Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
|
Accueil
·
Forum
·
Blog |
Posté par
joaquim
|
Le chemin
|
|
La
méditation, qui est un geste intérieur
par
lequel on cherche à prendre distance par rapport à ses propres contenus
de pensée afin de ne plus s’identifier à eux, nous fait effectivement
buter sur un problème paradoxal et têtu.
Comment, en effet, sortir de la pensée dans laquelle on est immergé, si
l’on est obligé de prendre appui pour cela sur... la pensée, car on n’a
malheureusement rien d’autre à disposition? Je repense à ce propos
au célèbre paradoxe de Zénon d’Achille et
la tortue. Ce
paradoxe me semble tout-à-fait approprié pour éclairer la position de
la pensée dans la méditation, car celle-ci parvient, comme Achille dans
le paradoxe de Zénon, à serrer toujours de plus près la tortue,
sans pourtant jamais la rattraper. Tant que la pensée s’appuie sur son
mouvement propre, c’est-à-dire sur la saisie
de son objet,
l’objet qu’elle poursuit dans la méditation lui échappe
inéluctablement, quelque soin qu’elle mette à s’en rapprocher, puisque
l’objet en question est le sujet
que je suis — et que je ne serai jamais saisi comme sujet
tant que ma pensée fera de moi un objet. Il y a là un saut qualitatif,
qui est du même ordre que celui que doit faire la pensée pour laisser
Achille rattrapper la tortue: abandonner la poursuite sans fin de son
raisonnement, et regarder ce
qui est,
tout simplement, dans sa totale nudité, sans nul instrument conceptuel
pour le saisir. La réalité prosaïque, bonne mère, nous oblige à faire
ce pas, car Achille, une fois lancé, rattrappe bel et bien la tortue,
quoi
qu’en pense la raison. Mais sans cette évidence qui lui vient de la
réalité, la pensée abandonnerait-elle si facilement son os?
Heureusement que la réalité nous protège en général assez efficacement
contre les égarement où nous conduisent les labyrinthes de nos pensées.
En tous cas la réalité matérielle. Car pour ce qui est de la réalité
relationnelle, il semble bien que cette dernière soit trop malléable à
la pensée pour nous éviter de tomber dans ses pièges. Quant à la
méditation, c'est bien pire encore: elle est une situation
expérimentale où l'on se livre tout cru aux subterfuges de la pensée,
en renonçant délibérément, du fait qu’on s’en isole, à la protection
naturelle que nous accorde la réalité. Jusqu'à ce que, peut-être, on la
touche, la réalité, à l'intérieur de soi.
Je repense aussi à cette extraordinaire video qu’Oniris avait mise
en lien sur son ancien site, dans laquelle on effectue une plongée
vertigineuse dans l’univers microscopique de la matière. Rendez-vous ICI
et cliquez sur "voir le
film". On s’approche, s’approche toujours plus, avec
l’impression vertigineuse de tomber, et pourtant, jamais on ne touche,
même lorsqu’on se trouve à un grossissement de 20 mio de fois (autant
dire qu’on est très très près, et pourtant, si loin encore...). On ne touche pas tant
qu’on demeure quelqu’un
qui voit quelque chose.
Toucher,
ce serait percevoir la réalité de l’objet comme la sienne propre. Ce
serait n'être plus que regard.
Et c’est cela dans la méditation aussi. Dès qu’une pensée naît, dès
qu’on naît à travers une pensée, une autre est déjà née aussi, qui nous
fait nous saisir comme sujet pensant de la première. Et la magie est
rompue, on est renvoyé, soi au sujet vivant mais inconnaissable que
l'on est, la pensée à l’objet connaissable mais sans vie qu'elle
saisit. Il faudrait, pour ainsi dire, désamorcer la pensée saisissante
avant même qu’elle ne naisse. Aussitôt qu’elle est née, c’est trop
tard. Autant dire qu'on n'en sort pas. A moins d'une grâce qui nous
transporte en amont. Mais ce que l'on peut faire, c'est cesser de réagir,
cesser de produire sans fin l’effet-même qu’on cherche à neutraliser.
Si l'on ne peut pas supprimer les pensées saisissantes, alors les
accepter, en pleine
conscience. Voyons bien la chose: si l’on réagit,
c’est que ce qui nous apparaît ne correspond pas à ce qu’on attend. On
réagit parce qu'une attente en nous est déçue. Cesser de réagir, c’est
donc cesser d’attendre quelque chose. C'est là qu'est la solution, car
cesser d'attendre quelque chose, c’est du coup voir simplement ce qui
est. Notez bien que cela ne veut pas dire la mort du désir, entendu
comme mouvement qui nous porte vers les choses et les êtres. Cela veut
dire la mort du désir entendu comme mise en conformité des choses et
des êtres à notre attente.
|
|
|
C'est
vrai qu'il faut cultiver l'accès à l'état
d'unité, bien que concrètement, cela ne soit pas vraiment possible,
puisque tout désir de quelque chose,
autrement dit tout désir d'autre chose
que ce qui est là, maintenant, nous fait refluer dans la dualité. Et
pourtant, quand on se sent exilé, isolé, on ne peut s'empêcher de se
languir de la "maison". Mais on ne peut pas provoquer le retour chez
Soi. Toute tentative de provoquer quelque
chose
nous maintient dans l'ego. On peut seulement cultiver une certaine
attention. Il y a à tout moment des trains qui passent sous notre nez,
prêts à nous emporter vers l'unité, mais la plupart du temps, on les
dédaigne, comme si une voix en nous nous chuchotait que ce n'était pas
le bon moment pour faire le saut et y grimper. Il y a toujours autre
chose à faire, il y a toujours à s'étourdir l'esprit avec autre chose, plutôt que de monter
dans ce train qui nous demande simplement de n'emporter aucun baggage,
et de le faire toutes affaires
cessantes.
Ces trains qu'on rechigne à prendre, ce sont de petits moments
privilégiés, des moments de grâce, où on se sent invité à se dissoudre
dans l'instant. La seule chose qu'il faille, à ce moment-là,
absolument, c'est la disponibilité et la confiance.
Il n'y a pas de recette ni de formule. Il s'agit juste de faire
confiance à ce qui vient. Ce sera peut-être une fois le renoncement à
une jouissance, une autre fois au contraire l'accueil de cette même
jouissance. C'est déroutant pour celui qui voudrait tout contrôler,
mais c'est justement l'éviction de cet importun contrôleur qui permet
de prendre le train en marche. Et on ne sait jamais à l'avance quel est
ce train, ni où il mène. Car même si on a déjà connu une fois le but,
il demeure neuf à chaque fois qu'on le redécouvre, car ce n'est pas un
but que je découvre, mais c'est Je qui se découvre. Il y a toujours une
surprise à sortir de la prison que je suis à moi-même.
|
|
|
Lorsqu’on
médite, on a tendance à exercer
une
certaine pression sur sa conscience. C’est forcé. Sans quoi l’esprit
vagabonde, et on n’est pas présent. On presse la conscience sur l’objet
sur lequel on veut faire porter son attention, et on sent confusément
que cette pression devrait déboucher sur quelque chose, sur une sorte
de solution. La conscience débridée nous apparaît comme un amalgame
hétéroclite et branlant, et on essaye, par la concentration, de le
consolider tant bien que mal, avec le vague espoir que cette
construction puisse finalement tenir debout toute seule, pour nous
emporter, si possible, au-delà de nous-mêmes. Un espoir empreint d’une
impression d’irréalité, car on sent bien qu’on porte soi-même cette
construction à bout de bras, et on ne voit pas très bien, même si la
conscience devient plus vive et plus intense, comment on pourrait
lâcher prise sans que tout s’effondre.
On commet tout simplement une erreur de perspective. On fait un
effort, comme s’il s’agissait de construire quelque chose, puis de se
reposer une fois la construction achevée. En fait, il ne s’agit pas de
lâcher prise au bout de son effort, il ne s’agit pas de faire un
effort, puis
de lâcher prise, mais de lâcher-prise à
chaque instant de notre effort.
Lâcher-prise, cela veut dire prendre conscience que ce n’est pas notre
effort qui crée quoi que ce soit, que notre effort ne sert qu’à être
attentif à ce qui est là, à quelque chose qu’on n’a pas soi-même à
créer, mais qui est déjà là dans notre conscience, quelque chose qu’on
n’a donc pas à porter, mais simplement à laisser être. L’effort
d’attention consiste plutôt à décrisper la conscience chaque fois
qu’elle tente de faire un effort, chaque fois qu’elle vise un but, quel
qu’il soit. A se persuader à chaque fois qu’on n’a rien à faire, qu’on
n’a aucune responsabilité à assumer, juste à être présent. Lorsqu’on
réalise vraiment cette évidence, on se sent déchargé d’un poids. C’est
cela, le lâcher-prise. On ressent alors une légèreté dans laquelle on
flotte sans efforts. Mais là encore, il ne s’agit pas de faire de cette
légèreté un but, mais de la goûter simplement, et de la laisser partir
si elle part. Si la crispation réapparaît, il ne s’agit pas non plus de
chercher à la décrisper de force, mais de la regarder simplement, de la
laisser être. De ne pas se crisper sur la crispation. Elle se
décrispera tôt ou tard; en fait, elle le fera au moment où on pourra
vraiment la regarder en l’acceptant telle qu’elle est. Ce qui naît
alors, à la place de l’effort, c’est la confiance, une confiance qui
grandit, et qui prend peu à peu toute la place. On s’y enfonce, on la
laisse devenir soi. C’est elle qui fait le travail. Soi-même, on n'a
rien d'autre à faire que... lui faire confiance. |
|
|
|
|