Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
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Posté par
joaquim
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Réflexions
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La peur de
la mort peut se manifester sous deux
visages différents: la peur de disparaître, et la peur d’être seul. Il
me semble que les angoisses liées à la mort se nourrissent plutôt de la
peur d’être seul que de la peur de disparaître. On ne peut en effet pas
imaginer disparaître, même si on est sûr qu’un jour cela va se
produire. Cette perspective demeure nécessairement abstraite: il nous
est impossible de nous représenter un monde sans nous, simplement parce
qu’un monde sans nous, ce serait encore et toujours nous qui
l’imaginerions. Par contre, se retrouver seul, ça, chacun sait bien ce
que c’est... c’est bien réel, et c’est angoissant. Etre seul, c’est
être coupé des autres. Comment trouver le pont qui nous conduit vers
l’autre, hors de notre solitude?
Lorsqu’on dit: sortir de sa solitude, parce qu’elle pèse, parce
qu’elle angoisse, on dit implicitement que c’est en l’autre, et non en
soi, que l’on pourrait trouver un port où s’amarrer. Mais il y a là
d’emblée un écueil, car si c’est simplement pour s’amarrer à une autre
solitude qui ferait oublier la sienne propre, ce ne serait qu’une fuite
illusoire, ce serait redoubler la solitude au lieu de l’annuler.
Etrangement, la solitude ne vient pas d’un constat qu’on ferait de se
trouver seul au monde (ce constat est démenti par l’existence des
autres), mais il provient du sentiment qu’on a d’exister comme un
individu, indépendant parce que constituant un monde à lui tout seul,
et dans lequel on se retrouve fatalement... seul. La peur de la mort —
dans le sens de "peur de disparaître" évoqué ci-dessus —, entretient
ainsi des liens étonnants avec l'autre peur, celle de la solitude,
puisque la peur de la mort, c’est la peur d'être dépouillé de soi,
c’est le désir de rester soi, c’est-à-dire maître d’un monde où l’on
est seul... autrement dit un désir de solitude. Je ne sais pas si vous
apercevez toute la cruelle ironie de l'existence...
On ne sort de ce dilemme qu’en reconnaissant une fois pour toutes que
la peur de la mort est un serpent qui se mange la queue, qu’elle ne
nous concerne pas, puisque nous sommes existence, mais elle n’en jette
pas moins une lumière assez trouble sur notre angoisse la plus
fondamentale, celle d’être seul. Une angoisse à laquelle on s’accroche
pourtant parce qu’elle nous constitue, parce que c’est elle qui
délimite cet espace précieux qu’on appelle “je”. Ainsi, derrière la
peur de la mort, se cachent en fait deux peurs, antinomiques, et
pourtant identiques: la peur de ne plus être soi, de ne plus être sa
propre solitude, et l’angoisse d’être seul, d’être sa propre solitude.
Deux éléments opposés et pourtant identiques, qui ne peuvent coexister
que parce qu’il ne sont l’un et l’autre rien d’autre que du vide.
Ce vide, c'est une troisième angoisse, et c'est la plus importante,
celle que les deux autres tentent vainement de masquer, la seule qui
vaille la peine qu’on s’y attaque: notre propre solitude, notre moi
clôturé sur lui-même, auquel nous tenons tellement que nous en avons
peur de mourir, et qui pourtant nous isole dans une solitude que la
perspective de la mort radicalise au point de la rendre angoissante:
c’est du vide, c’est du non-être. L’angoisse qu’il s’agit d’interroger,
ce n’est donc pas celle qui se trouve du côté de la mort, dans cet
au-delà de la vie, mais celle qui se trouve dans la vie, à l’intérieur
de nous-mêmes, à l’intérieur de la solitude que nous sommes, une
solitude qui est “nous” et qui est en même temps absence d’être,
non-être. C’est face à cette vérité-là qu’il s’agit de se poser, c’est
cette troisième angoisse qu’il s’agit d’affronter, car c’est elle qui
contient la réponse aux deux autres. Les deux autres ne sont que des
leurres, elles ne font que nous détourner du vrai problème: en tant que
“je”, nous sommes du vide.
«
Et si nous revenons à la
solitude, il nous devient de plus en plus clair qu'elle n'est pas une
chose qu'il nous est loisible de prendre ou de laisser. Nous sommes
solitude. Nous pouvons, il est vrai, nous donner le change et faire
comme si cela n'était pas. Mais c'est tout. Comme il serait préférable
que nous comprenions que nous sommes solitude ; oui : et partir de
cette vérité ! Sans nul doute serons-nous alors pris de vertige, car
tous nos horizons familiers nous auront échappé; plus rien ne sera
proche, et le lointain reculera à l'infini. Seul un homme qui serait
placé brusquement, et sans y avoir été aucunement préparé, de sa
chambre au sommet d'une haute montagne, éprouverait quelque chose de
pareil : une insécurité sans égale, un tel saisissement venu d'une
force inconnue, qu'il en serait presque détruit. » Rainer-Maria
RILKE, Lettres à un jeune Poète, Ed. Grasset, Paris, 1937
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