Regards sur l'éveil
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scientifique
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Posté 1 juin
2006 au 16 février 2008 par mauvaiseherbe
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Avant, après
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Avant , Après
Voilà ce qui est sorti de moi ce matin grâce à vous tous . Cela
fait cinq ans maintenant , je le mets en forme pour la première fois et
ça me fait beaucoup de bien .
Avant de venir me promener parmi vous je ne pensais pas vraiment à
l’éveil , mais je le voyais en tout cas comme quelque chose de
définitif et permanent ; j’apprend avec vous qu’il existe des « petits
réveils « , satori , etc…Dans ce cas c’est différent , j’ai alors vécu
quelque chose qui marque la frontière bien nette entre un avant et un
après . . Je ne peux pas dire pourtant ,objectivement , qu’avant « la
première fois « il n’y ai rien eu . La Beauté est là pour tout le
monde, gratuite , omniprésente , aucun recoin ne lui échappe .Avant la
première fois il y a eu aussi ce long et douloureux travail obscur de
maturation ; une quête obstinée , bien que quasiment inconsciente , à
tâtons dans le noir, de quelque chose que j’aurais été bien incapable
de nommer , tant j’étais sauvage , non –éduquée , inculte , extrêmement
blessée par la vie et pas mal abîmée .
J’ai rencontré des enseignements et j’ai fait de très belles
rencontres ( il faut dire que j’ai toujours eu beaucoup de « chance «
!) . Pourtant l’une ou l’autre de ces rencontres spirituelles a bien
failli causer des dégâts irréparables ( ah le sexe , l’argent , le
pouvoir …et le mépris ) , mais je leur doit un flair extrêmement
aiguisé quand il s’agit de distinguer le faux du vrai . Merci et j’ai
l’espoir qu’eux aussi parlent au passé .
Donc brave petite mauvaise herbe que je suis , j’ai toujours
repris mon baluchon vide, et seule comme toujours, j’ai bifurqué , j’ai
fui avec au ventre la minuscule mais puissante certitude que quoiqu ’il
arrive, avant de mourir , je ferais de mon mieux ,parce qu’il doit y
avoir un Mieux . Rien , ni les épreuves , ni les doutes destructeurs
qui sont ma grande spécialité , ni personne , n’a jamais réussi à
m’empêcher d’espérer encore . Et puis de l ’enfant meurtrie , de la
victime salie , contaminée (et je connais bien , hélas , le monstre que
je peux être), je suis passée à la Colère , à la soif de Justice .
Jusqu’à ce qu’un jour enfin me vienne l’idée naïve et désespérée de
demander directement des comptes au Patron , si Dieu il y a. . C’ était
ça ou l’absurde et la mort . Croyez-moi, j’ai tout fait pour manquer de
discrétion et ne me suis pas encombrée de fausse politesse , Telle que
j’étais , telle je me suis donnée à voir et à entendre …qu’avais-je
donc à perdre ?!
Avant le premier jour alors que je me promenais comme chaque jour
avec mes 3 gros chiens ( il faudrait un autre sujet pour parler du rôle
des animaux et des plantes dans ma vie et tout ce que je leur dois …
émerveillement et reconnaissance ), j’ai entendu du milieu d’un champ
d’étranges petits cris déchirants , de ceux qui vous prennent aux
tripes et que je n’ oublierai plus . Une petite clairière de blé ,
comme un nid tout rond, le corps d’un minuscule faon mort et son jumeau
à côté , si petit , si nu , si seul …. Il avait pris le risque de
rompre le silence salutaire pour appeler sa mère qui ne revenait plus .
Et moi j’étais là , grande , grossière , faisant partie de la race de
ceux qu’il avait le plus à craindre , accompagnée de mes prédateurs
excités .et de ma pitié misérable et atrocement douloureuse ..J’ai
couru aussi vite que j’ai pu , le libérant ainsi de nous et
l’abandonnant . En revenant le soir seule , il n’y avait plus rien ni
personne . Des jours sombres ont suivi , de longues nuits pleines de ce
que je sais aujourd’hui être des prières . Et je suis retournée dans
les champs , évitant de déranger autant que possible ; quand , un jour
, tout à coup les chiens ont décidé de cesser d’obéir et de toutes
leurs forces et leur énergie se sont mis à chasser un chevreuil qu’on
voyait au loin . Le corps , en plus malade , souffrant et faible,
j’avais perdu tout contrôle . A trois ça pouvait être un carnage et ni
eux , ni moi n’avions faim .
Cette fois j’étais debout là , ridiculement petite et impuissante
, fatiguée par la violence et très en colère , le ciel au dessus , la
terre en dessous à perte de vue …j’ai rassemblé le peu de mes
connaissances de la pratique de la méditation. et ainsi disposée j’ai
mis au défi Dieu tel que je ne le concevais pas de me répondre :
Alors quelqu’un a allumé la lumière . Tout s’est éclairé , illuminé .
A mes pieds chaque brin d’herbe est apparu distinct ,vivant ,
vibrant et heureux. Je pouvais voir , sentir , deviner la Vie sous
toutes ses formes ; simultanément chaque être en personne , différencié
et comme faisant en même temps partie d’Un seul sans qu’il y ait
contradiction .
Je prenais conscience de respirer pour la première fois et l’air était
vivant et nous respirions tous le même air .
Une « onde » est descendue par le haut de ma tête , donnant vie à
tout mon corps (mais en douceur sans me distraire ni m’extraire
),jusqu’au pieds et dans la terre . Pour la toute première fois de ma
vie , je me suis sentie chez moi , à ma juste place . J’avais le droit
d’être ; je participais simplement , tout simplement du grand bonheur
d’être .
Mais foi de mauvaise herbe , la pensée qui jusque là ( un instant
plus ou moins long , mais hors du temps en même temps ) s’était tue ,
s’est remise à son travail de secrétaire , me rappelant que j’avais des
questions importantes à poser. C’était bien joli tout ça , bien
agréable, merci infiniment ( et sincèrement !) , mais …!
Il m’a fallu faire un curieux effort pour me souvenir d’avant et
de mes questions . Mais là aussi le temps et la vitesse de la pensée
avaient changés . Les questions de ma vie ont défilé , condensées ,
sans mots à part les noms des êtres vivant qui souffrent et les prénoms
de ceux pour qui je voulais prier .
Alors l’espace a commencé à grandir , à se dilater , les brins
d’herbes , les chiens qui revenaient docilement , le faon , les enfants
, les gens , tous les êtres vivants , passés , présents et futurs , les
guerres , le mal ,les champs , la région, les continents la terre ,
petite boule miraculeuse … sans mot , avec douceur , tendresse ,
lumière , ces mots se sont dits : Tout est bien .
Je sais que c’est vrai .
A l’échelle de l’univers , vu d’en haut tout est différent . Il y a
Justice et consolation .
Je suis revenue dans l’ancien monde depuis , avec des petits
rappels de temps en temps , et mon égo semble avoir bien profité de
tout ça aussi :
il a un peu engraissé et pris du poil de la bête , mais je suis guidée
, enseignée .
Moi qui ne lisais pas ( et surtout pas les textes sacrés
parfaitement hermétiques pour moi ) , je lis ; Moi qui ne pensais pas
j’apprends à penser ( et avec vous c’est un régal ) . J’avais fini par
faire sincèrement le deuil de ma santé , je m’économisais juste pour
mes enfants ( et grâce à eux !), afin que je sois pour eux ce dont ils
ont besoin , le temps qu’il leur faut , et voilà que je me sens aller
de mieux en mieux .
Je voulais dispenser un peu de lumière et voilà que je clignote …
D’où vient la nécessité que je ressens ( pour une part de moi
seulement , l’autre ne rêve que de grandes envolées !) de « redescendre
», de continuer à être travaillée , émondée… ? Je suis attirée par les
notions de dépouillement , de pauvreté , de silence… apprendre à
veiller , devenir humble et aimer vraiment .
…
Je vais oser vous l’avouer , aussi idiot , naïf , buté ou bien
présomptueux que cela puisse paraître , (et ça effraie pas mal l’autre
en moi !) je me suis promis de refuser toute expérience transcendantale
si elle ne comble que moi ( ça doit être impossible mais au cas où ):
Si je laisse parler l’enfant que je suis , quand je serai grande
je serai un ange gardien ou une fée , ou quelque chose comme ça …sinon
rien . |
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Oui tu as vu !
C'est toujours moi , MOÂ le centre dans ces moments là .
Et , s'il m'est alors impossble de me souvenir de tout ce que j'ai pu
savoir sur l'identification , si en apparence je ne peux pas m'en
sortir de cette boucle infernale , tant elle exerce de fascination ,
j'en reconnait le goût , les "symptomes "....
et j'attend ...
l'attente est vivante ...elle devient acceptation ,
et vient la pluie fine et la brise légère ...
évanouie la bulle de savon .
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Je n’ai pour ma part pas connu ou approché
l’une
ou l’autre de ces personnes célèbres mais j’ai sans aucun doute
rencontré plusieurs de ces « éveillés » anonymes .
Je me souviens bien de ce petit séjour ,par exemple,dans un modeste
couvent de sœurs protestantes près de la forêt en Alsace .
Pendant deux jours , j’ai côtoyé et observé une poignée de femmes
un peu âgées s’affairant tranquillement autour du ménage ,les repas ,
la vaisselle, le jardin , disparaissant de temps en temps sans même que
je m’en rende vraiment compte .
Souriantes , juste ce qu’il faut pour me donner l’impression
d’être la bienvenue , ni trop , ni pas assez ,silencieuses et assez
calmes , mais ni trop , ni pas assez , elles semblaient quelquefois
surtout occupées à ne pas me déranger tout en fleurant un agréable
parfum léger (rien d’ostentatoire) d’ouverture et de possible .
Le troisième jour , bravant ma timidité, je me suis finalement
décidée à demander un entretien à l’une d’entre d’elles , j’avais des
questions .
On m’a gentiment proposé un rendez-vous après la sieste .
Elle avait enlevé son éternel tablier, et était comme habillée pour
l’occasion .Installée autour d’un petit guéridon près d’une fenêtre
elle était là , droite , sérieuse et attentive .
Mes questions fusaient , un peu en désordre et fidèle à moi même
je m’exprimais dans un langage à la fois très personnel et qui a plus
intégré le vocabulaire des autres voies que celui de la voie chrétienne
.
Je voulais voir si je peux tout dire , être comme je suis …et renconter
un interlocuteur quand même .
La petite ménagère discrète venait de laisser la place à une
Attitude , à un Regard à la fois plein de respect , de délicatesse et
d’une culture que rien ne semblait pouvoir déstabiliser et d’une
intelligence à la fois pénétrante et fulgurante , subtile et acérée …
Elle répondait à mes questions au delà de leur formes et tout
,dans le choix des mots , l’attention qui m’était portée , son attitude
, ses regards , tout était réponse et ouverture à la fois .
Le soir au repas cette personne là avait disparu , je n’ai plus croisé
que la discrète et plutôt ordinaire petite bonne sœur .
Je ne me souviens pas de son nom … comme si tout, dans ce lieu qui
sentait bon le feu de bois et où la lumière naturelle semblait suffire,
comme si tout était fait pour que je ne rencontre vraiment que moi-même
et que je ne m’attache qu’à ce que je ne peux pas perdre ou quitter …
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Laisser couler le flux, sans peser ,
Jusqu’à l’improbable limite ,le point de fuite du regard,
Où le flux en son propre mouvement,
En son insondable mystère , devient reflux .
Et danse la vie au creux du rien … |
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C'est pour ça Cieletbaie que à la fois je
peux
dire parfois, comme toi ,qu'il n'y a pas de chemin et qu'en même temps
je ne me sente jamais aboutie ; quà la fois je n'ai rien à faire , à
attendre et qu'en même je me sente toujours en devenir , toujours à la
fois parfaite et tellement imparfaite . Toujours à la fois céleste et
terrestre.
Comme vous il me semble fondamental de préciser qu'il ne s'agit pas
de résilience ni de progrès même si au niveau terre ça y ressemble .
La façon particulière dont je suis lavée , réparée ,rendue légère,
illuminée de l'intérieur, même quand mes facultés sont à nouveau
plongées parfois dans l'obscurité et que je ne peux pas "sentir" ,
"palper" , "voir" ou "goûter" cette Lumière ...ça dit la Grâce , la
gratuité , le miracle toujours et à chaque instant possible .
Je suis enfant de Dieu et l'ai toujours été , il n'y avait qu'à le
reconnaître .
(Et devant la souffrance,qu'elle soit celle des bourreaux ou celle
des victimes, je suis bien mystérieusement mais puissamment mère .) |
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Il
y a une chose qui me trotte dans la tête depuis que j’ai écrit ça : » La façon particulière dont je
suis lavée , réparée ,rendue légère, illuminée de l'intérieur"
Je ne voudrais pas que ça induise en erreur ceux qui pourraient
lire et qui comme moi ont à vivre encore souvent ces moments où la
lumière semble invisible pour mes facultés de chair . Comme vous pouvez
le lire dans ce que j’ai souvent montré dans différents messages , les
« cicatrices « dont parlait mushotoku-nad , même si elles
m’apparaissent comme bien superficielles ,sont réelles ; ma personne
reste conditionnée par les circonstances du scénario de ma vie ,et
conserve ses réflexes , ses manques . Ca m’a longtemps et souvent fait
douter ,fait croire que tout était à nouveau perdu , que j’étais
vraiment trop indigne et abandonnée , que je n'ai fait que
rêver(etc,etc). Tout est à la fois vrai d'un certain point de vue et
complètement faux.
C’est le lent et merveilleux apprentissage de la foi et du "oui"
aveugle.
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Être éveillé, pour moi ,c'est être, être
vivant
tout simplement ... comme tu le dis bien c'est la réalité vécue sans
aucune part d'imagination,de rêve .C'est si simple et évident que
chaque mot semble grossièrement tout compliquer et mettre de la
distance là où il n'y en a pas. L'espace , le temps eux même ne sont
que des bulles de savon dans le sein lumineux de cette réalité .
Et pourtant, il a fallu qu'advienne un jour, une heure , une
minute , une fraction de seconde et tout un processus pour qu'un jour
je m'en rende compte , que j'en prenne conscience , que je me réveille
. Peut-être le mot réveil est-il plus adéquat ? J'étais prisonnière
d'une bulle de savon , d'un minuscule écran de buée ...J'ai vu un jour
un film "Rencontre avec des hommes remarquables" de Gurdjieff : on y
voit une scène où un enfant, de je ne sais plus quel peuple ,est
incapable de sortir d'un cercle (magique) tracé autour de lui sur le
sable.... c'est vraiment poignant !
Alors oui bien sûr ça fait sourire , mais seulement après !
Et puis le sommeil me reprend parfois , différent , moins profond ,
je rêve mes anciens rêves ou bien de nouveaux plus subtilement
hyperréalistes ...avant de me réveiller à nouveau ...C'est pas grave
mais c'est interessant .
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Version mauvaiseherbe du poème zen :
J'ai vu tout ce qui vit ,ce n'est rien du Tout,
J'ai vu tout ce qui meurt , ce n'est rien du Tout,
Je n'ai rien vu du Tout ,
C'est lui qui me voit.
Bien sûr qu'on ne peut rien perdre et il n'y a rien à gagner
...rien à faire , quelle illusion que de croire " pouvoir" "faire"
...Tu as raison .
Mais il y a un abandon possible ,plus plein , plus conscient
(confiant), un dépouillement et une croissance (paradoxal je sais)
possibles , un épanouissement (si Dieu le veut et selon son dessein) ,
non pas de l'éveil bien sûr ,mais de l'âme , du petit être encore tout
fripé que je suis ;et en même temps tel que c'est tout est déja
parfait.
J'aime bien ces expressions parceque justement elles sont passives
, elles ne posent aucun acte : "veiller" ,"garder la lampe allumée"
,"avoir une ceinture à nos reins" ,"être vigilent".
Si vraiment tu parles d'autrechose ,sahaja , alors je me tais .
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Et puis il y a l’autre regard .
Tous ces échecs , tous ces crashs , tous ces absurdes , tous ces
pourquois inassouvis , toutes ces limitations ….
Ok je me crashe lamentablement , je suis petite , je ne sais pas ,
je ne sens pas grand chose , je vois trop de choses et rien à la fois,
je ne comprend pas , je ne peux quasiment rien et mes neurones sont
proches de disjoncter …Les autres(humains , animaux and co ) aussi
alors ? Oui . J’abandonne , je suis vaincue (ou presque ).
Je suis toujours là sur ma chaise mais je ne suis plus tout à fait
au centre …le corps semble vouloir se détendre …et si je laissais faire
…je commence à prendre conscience de respirer et un discret silence
m’attire doucement . Silence , immobilité , repos .Et rien .
Mais il est doux ce rien…Je suis douce ? Oui .
Dans cette douceur apparaissent les objets d’une façon toute
inhabituelle : les touches du clavier ont une texture sous les doigts ,
des lettres sur un écran comme c’est étonnant , le bois du bureau , la
plante à côté cherche la lumière et la terre dans le pot est vivante ,
un chat passe dans la pièce , il passe en moi ….et ça n’est pas moi .
C’est un fait je suis dans cette forme , particulière et irremplaçable
…mais ça n’a aucune autre importance que l’importance qu’ont toutes ces
autres merveilleuses particularités personnelles qui parce que je les
aime , sont toutes irremplaçables . Non je n’aime pas, nous nous aimons
, nous sommes aimés .J’aime comme je respire comme tout respire .
Ici les limites s’estompent et je devine des horizons incroyables
où tout ce qui semblait si sûr , si concret, si tangible , si dur , si
définitif et si tragique apparaît comme la réalité d’une attachante
poussière d’étoile vue depuis les confins d’un amas de galaxie .
Douleurs , violences et souffrance ne sont que de minuscules
démangeaisons de la matière temporelle sous l'oeil de l'infiniment
grand qui se penche quand même, plein de compassion , sur nos si grands
petits riens passagers .
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Il y a bien longtemps alors que je vivais
encore en pleine obscurité j'ai lu ce conte qui m'avait bouleversée
....
Conte Cheyenne
Henri Gougaud
Nuage d'Avril et les taches blanches du soleil.
"Il était une fois, dans une tribu souricière établie entre quatre
rochers, parmi les buissons d'un flanc de colline, une jeune souris
grise nommée Nuage-d'Avril. En vérité, Nuage-d'Avril était affligée
d'une drôle de particularité. Elle entendait un bruit que les autres
n'entendaient pas ; un bruit vague, une rumeur confuse, une musique
infiniment ténue et personne, sauf elle, ne le percevait.
De temps en temps, dans la paix des herbes, elle levait la patte devant
son museau, et le regard soudain perdu au loin disait à ses compagnes :
- Avez-vous entendu ?
- Non, répondaient les autres. Quoi donc ?
- Ce bruit joyeux, menu.
- Tu rêves, ricanaient ses amis, tu es complètement folle.
Nuage-d'Avril se taisait, mais n'en estimait pas moins, seule contre
tous, que son bruit était indiscutable.
Vint le jour où elle se rebiffa et décida, pour prouver qu'elle n'était
pas l'écervelée que l'on croyait, de dénicher enfin la source de ce
bruit. Elle s'en fut donc, flairant l'air, vers la vallée d'où il
semblait venir.
Elle trotta longtemps, découvrit au-delà des ordinaires territoires de
chasse des rochers inconnus, des pentes insoupçonnées, des pièges, des
fondrières. Elle ne s'en soucia guère, exaltée qu'elle était par cette
rumeur qui enflait, plus elle allait, et qui se faisait plus précise,
plus chantante.
Après trois jours de galop harassant, elle parvint, dans un creux de
verdure, au pied d'un buisson touffu. Derrière ce buisson elle sentit
là, présente, à portée de regard, la source même du bruit enfin
atteinte. Le coeur battant, elle écarta du bout museau les feuilles
luisantes. Elle vit enfin le bruit, là, et elle s'émerveilla. C'était
un ruisseau bondissant parmi les rocs, scintillant et vif : voilà d'où
venait la musique.
Nuage-d'Avril, éblouie, s'approcha du bord. Alors elle aperçut au
milieu de l'eau, posée sur un caillou moussu, une grenouille.
Elle la salua avec enthousiasme :
- Ho bien toi la grenouille, tu as l'air d'aller bien. Comme tu dois
être heureuse de vivre environnée par cette rumeur délicieuse ! lui
dit-elle. Je donnerais volontiers la moitié de mon temps d'existence
pour me trouver à ton côté.
- Tu peux aisément me rejoindre si tu le veux, lui répondit la
grenouille.
- Non, je ne te crois pas. Que faut-il que je fasse.
- Prends appui sur tes pattes de derrière et bondis le plus haut
possible. Tu retomberas infailliblement près de moi.
Nuage-d'Avril planta donc fermement ses pattes de derrière dans l'herbe
humide de la rive, pelotonna son train, bondit, mais aussitôt hurla,
tomba, dans une gerbe d'écume, parmi les vagues, se débattit, implora
secours, se démena, parvint, râlant et crachant, à prendre pied sur la
rive opposée et se retourna vers la grenouille avec autant
d'indignation que de terreur :
- Mais ça va pas bien la tête, tu as voulu me tuer ! J'ai failli me
noyer ! cria-t-elle à la grenouille, impassible.
- Ce n'est pas là l'important, répondit l'autre.
Nuage-d'Avril, scandalisée, se dressa, fulmina, brailla :
- Il s'en est fallu d'un brin d'herbe que je ne meure, par ton
inqualifiable traîtrise, et tu oses prétendre que ce n'est pas
important!
- J'ose le prétendre, répondit l'autre.
- Alors si ma vie et ma mort ne le sont pas, qu'est-ce qui est
important selon toi ?
- Ce qui est important, répondit le grenouille, c'est de savoir si
quelque chose t'est apparu, à l'instant où tu parvenais au plus haut de
ce bond ridicule qui t'a conduit où tu es.
Nuage-d'Avril, stupéfaite, réfléchit un court instant.
- J'y pense, dit-elle, tout à coup radoucie. J'ai vu en effet quelque
chose que la peur de la mort et ma rage contre toi m'avaient fait
oublier. J'ai vu, le temps d'un éclair, des taches blanches dans le
soleil.
- Voilà ce qui est important, c'est là que tu dois aller, répondit la
grenouille. Crois-en ma vieille expérience, je sais deviner les rares
instants où se révèle clairement le but ultime des existences. Tu n'es
venue sur terre que pour atteindre les taches blanches du soleil.
Bon sang, mais c'est bien sur ! Nuage-d'Avril resta un long moment
muette, puis hocha la tête. Cet animal bizarre avait mille fois raison.
Elle n'avait jamais désiré que cela : atteindre les taches blanches du
soleil. Comment avait-elle pu perdre cette évidence ?
Elle remercia puis salua la grenouille et s'en fut donc droit devant
elle, se demandant comment parvenir dans ce lieu inaccessible où elle
devait aller. De longtemps elle ne fit halte que pour dormir et
grignoter de rares pitances. Elle traversa ainsi d'innombrables
saisons, survécut aux tempêtes, aux crocs ennemis, parvint enfin dans
une profonde forêt, s'épuisa tant dans les broussailles qu'un soir, à
l'orée d'une clairière, elle se sentit à bout de vie. Or, comme elle se
couchait pour mourir, apparut devant son museau poussiéreux une souris
semblable à elle, quoique plus vieille. Cette compagne inattendue la
recueillit, la soigna, la nourrit. Après cinq lunes de bonne chair et
de siestes quotidiennes:
- Je ne me suis que trop prélassée, dit un matin Nuage-d'Avril. Il est
grand temps que je reprenne ma route.
-Reste donc avec moi, lui répondit l'autre. Vois: je vis bien, mon
territoire de chasse est infini, mes greniers sont pleins toute l'année
. Tu pourrais vivre heureuse en ma compagnie.
- Non, dit Nuage-d'Avril. Il me faut aller, avant de mourir, vers les
taches blanches du soleil.
- Folie, gémit la solitaire. Sache que moi aussi, dans ma jeunesse,
j'ai tenté d'aller où tu ne parviendras jamais. Un tel voyage est
impossible. Regarde où il est, le soleil , et regarde nous, humbles
souris que nous sommes. Sois raisonnable, et goûte, enfin, comme moi, à
la paix du renoncement. Tu n'y arriveras pas.
- Peut-être que je n'y arriverais pas,répondit Nuage-d'Avril, mais mon
destin à moi, c'est d'aller vers les tâches blanches du soleil.
D'ailleurs je ne désire pas la paix, . Adieu, et sois bénie de m'avoir
sauvée.
Par un chemin secret connu de la vieille ermite, Nuage-d'Avril sortit
donc de la forêt et parvint un matin au seuil de la grande prairie. À
peine avait-elle cheminé d'une centaine de pas qu'elle découvrit, à
demi dissimulé dans les hautes herbes, un énorme bison couché là, sur
le flanc. L'animal haletait comme font les mourants. Son pelage était
mité, son museau larmoyant. Nuage-d'Avril s'approcha, fit halte à deux
pas de son souffle.
- Tu me sembles mal en point, belle bête, dit-elle. Puis-je quelque
chose pour toi ?
Le bison souleva péniblement une paupière et répondit :
- En vérité, la vie va bientôt me quitter si ne me vient aucun secours.
Or, je crains fort que personne ne soit assez bon pour m'offrir la
médecine qu'il me faut.
- Que te faut-il donc? Parle, et je te promets, foi de souris, de te
sauver pour peu que je le puisse.
- Un oeil de ta tête, voilà ce qui me redonnerait la vie, dit le bison.
Or, je sais bien qu'en ce bas monde nul n'est généreux au point de se
défaire par bonté d'un oeil de sa tête ! Passe donc ton chemin, et
laisse-moi mourir en paix.
- Un oeil de ma tête ! gémit Nuage-d'Avril. Dieu du ciel ! Elle
s'assit, bouleversée, sur une motte de terre, renifla, réfléchit. Il en
avait de bonnes, c'était la moitié de sa vision, une grande partie de
sa beauté... Elle entendit alors une voix murmurer dans son coeur : "
Quoi qu'il t'en coûte, il est indéniable que tu peux vivre borgne sans
désagrément démesuré. Donc, si ton oeil gauche peut sauver cet animal,
il est juste que tu le lui donnes. " À peine avait-elle goûté ces
paroles que, de son orbite, jaillit son oeil comme un caillou lancé. Il
alla se ficher sous la paupière du bison qui, aussitôt, bondit sur ses
pattes et secoua son encolure, aussi fringant qu'aux plus beaux jours
de sa jeunesse.
- Si je peux à mon tour quelque chose pour toi, dit-il à Nuage-d'Avril,
je t'offre de bon coeur mon aide. Nuage-d'Avril lui dit où elle voulait
aller. Le bison lui répondit que les taches blanches du soleil étaient
hors de sa portée.
- Cependant, dit-il, je peux t'amener jusqu'au pied des montagnes
Rocheuses.
Elles sont si loin d'ici que, de toute façon, tu ne saurais y parvenir
seule. Agrippe-toi à ma fourrure, et dans trois jours nous y serons.
Ainsi fut fait. Trois jours plus tard, le bison déposa sa bienfaitrice
au pied des Montagnes Rocheuses, lui souhaita bonne chance et s'en
retourna vers la vaste plaine. Nuage-d'Avril se mit alors à gravir ces
monts démesurés, crevassés de gouffres, battus par les tempêtes. Elle
s'échina, s'exténua, s'épuisa. Elle s'arrêta enfin, les pattes
saignantes, sur un rocher pointu, leva la tête, contempla la cime. Elle
la vit si lointaine qu'elle perdit tout courage. " Jamais, se dit-elle,
je n'atteindrai de pareilles hauteurs. Je ne peux faire un pas de plus.
Elle se laissa glisser au pied du roc et poussa un cri de surprise:
devant elle était un vieux loup couché, le museau entre les pattes.
- Qui es-tu, bête étrange ? lui dit-elle. Et que fais-tu là ?
- Je l'ignore, répondit l'autre. J'ai perdu la mémoire et le désir de
vivre. Sans doute vais-je bientôt rejoindre mes ancêtres défunts. Tout
ce dont je suis sûr (mais d'où me vient cette certitude ?) est qu'un
oeil de ta tête me rendrait la santé. Je n'aurais cependant pas
l'outrecuidance de te le demander. J'imagine à quel point tu dois tenir
à celui qui te reste.
- J'y tiens absolument, répondit Nuage-d'Avril, d'un ton si définitif
que le vieux loup soupira et à nouveau parut se désintéresser du monde.
" Il va mourir, se dit-elle, affolée. Honte sur moi si je ne le sauve
pas, alors que je le peux !
" À peine cette pensée eut-elle germé dans son esprit que, de son
orbite, jaillit son oeil droit. Le loup au même instant soulevait sa
paupière. Il sursauta comme si quelque gravier l'avait frappé et
aussitôt se dressa, tout gaillard et impatient de vivre. Mais
Nuage-d'Avril ne le vit pas : elle était aveugle.
- Je ne te quitterai plus, lui dit le loup. Je te conduirai partout,
petite soeur, partout où tu voudras aller.
- Je veux aller dans les taches blanches du soleil, Même si je sais que
je ne pourrai jamais plus contempler leur lumière, je ne désire rien
d'autre que d'aller où elles sont.
Le loup lui répondit:
- Accroche-toi ferme à ma queue et partons à l'instant. Certes, je ne
saurais atteindre ces lieux célestes, ils sont trop hauts pour moi,
mais par la vie que tu m'as rendue je t'en rapprocherai autant que je
pourrai.
Il grimpa longtemps, le museau bas, sans prendre de repos. Il grimpa
jusqu'aux neiges éternelles, grimpa jusqu'aux nuées, grimpa encore
jusqu'à ne plus pouvoir poser une patte devant l'autre.
- Tu dois maintenant continuer sans moi, dit-il enfin, à bout de
souffle. Le soleil est proche, je le vois, là, à quelques enjambées de
loup, pareil à une immense boule éblouissante. Il emplit presque le
ciel. Va droit devant, petite soeur, je tombe !
Il poussa un hurlement épouvantable. Nuage-d'Avril hurla aussi, se
débattit, abandonnée dans une immensité sans bornes. Elle grimpa,
grimpa jusqu'au delà de ses forces, hissa une dernière fois sa patte
au-dessus de son museau et sentit quelque chose. Elle se hissa dessus
et perdit connaissance.
Quand elle s'éveilla, il lui sembla qu'elle sortait d'un songe. Trois
choses l'étonnèrent. La première quand elle s'ébroua, et qu'elle ouvrit
les yeux. Miracle ! Elle avait retrouvé ses yeux. Elle voyait. La
seconde, c'est qu'elle était parvenue au bout de son voyage. Elle était
dans la plus belle de toutes les tâches blanches du soleil. Et la
troisième, c'est que de majestueux oiseaux se tenaient autour d'elle et
la contemplaient avec respect. Elle regarda son corps, lissa son
poitrail et rit, émerveillée. Nuage-d'Avril n'avait plus rien d'une
humble souris grise. Elle était devenue un aigle. "
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Jean-Yves Leloup : Le jeune philosophe et le moine
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J'avais déjà mis ce texte de Jean -Yves Leloup
sur le forum , puis après de longues hésitations je l'avais enlevé
...il est long aussi( mais si agréable à lire !) ; mais j'ai surtout hésité de crainte que certains ne le prennent
pour une "pub" pour une forme particulière de pratique , ce qui ne peut
en aucun cas être mon intention .
Je tiens pourtant beaucoup à ce texte que je relis régulièrement et
qui m'aide même si je ne m'en sers pas comme d'une recette de cuisine :
il est plein d' images qui parlent comme de icônes ;
je le trouve à la fois frais , leger , simple et en même temps si
profond , si plein de finesse psychologique et de sensibilité ...la
pensée aussi est claire , droite tout en faisant la place avec
souplesse à ce qui ne peut être dit ...Et puis il finit ouvert ...
Lorsque M. X. . ., jeune philosophe français, arriva au Mont Athos, il
avait déjà lu un certain nombre de livres sur la spiritualité
orthodoxe, particulièrement " la petite philocalie de la prière du cœur
" et " les récits d'un pélerin russe ". Il avait été séduit sans être
vraiment convaincu. Une liturgie, rue Daru à Paris, lui avait inspiré
le désir de passer quelques jours au Mont Athos, à l'occasion de
vacances en Grèce, pour en savoir un peu plus sur la prière et la
méthode d'oraison des hésychastes. Ces silencieux en quête d' "
hésychia ", c'est-à-dire de paix intérieure.
Raconter dans la détail comment il en vint à rencontrer le père
Séraphin qui vivait dans un ermitage proche de Saint-Panteleimon (le
Roussikon comme l'appellent les Grecs) serait trop long. Disons
seulement que le jeune philosophe était un peu las. Il ne trouvait pas
les moines " à la hauteur " de ses livres. Disons aussi que s'il avait
lu plusieurs livres sur la méditation et la prière, il n'avait pas
encore vraiment prié ni pratiqué une forme de méditation particulière,
et ce qu'il demandait au fond, ce n'était pas un discours de plus sur
la prière ou la méditation, mais une " initiation " qui lui permettrait
de les vivre et de les connaître du dedans, par expérience et non par "
ouie-dire ".
Le père Séraphin avait une réputation ambiguë auprès des moines de son
entourage. Certains l'accusaient de léviter, d'autres d'aboyer,
certains le considéraient comme un paysan ignare, d'autres comme un
véritable staretz inspiré du Saint-Esprit et capable de donner de
profonds conseils ainsi que de lire dans les coeurs.
Lorsqu'on arrivait à la porte de son ermitage, le père Séraphin avait
l'habitude de vous observer de la façon la plus indécente : de la tête
aux pieds pendant cinq longues minutes, sans vous adresser le moindre
mot. Ceux que ce genre d'examen ne faisait pas fuir pouvaient alors
entendre le diagnostic cinglant du moine :
- Vous, Il n'est pas descendu en dessous du menton.
- Vous, n'en parlons pas. Il n'est même pas entré.
- Vous, ce n'est pas possible, quelle merveille. Il est descendu
jusqu'à vos genoux. C'est du Saint-Esprit bien sûr qu'il parlait et de
sa descente plus ou moins profonde dans l'homme. Quelquefois dans la
tête, mais pas toujours dans le coeur ou dans les entrailles . . . Il
jugeait ainsi la sainteté de quelqu'un d'après son degré d'incarnation
de l'Esprit. L'homme parfait, l'homme transfiguré, pour lui c'était
celui qui était habité tout entier par la présence de l'Esprit-Saint de
la tête aux pieds. " Cela je ne l'ai vu qu'une fois chez le staretz
Silouane, lui disait-il, c'était vraiment un homme de Dieu, plein
d'humilité et de majesté. "
Le jeune philosophe n'en était pas encore là, le Saint-Esprit
s'était arrêté ou plutôt n'avait trouvé de passage en lui que "
jusqu'au menton ". Lorsqu'il demanda au père Séraphin de lui parler de
la prière du coeur et de l'oraison pure selon Evagre le Pontique, le
père Séraphin commença à aboyer. Cela ne découragea pas le jeune homme.
Il insista . . . alors le père Séraphin lui dit :
" Avant de parler de prière du coeur, apprends d'abord à méditer comme
la montagne . . " et il lui montra un énorme rocher. " Demande-lui
comment il fait pour prier. Puis, reviens me voir. "
Méditer comme une montagne
Ainsi commençait pour le jeune philosophe une véritable initiation
à la méthode d'oraison hésychaste. La première indication qui lui état
donnée concernait la stabilité. L'enracinement d'une bonne assise.
En effet, le premier conseil que l'on peut donner à celui qui veut
méditer n'est pas d'ordre spirituel, mais physique : assieds-toi.
S'asseoir comme une montagne, cela veut dire aussi prendre du poids :
être lourd de présence. Les premiers jours, le jeune homme avait
beaucoup de mal à rester ainsi immobile, les jambes croisées, le bassin
légèrement plus haut que les genoux (c'est dans cette posture qu'il
avait trouvé le plus de stabilité). Un matin, il sentit réellement ce
que voulait dire méditer comme une montagne. Il était là de tout son
poids, immobile. Il ne faisait qu'un avec elle, silencieux sous le
soleil. Sa notion du temps avait complètement changé. Les montagnes ont
un autre temps, un autre rythme. Etre assis comme une montagne, c'est
avoir l'éternité devant soi, c'est l'attitude juste pour celui qui veut
entrer dans la méditation : savoir qu'il a l'éternité derrière, dedans
et devant soi. Avant de bâtir une église, il fallait être pierre et sur
cette pierre (cette solidité imperturbable du roc), Dieu pouvait bien
bâtir son Eglise et faire du corps de l'homme son temple. C'est ainsi
qu'il comprenait le sens de la parole évangélique : " Tu es pierre et
sur cette pierre je bâtirai mon église. "
Il resta ainsi plusieurs semaines. Le plus dur était pour lui de passer
ainsi des heures " à ne rien faire ". Il fallait réapprendre à être, à
être tout simplement - sans but ni motif. Méditer comme une montagne
c'était la méditation même de l'Etre, " du simple fait d'Etre ", avant
toute pensée, tout plaisir et toute douleur.
Le père Séraphin lui rendait visite chaque jour, partageant avec lui
ses tomates et quelques olives. Malgré ce régime des plus frugal, le
jeune homme semblait avoir pris du poids. Sa démarche était plus
tranquille. La montagne semblait lui être entrée dans la peau. Il
savait prendre du temps, accueillir les saisons, se tenir silencieux et
tranquille comme une terre parfois dure et aride, mais aussi parfois
comme un flanc de colline qui attend sa moisson.
Méditer comme une montagne avait également modifié le rythme de ses
pensées. Il avait appris à " voir " sans juger, comme s'il donnait à
tout ce qui pousse sur la montagne " le droit d'exister ".
Un jour, des pèlerins le prenant pour un moine, impressionnés par sa
qualité de présence, lui demandèrent une bénédiction. Il ne répondit
rien, imperturbable comme la pierre. Ayant appris cela, le soir même,
le père Séraphin commença à le rouer de coups . . . Le jeune homme se
mit alors à gémir.
" Ah bon, je te croyais devenu aussi stupide que les cailloux du
chemin. . . La méditation hésychaste a l'enracinement, la stabilité des
montagnes, mais son but n'est pas de faire de toi une souche morte,
mais un homme vivant ".
Il prit le jeune homme par le bras et le conduisit dans le fond du
jardin où parmi les herbes sauvages on pouvait voir quelques fleurs. "
Maintenant, il ne s'agit plus de méditer comme une montagne stérile.
Apprends à méditer comme un coquelicot, mais n'oublie pas pour autant
la montagne . . . " .
Méditer comme un coquelicot
C'est ainsi que le jeune homme apprit à fleurir . . . La méditation,
c'est d'abord une assise et c'était ce que lui avait enseigné la
montagne. La méditation, c'est aussi une " orientation " et c'est ce
que lui enseignait maintenant le coquelicot : se tourner vers le
soleil, se tourner du plus profond de soi-même vers la lumière. En
faire l'aspiration de tout son sang, de toute sa sève.
Cette orientation vers le beau, vers la lumière le faisait
quelquefois rougir comme un coquelicot. Comme si " la belle lumière "
était celle d'un regard qui lui souriait et attendait de lui quelque
parfum . . .Il apprit également auprès du coquelicot que pour bien
demeurer dans son orientation, la fleur devait avoir " la tige droite "
et il commença à redresser sa colonne vertébrale.
Cela lui posait quelques difficultés, parce qu'il avait lu dans
certains textes de la philocalie que le moine devait être légèrement
courbé. Quelquefois même avec douleur. Le regard tourné vers le coeur
et les entrailles.
Il demanda quelques explications au père Séraphin. Les yeux du staretz
le regardèrent avec malice : " Ca, c'était pour les costauds
d'autrefois. Ils étaient pleins d'énergie, et il fallait un peu les
rappeler à l'humilité de leur condition humaine, qu'ils se courbent un
peu le temps de la méditation cela ne leur faisait pas de mal . . .
Mais toi, tu as plutôt besoin d'énergie, alors, au moment de la
méditation, redresse-toi, sois vigilant, tiens-toi droit vers la
lumière, mais sois sans orgueil . . .d'ailleurs si tu observes bien le
coquelicot, il t'enseignera non seulement la droiture de la tige, mais
aussi une certaine souplesse sous les inspirations du vent et puis
aussi une grande humilité . . . . "
En effet, l'enseignement du coquelicot était aussi dans sa
fugacité, sa fragilité. Il fallait apprendre à fleurir, mais aussi à
faner. Le jeune homme comprenait mieux les paroles du prophète :
" Toute chair est comme l'herbe et sa délicatesse est celle de la fleur
des champs. L'herbe sèche, la fleur se fane . . . Les nations sont
comme une goutte de rosée au bord d'un seau . . . . Les Juges de la
terre à peine sont-ils plantés, à peine leur tige
a-t-elle pris racine en terre . . . alors ils se dessèchent et la tempête les emporte comme un fétu ". (cf. Isaïe 40).
La montagne lui avait donné le sens de l'Eternité, le coquelicot lui
enseignait la fragilité du temps : méditer, c'est connaître l'Eternel
dans la fugacité de l'instant, un instant droit, bien orienté. C'est
fleurir le temps qu'il nous est donné de fleurir, aimer le temps qu'il
nous est donné d'aimer, gratuitement, sans pourquoi, car pour qui ?
Pour quoi fleurissent-ils, les coquelicots ?
Il apprenait ainsi à méditer " sans but ni profit ", pour le plaisir
d'être, et d'aimer la lumière. " L'amour est à lui-même sa propre
récompense ", disait saint Bernard. " La rose fleurit parce qu'elle
fleurit sans pourquoi ", disait encore Angelus Silesius. " C 'est la
montagne qui fleurit dans le coquelicot, pensait le jeune homme. C'est
tout l'univers qui médite en moi. Puisse-t-il rougir de joie l'instant
que dure ma vie. " Cette pensée était sans doute de trop. Le père
Séraphin commença à secouer notre philosophe et de nouveau le prit par
le bras.
Il l'entraîna par un chemin abrupt jusqu'au bord de la mer, dans une
petite crique déserte. " Arrête de ruminer comme une vache le bon sens
des coquelicots. . . Aie aussi le coeur marin. Apprends à méditer comme
l'océan ".
Méditer comme l'océan
Le jeune homme s'approcha de la mer. Il avait acquis une bonne assise
et une orientation droite. Il était en bonne posture. Que lui
manquait-il ? Que pouvait lui enseigner le clapotis des vagues ? Le
vent se leva. Le flux et le reflux de la mer se fit plus profond et
cela réveilla en lui le souvenir de l'océan. Le vieux moine lui avait
bien conseillé en effet de méditer " comme l'océan " et non comme la
mer. Comment avait-il deviné que le jeune homme avait passé de longues
heures au bord de l'Atlantique, la nuit surtout, et qu'il connaissait
déjà l'art d'accorder son souffle à la grande respiration des vagues.
J'inspire, j'expire . . ., puis, je suis inspiré, je suis expiré. Je me
laisse porter par le souffle, comme on se laisse porter par les vagues
. . . Ainsi faisait-il la planche, emporté par le rythme des
respirations océanes. Cela l'avait conduit parfois au bord
d'évanouissements étranges. Mais la goutte d'eau qui autrefois "
s'évanouissait dans la mer " gardait aujourd'hui sa forme, sa
conscience. Etait-ce l'effet de sa posture ? de son enracinement dans
la terre ? Il n'était plus emporté par le rythme approfondi de sa
respiration. La goutte d'eau gardait son identité et pourtant elle
savait " être un " avec l'océan. C'est ainsi que le jeune homme apprit
que méditer, c'est respirer profondément, laisser être le flux et le
reflux du souffle.
Il apprit également que s'il y avait des vagues en surface, le
fond de l'océan demeurait tranquille. Les pensées vont et viennent,
nous écument, mais le fond de l'être reste immobile. méditer à partir
des vagues que nous sommes pour perdre pied et prendre racine dans le
fond de l'océan. Tout cela devenait chaque jour un peu plus vivant en
lui, et il se rappelait les paroles d'un poète qui l'avaient marqué au
temps de son adolescence : " L'Existence est une mer sans cesse pleine
de vagues. De cette mer les gens ordinaires ne perçoivent que les
vagues. Vois comme des profondeurs de la mer d'innombrables vagues
apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée dans les
vagues ". Aujourd'hui la mer lui semblait moins " cachée dans les
vagues ", l'unicité de toutes choses lui semblait plus évidente, et
cela n'abolissait pas le multiple. Il avait moins besoin d'opposer le
fond et la forme, le visible et l'invisible. Tout cela constituait
l'océan unique de la vie.
Dans le fond de son souffle n'y avait-il pas la Ruah ? le pneuma ? le grand souffle de Dieu ? "
Celui qui écoute attentivement sa respiration, lui dit alors le vieux moine Séraphin, n'est pas loin de Dieu. "
" Ecoute qui est là à la fin de ton expir. Qui est là à la source
de ton inspir. Il y avait là en effet quelques secondes de silence plus
profondes que le flux et le reflux des vagues, il y avait là quelque
chose qui semblait porter l'océan . . .
Méditer comme un oiseau
Etre dans une bonne assise, être orienté droit dans la lumière,
respirer comme un océan, ce n'est pas encore la méditation hésychaste,
lui dit le père Séraphin, tu dois apprendre maintenant à méditer comme
un oiseau, et il le mena dans une petite cellule proche de son ermitage
où vivaient deux tourterelles. Le roucoulement de ces deux petites
bêtes lui parut d'abord charmant, mais ne tarda pas à énerver le jeune
philosophe. Elles choisissaient en effet le moment où il tombait de
sommeil pour se roucouler les mots les plus tendres. Il demanda au
vieux moine ce que signifiait tout cela et si cette comédie allait
durer encore longtemps. La montagne, l'océan, le coquelicot passe
encore (quoi qu'on puisse se demander ce qu'il y a de chrétien dans
tout cela), mais maintenant lui proposer cette volaille languissante
comme maître de méditation c'en était trop !
Le père Séraphin lui expliqua que dans le premier testament, la
méditation est exprimée par des termes de la racine " haga " rendus le
plus souvent en grec par mélété -meletan- et en latin par meditari
-meditatio. La racine en son sens primitif signifie " murmurer à
mi-voix ". Elle est également employée pour désigner des cris
d'animaux, par exemple le rugissement du lion (Isaïe 31,4), le
pépiement de l'hirondelle et le chant de la colombe (Isaïe 38, 14),
mais aussi le grognement de l'ours.
" Au mont Athos on manque d'ours. C'est pour cela que je t'ai
conduit auprès de la tourterelle, mais l'enseignement est le même. Il
faut méditer avec ta gorge, non seulement pour accueillir le souffle,
mais aussi pour murmurer le nom de Dieu jour et nuit . . . "
Quand tu es heureux, presque sans t'en rendre compte, tu chantonnes, tu
murmures quelquefois des mots sans signification, et ce murmure fait
vibrer tout ton corps de joie simple et sereine.
Méditer, c'est murmurer comme la tourterelle, laisser monter en soi ce
chant qui vient du coeur, comme tu as appris à laisser monter en toi le
parfum qui vient de la fleur . . . méditer, c'est respirer en chantant.
Sans trop s'attarder à sa signification pour le moment, je te propose
de répéter, de murmurer, de chantonner ce qui est dans le coeur de tous
les moines de l'Athos. " Kyrie eleison, kyrie eleison. . . " Cela ne
plaisait pas trop au jeune philosophe. Lors de certaines messes de
mariage ou d'enterrement il avait déjà entendu cela, on traduisait en
français par " Seigneur prends pitié ".
Le moine Séraphin se mit à sourire : " Oui, c'est une des
significations de cette invocation, mais il y en a bien d'autres. Cela
veut dire aussi " Seigneur, envoie ton Esprit . . .! Que ta tendresse
soit sur moi et sur tous, que ton Nom soit béni, etc. . ., mais ne
cherche pas trop à te saisir du sens de cette invocation, elle se
révèlera d'elle-même à toi. Pour le moment sois sensible et attentif à
la vibration qu'elle éveille dans ton corps et dans ton coeur. Essaie
de l'harmoniser paisiblement avec le rythme de ta respiration. Quand
des pensées te tourmentent, reviens doucement à cette invocation,
respire plus profondément, tiens-toi droit et immobile et tu connaîtras
un commencement d'hésychia, la paix que Dieu donne sans compter à ceux
qui
l'aiment. " le " Kyrie eleison " lui devint au bout de quelques jours
un peu plus familier. Il l'accompagnait comme le bourdonnement
accompagne l'abeille lorsqu'elle fait son miel. Il ne le répétait pas
toujours avec les lèvres. Le bourdonnement devenait alors plus
intérieur et sa vibration plus profonde.
Le " Kyrie eleison " dont il avait renoncé à " penser " le sens le
conduisait parfois dans un silence inconnu et il se retrouvait dans
l'attitude de l'apôtre Thomas lorsque celui-ci découvrit le Christ
ressuscité " Kyrie eleison ", Mon Seigneur est mon Dieu.
L'invocation le plongeait peu à peu dans un climat d'intense respect
pour tout ce qui existe. Mais aussi d'adoration pour ce qui se tient
caché à la racine de toutes les existences. Le père Séraphin lui dit
alors : " Maintenant tu n'es pas loin de méditer comme un homme. Je
dois t'enseigner la méditation d'Abraham ".
Méditer comme Abraham
Jusqu'ici l'enseignement du staretz était d'ordre naturel et
thérapeutique. Les anciens moines, selon le témoignage de Philon
d'Alexandrie, étaient en effet des " thérapeutes ". Leur rôle avant de
conduire à l'illumination était de guérir la nature, de la mettre dans
les meilleures conditions pour qu'elle puisse recevoir la grâce, la
grâce ne contredisant pas la nature, mais la restaurant et
l'accomplissant. C'est ce que faisait le vieillard avec le jeune
philosophe en lui enseignant une méthode de méditation que certains
pourraient appeler " purement naturelle ". La montagne, le coquelicot,
l'océan, l'oiseau, autant d'éléments de la nature qui rappellent à
l'homme qu'il doit avant d'aller plus loin, récapituler les différents
niveaux de l'être, ou encore les différents règnes qui composent le
macrocosme. Le règne minéral, le règne végétal, le règne animal . . .
Souvent l'homme a perdu le contact avec le cosmos, avec le rocher, avec
les animaux et cela n'est pas sans provoquer en lui toutes sortes de
malaises, de maladies, d'insécurité, d'anxiété. Il se sent " de trop ",
étranger au monde. Méditer c'était d'abord entrer dans la méditation et
la louange de l'univers car " toutes ces choses savaient prier avant
nous ", disent les pères. L'homme est le lieu où la prière du monde
prend conscience d'elle-même. L'homme est là pour nommer ce que
balbutient toutes créatures. Avec la méditation d'Abraham, nous entrons
dans une nouvelle et plus haute conscience qu'on appelle la foi,
c'est-à-dire l'adhésion de l'intelligence et du coeur à ce " Tu " ou à
ce " Toi " qui est, qui transparaît dans le tutoiement multiple de tous
les êtres. Telle est l'expérience et la méditation d'Abraham : derrière
le frémissement des étoiles, il y a plus que les étoiles, une présence
difficile à nommer, que rien ne peut nommer et qui a pourtant tous les
noms . . .
C'est quelque chose de plus que l'univers et qui pourtant ne peut pas
être saisi en dehors de l'univers. La différence qu'il y a entre Dieu
et la Nature, c'est la différence qu'il y a entre le bleu du ciel et le
bleu d'un regard ... Abraham au-delà de tous les bleus était en quête
de ce regard... Après avoir appris l'assise, l'enracinement,
l'orientation positive vers la lumière, la respiration paisible des
océans, le chant intérieur, le jeune homme était ainsi invité à un
éveil du coeur. " Voici tout à coup que vous êtes quelqu'un ". Le
propre du cœur, c'est, en effet, de personnaliser toute chose et, dans
ce cas, de personnaliser l'Absolu, la Source de tout ce qui est et
respire, la nommer, l'appeler " Mon Dieu, Mon Créateur " et marcher en
Sa présence. Méditer, pour Abraham, c'est entretenir, sous les
apparences les plus variées, le contact avec cette Présence. Cette
forme de méditation entre dans les détails concrets de la vie
quotidienne. L'épisode du chêne de Mambré nous montre Abraham " assis à
l'entrée de la tente, au plus chaud du jour ", et là, il va accueillir
trois étrangers qui vont se révéler être des envoyés de Dieu. Méditer
comme Abraham, disait le père Séraphin " c'est pratiquer l'hospitalité,
le verre d'eau que tu donnes à celui qui a soif, ne t'éloigne pas du
silence, il te rapproche de la source ". " Méditer comme Abraham, tu le
comprends, n'éveille pas seulement en toi de la paix et de la lumière,
mais aussi de l'Amour pour tous les hommes ". Et le père Séraphin lut
au jeune homme le fameux passage du livre de la Genèse où il est
question de l'intercession d'Abraham :
" Abraham se tenait devant " YHWH celui qui est - qui était - qui sera
". Il s'approcha et dit : " Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le
pécheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville, vas-tu
vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cité pour les
cinquante justes qui sont dans son sein ? . . . "
Abraham, petit à petit, dut réduire le nombre des justes pour que ne soit pas détruite Sodome.
" Que mon Seigneur ne s'irrite pas et je parlerai une dernière
fois: peut-être s'en trouvera-t-il dix ? . . . " (cf Genèse 18,16).
Méditer comme Abraham c'est intercéder pour la vie des hommes, ne rien
ignorer de leur pourriture et pourtant " ne jamais désespérer de la
miséricorde de Dieu ".
Ce genre de méditation délivre le coeur de tout jugement et de
toute condamnation, en tout temps et en tout lieu ; quelles que soient
les horreurs qui lui soient données de contempler, il appelle le pardon
et la bénédiction.
Méditer comme Abraham, cela conduit encore plus loin. Le mot avait
du mal à sortir de la gorge du père Séraphin, comme s'il avait voulu
épargner au jeune homme une expérience par laquelle il avait dû
lui-même passer et qui réveillait dans sa mémoire un subtil tremblement
: cela peut aller jusqu'au Sacrifice . . . et il lui cita le passage de
la Genèse où Abraham se montre prêt à sacrifier son propre fils Isaac.
" Tout est à Dieu, continua en murmurant le père Séraphin. Tout est de
lui, par lui et pour lui " ; méditer comme Abraham te conduit à cette
totale dépossession de toi-même et de ce que tu as de plus cher . . .
cherche ce à quoi tu tiens le plus, ce avec quoi tu identifies ton moi
: pour Abraham c'était son fils, son unique. Si tu es capable de ce
don, de cet abandon total, de cette infinie confiance en celui qui
transcende toute raison et tout bon sens, tout te sera rendu au
centuple : " Dieu pourvoira ". Méditer comme Abraham, c'est n'avoir
dans le coeur et la conscience " rien d'autre que Lui ". Quant il monta
au sommet de la montagne, Abraham ne pensait qu'à son fils. Quand il
redescendit, il ne pensait qu'à Dieu.
Passer par le sommet du sacrifice, c'est découvrir que rien
n'appartient au " moi ". Tout appartient à Dieu. C'est la mort de l'ego
et la découverte du " Soi ". Méditer comme Abraham, c'est adhérer par
la foi à celui qui transcende l'Univers, c'est pratiquer l'hospitalité,
intercéder pour le salut de tous les hommes. C'est s'oublier soi-même
et rompre ses attaches les plus légitimes pour se découvrir soi-même,
nos proches et tout l'Univers, habité de l'infinie présence de "
Celui-là seul qui Est ".
Méditer comme Jésus
Le père Séraphin se montrait de plus en plus discret. Il sentait les
progrès que faisait le jeune homme dans sa méditation et sa prière.
Plusieurs fois il l'avait surpris, le visage baigné de larmes, méditant
comme Abraham et intercédant pour tous les hommes. " Mon Dieu, ma
miséricorde, que vont devenir les pécheurs . . .? " C'est le jeune
homme qui un jour vint vers lui et lui demanda : " Père, pourquoi ne me
parlez-vous jamais de Jésus ? Quelle était sa prière à lui, sa forme de
méditation? Dans la liturgie, dans les sermons, on ne parle que de lui.
Dans la prière du coeur, telle qu'on en parle dans la philocalie, c'est
bien son nom qu'il faut invoquer. Pourquoi ne me dites-vous rien ? "
Le père Séraphin eut l'air troublé. Comme si le jeune homme lui
demandait quelque chose d'indécent, comme s'il lui fallait révéler son
propre secret. Plus grande est la révélation que l'on a reçue, plus
grande doit être l'humilité pour la transmettre. Sans doute ne se
sentait-il pas assez humble : " Cela, ce n'est que l'Esprit-Saint qui
peut te l'enseigner. Nul ne sait qui est le fils, si ce n'est le père,
ou qui est le père si ce n'est le fils et celui à qui le fils veut bien
le révéler " (Luc 10, 22). Il faut que tu deviennes fils pour prier
comme le fils et entretenir avec Celui qu'il appelle son père et notre
Père les mêmes relations d'intimité que lui, et cela c'est l'oeuvre de
l'Esprit-Saint, il te rappellera tout ce que Jésus a dit. L'Evangile
deviendra vivant en toi et il t'apprendra à prier comme il faut.
Le jeune homme insista. Dites-moi encore quelque chose. Le
vieillard lui sourit. " Maintenant, dit-il, je ferais mieux d'aboyer.
Mais tu prendrais encore cela pour un signe de sainteté. Mieux vaut te
dire les choses simplement.
Méditer comme Jésus, cela récapitule toutes les formes de
méditation que je t'ai transmises jusqu'à maintenant. Jésus est l'homme
cosmique. Il savait méditer comme la montagne, comme le coquelicot,
comme l'océan, comme la colombe. Il savait méditer aussi comme Abraham.
Le coeur sans limites, aimant jusqu'à ses ennemis, ses bourreaux : "
Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font ". Pratiquant
l'hospitalité à l'égard de ceux qu'on appelait les malades et les
pécheurs, des paralysés, des prostituées, des collabos . . . La nuit il
se retirait pour prier dans le secret et là, il murmurait comme un
enfant " abba ", ce qui veut dire " papa " . . . Cela peut te sembler
tellement dérisoire, appeler " papa " le Dieu transcendant, infini,
innommable, au-delà de tout ! C'est presque ridicule et pourtant
c'était la prière de Jésus, et dans ce simple mot, tout était dit. Le
ciel et la terre devenaient terriblement proches. Dieu et l'homme ne
faisaient qu'un . . . peut-être faut-il avoir été appelé " papa " dans
la nuit pour comprendre cela . . . Mais aujourd'hui ces relations
intimes d'un père et d'une mère avec leur enfant ne veulent peut-être
plus rien dire. Peut-être que c'est une mauvaise image ? . . .
C'est pour cela que je préférais ne rien te dire, ne pas employer
d'image et attendre que l'Esprit-Saint mette en toi les sentiments et
la connaissance qui étaient dans le Christ Jésus et que cet " abba " ne
vienne pas du bout des lèvres mais du fond du coeur. Ce jour-là, tu
commenceras à comprendre ce qu'est la prière et la méditation des
hésychastes ".
Maintenant, va !
Le jeune homme resta encore quelques mois au Mont Athos. La prière de
Jésus l'entraînait dans des abîmes, parfois au bord d'une certaine "
folie " : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi
", pouvait-il dire avec saint Paul. Délire d'humilité, d'intercession,
de désir " que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine
connaissance de la vérité ". Il devenait Amour, il devenait feu. Le
buisson ardent n'était plus pour lui une métaphore, mais une réalité :
" Il brûlait et pourtant il n'était pas consommé ". D'étranges
phénomènes de lumière visitaient son corps. Certains disaient l'avoir
vu marcher sur l'eau ou se tenir, assis immobile à trente centimètres
du sol . . .
Cette fois le père Séraphin se mit à aboyer. " Ca suffit ! Maintenant,
va ! " et il lui demanda de quitter l'Athos, de rentrer chez lui et là
il verrait bien ce qui reste de ses belles méditations hésychastes ! .
. . Le jeune homme partit. Il revint en France. On le jugea plutôt
amaigri et on ne trouva rien de très spirituel dans sa barbe plutôt
sale et son air négligé . . . Mais la vie de la ville ne lui fit pas
oublier l'enseignement de son staretz !
Quand il se sentait trop agité, n'ayant jamais le temps, il allait
s'asseoir comme une montage à la terrasse du café. Quand il sentait en
lui l'orgueil, la vanité, il se souvenait du coquelicot, " toute fleur
se fane ", et de nouveau son coeur se tournait vers la lumière qui ne
passe pas. Quand la tristesse, la colère, le dégoût envahissaient son
âme, il respirait au large, comme un océan, il reprenait haleine dans
le souffle de Dieu, il invoquait son Nom et murmurait " Kyrie eleison "
. . . Quand il voyait la souffrance des hommes, leur méchanceté et son
impuissance à changer quelque chose, il se souvenait de la méditation
d'Abraham. Quand on le calomniait, qu'on disait sur lui toutes sortes
de choses infâmes, il était heureux de méditer ainsi avec le Christ . .
. Extérieurement, il était un homme comme les autres. Il ne cherchait
pas à avoir " l'air d'un saint " . . . Il avait même oublié qu'il
pratiquait la méthode d'oraison hésychaste, simplement il essayait
d'aimer Dieu instant après instant et de marcher en sa Présence . . . .
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