pas là comme un
maître, comme une limite, comme une menace, comme un despote, comme un
pharaon, comme un dictateur. Dieu était là comme une source, Il était
là comme un Amour, Il était là comme un Visage, toujours inconnu et
toujours reconnu, Il était là comme le sceau même d'une liberté enfin
révélée à elle -même.
S'il y a une autonomie, en effet, s'il y a une indépendance, s'il
y a une dignité humaine, si l'homme peut vraiment devenir créateur et
origine, c'est justement - Augustin nous l'apprend - dans la rencontre
avec le Dieu qui nous attend au plus intime de nous-même, le
Dieu-Esprit qui est une générosité infinie, le Dieu Vivant qui est,
comme dit Saint Jean de la Croix, "une musique silencieuse, une nuit
apaisée, une solitude sonore." C'est en écoutant cette musique
silencieuse qu'Augustin a soudainement compris qui il était, qui
était Dieu et quel était l'univers remis entre ses mains. Cela veut
dire que l'expérience de Dieu a été pour lui, comme elle l'est toujours
quand elle est authentique, une expérience libératrice.»
Source
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