Regards sur l'éveil
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scientifique
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Posté le 2
octobre 2004 par joaquim
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La consolation du désespéré
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Mika Waltari, un écrivain finlandais, a
écrit plusieurs très
beaux romans historiques. L’extrait ci-dessous est tiré de la saga de
Mikaël, contée dans deux volumes, “l’Escholier de Dieu” et “Le
Serviteur du Prophète”. Pour situer le contexte, voici quelques mots de
l’éditeur:
“En
ce XVIe siècle où Soliman le
Magnifique règne sur “les deux moitiés de l’univers”, les pèlerins qui
tentent de traverser le bassin méditerranéen connaissent trop souvent
un sort funeste. Ainsi Mikaël, l’escholier de Dieu, qui s’est embarqué
en compagnie de son frère, le géant débonnaire Antti, de son chien et
d’une belle vénitienne aux yeux maléfiques, tombe entre les mains des
barbaresques et ne doit la vie sauve qu’à sa conversion à la religion
musulmane:”
Et voici l'extrait:
« Ce matin encore j’étais un homme
riche qui jouissait de tous les bienfaits de la vie. (...) Enfin le
pèlerinage que j’avais accompli m’avait délivré des cauchemars qui
hantaient mes souvenirs! Et voilà qu’à présent, j’étais devenu le plus
pauvre d’entre les pauvres, un esclave ayant pour tout bien un chiffon
noué autour des reins, un esclave dont le premier acheteur venu pouvait
disposer à son gré! (...)
Cependant, qu’était donc tout cela en comparaison de mon
reniement et de mon refus du martyre auquel les autres pèlerins
s’étaient si humblement soumis? Pour la première fois de ma vie, à
l’âge de vingt-cinq ans, moi qui avais échappé à maints périls mortels,
je m’étais trouvé confronté à un choix net et précis qui ne permettait
nulle échappatoire. J’avais pris ma décision [renier la foi chrétienne
et embrasser la foi musulmane pour sauver sa vie] et, qui plus est, je
l’avais prise sans la moindre hésitation ni l’ombre d’un doute. Je me
retrouvais donc face à face avec moi-même et plongeai tout au fond de
mon âme:
— Mikaël, de la cité d’Åbo dans la lointaine Finlande, qui es-tu?
Comment puis-je ne point t’abhorrer, te fuir, te haïr de la plus noire
des haines, ô toi qui, quoi que tu aies fait tout au long de ta vie,
n’es jamais allé jusqu’au bout de toi-même? Toujours hésitant, tu t’es
chaque fois arrêté au milieu du chemin. Peut-être pensais-tu juste,
mais tu n’as jamais eu assez de force pour réussir à agir justement. Au
contraire! Quelles qu’aient été tes intentions, tu as agi davantage
dans le sens du mal; et le pire de tout, tu l’as fait aujourd’hui, et
pour cela il n’existe point de pardon.
Je sanglotai tout en cherchant à me défendre.
— Je n’ai jamais voulu renier, je le jure, je ne voulais pas, mais j’ai
été obligé.
—Le même sort attendait les autres mais ils ont préféré la mort à
la trahison! reprit mon implacable accusateur. Ta situation était-elle
donc plus critique que la leur? Réfléchis, Mikaël, et regarde la vérité
en face!
Submergé par la terreur et trempé de sueur, je scrutai l’obscurité en
disant:
— Qui es-tu? Lequel de nous est le vrai Mikaël? Toi qui m’accuse,
ou moi, qui respire et vis et, en dépit de mon angoisse, me réjouis en
secret de chaque goulée d’air que j’avale, me réjouis même de cette
sueur ruisselante dans mon dos qui me prouve que je suis toujours en
vie? Je veux bien reconnaître que mon repentir le plus sincère, mes
chagrins les plus profonds, mes épreuves les plus amères, mes
désillusions, mes leçons apprises de haute lutte, tout a glissé sur moi
comme l’eau sur le plumage du canard. Et lorsque les orages furent
passés, je n’ai eu qu’à me secouer pour me retrouver aussi sec
qu’auparavant.
«J’ai endossé l’habit de pèlerin parce que je me faisais croire
que toute les énigmes trouveraient une réponse devant la tombe de notre
Sauveur, sur la terre où il est né, a vécu et est mort. Je voulais le
croire parce que cela m’était agréable. Mais à présent que je me trouve
en face de toi, ô Mikaël inconnu, alors je vois que c’était toi que je
fuyais.
Jamais je n’avais fait confession plus sincère. Je me dévisageai
avec honnêteté et tout ce que je voyais m’étonnait: à vrai dire, ce
n’était que du vide.
Mon accusateur cependant n’était point encore satisfait.
— Parlons un peu de ta foi, Mikaël! poursuivit-il. Quelle est donc
ta croyance? Qu’as-tu renié quand tu as renié ta foi alors que d’autres
étaient prêts à mourir pour la leur?
Ce fut le coup le plus amer de tous. Le Mikaël inconnu voyait au
travers de moi, et je ne pus que murmurer:
— Tu dis vrai. Je n’ai rien perdu en reniant parce qu’au-dedans de
moi, ma foi n’était guère plus grosse qu’une graine de moutarde. Si
j’en avais eu, je serais mort pour elle, mais mon habit de pèlerin
n’était qu’une imposture!... Toute ma vie d’ailleurs n’a été qu’une
imposture jusqu’à ce jour... J’aurais cependant préféré m’arracher la
langue plutôt que de le reconnaître, même à mes propres yeux! Pourquoi
donc l’ai-je avoué maintenant?
Pour la première fois, je sentis, en disant ces mots, un je ne sais qui
ressemblait à la paix envahir mon âme.
Le juge sévère qui se tenait au-dedans de moi reprit alors sur un ton
plus amène:
— Eh bien, mon pauvre garçon, tu as fini par arriver au coeur de
la question! A présent, nous allons essayer de franchir une nouvelle
étape, si tu peux le supporter, et peut-être, après tout, que nous
pourrons devenir amis!
«Regarde, Mikaël, plonge en toi-même et avoue: au fond de toi, es-tu
vraiment aussi malheureux que tu le prétends?
Dans le silence qui suivit ses paroles, je scrutai à nouveau mon
néant intérieur et m’étonnai de distinguer, comme naissant dans le
vide, un bonheur encore faible et incertain mais du plus bel éclat.
C’était le bonheur de l’âme: je m’étais cherché, je m’étais purifié et
me trouvais prêt à recommencer depuis le commencement.
— Tu as raison, ô inconnu au-dedans de moi! répondis-je d’une
voix pleine d’humilité. A présent que tu m’as écrasé et réduit en
poudre, je ne suis plus aussi malheureux. A vrai dire je n’ai jamais
connu auparavant une si grande joie, et ne l’avais même jamais crue
possible. Or maintenant, déchu comme je le suis, renégat et sans autre
avenir que les chaînes de l’esclavage, non seulement je me sens
réconcilié ave toi mais encore heureux. Je n’ose cependant demander si
tu viens de Dieu ou de Satan!
— Mikaël, demanda mon juge invisible reprenant sa sévérité, Mikaël, que
sais-tu de Dieu ou de Satan?
— Rien! Rien, en vérité, incorruptible Mikaël! m’empressais-je
d’avouer afin de préserver ma paix toute neuve. Mais qui es-tu donc?
— Je suis. Tu le sais, et cela suffit.
Je m’inclinai jusqu’à terre submergé par un bonheur si violent que
je pensai que mon coeur allait éclater. Des larmes de joie me montaient
aux yeux tandis que je balbutiais:
— Tu es au-dedans de moi. Je le sais, et cela suffit! Qu’il en
soit ainsi: le seul juge incorruptible de tout ce que je suis et fais,
demeure en mon propre coeur et plane au-dessus de toute intelligence et
de tout savoir. Aussi rapide que la pensée, tu réponds à mes questions
avec une voix qui ne se peut étouffer et que je ne veux point chercher
à étouffer, même si, jusqu’à présent, je n’ai pas cessé de faire la
sourde oreille à ses objurgations.
Ma joie ne connut plus de bornes lorsque je sentis mon chien
venir se blottir doucement entre mes bras. Après avoir rongé la laisse
avec laquelle Torgut l’avait attaché, il était parti à ma recherche et
à présent qu’il m’avait trouvé, il me léchait l’oreille et pressait sa
truffe contre ma joue; puis il se pelotonna confortablement et poussa
un long soupir de satisfaction. Je soupirai également et tombais dans
un profond sommeil.»
Mika Waltari,
“Le Serviteur du Prophète”, traduit du finlandais, Olivier Orban, 1985,
pp. 43-46.
Voici une magnifique description de l’éveil, obtenu non pas par
l’effort et le renoncement, mais par les vicissitudes de la vie, qui
ont “écrasé et réduit en poudre” le héros si sûr jusque là d’être un
bon chrétien, de gagner son paradis par les sacrifices auxquels il
consentait, sans se rendre compte qu’il se complaisait ainsi dans une
sécurité morale bien confortable. Lorsque les Infidèles ont pris
d’assaut le bateau qui le conduisait, avec les autres pèlerins, en
Terre Sainte, ils ont détruit non seulement tout ce qui faisait sa
sécurité matérielle, mais surtout tout ce qui faisait sa sécurité
spirituelle, en l’obligeant à abjurer sa foi. Il s’est retrouvé alors
dans un état de dénuement absolu, aussi bien moral que matériel, et
c’est ce dénuement total qui l’a mis dans un état propice à lui
permettre de découvrir l’être, l’Être, celui qui était, sans qu’il le
visse, derrière l’agitation dont il remplissait sa vie pour échapper au
vide et au néant qu’il redoutait au fond de lui : “Je me dévisageai
avec honnêteté et tout ce que je voyais m’étonnait: à vrai dire, ce
n’était que du vide”. Ce n’est qu’une fois sorti de sa gangue de
douleurs à laquelle il s’accrochait pour ne pas se sentir seul et nu,
ce n’est qu’une fois qu’il s’est retrouvé “écrasé et réduit en poudre”,
et qu’il a fait face à ce vide et à cette nudité, qu’il a pu découvrir
en lui celui qui peut dire simplement “je suis” sans s’appuyer sur rien
d’autre, et c’est alors que le bonheur d’être a pu sourdre en lui, un
bonheur tel qu’il n’en avait jamais connu avant, ni même cru possible.
Lorsque j’ai lu ce livre, il y a bientôt vingt ans, j’avais été
très ému par ce passage, qui se situe au début du 2ème tome des
aventures du héros Mikaël. Je m’étais identifié à sa quête du savoir et
de la sagesse durant tout le premier tome, et il me semblait que
l’expérience de nouvelle naissance qu’il avait faite là allait marquer
de son empreinte le reste de sa vie, le mettre à l’abri des errances
qu’il avait connues auparavant. Il n’en fut rien, et j’en fus si
troublé que je crois bien que je n’ai jamais terminé le 2ème tome. Je
voulais me convaincre qu’une telle expérience mettait nécessairement
celui qui l'avait vécue à l’abri de tout risque de rechute dans la
prison des apparences. Je n’avais simplement pas réalisé que mon
aspiration à une telle sécurité était déjà une rechute dans les
apparences. La sortie de la prison n’est jamais définitivement acquise:
elle nécessite au contraire le renouvellement permanent d’une prise de
risque totale, un acte de foi renouvelé à chaque instant en l'Être; un acte,
et pas seulement une pieuse intention, puisqu'il s'agit de sauter dans
le néant, de s'abandonner au vide qui engloutit tout ce à quoi on
s'attachait, et où ne subsiste rien d'autre que l’être nu. |
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