Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
|
Accueil
· Forum
· Blog |
Posté
le: Ma 24 juillet 2007 par joaquim
|
Philosophie
|
|
On
considère que la culture est née le jour où des hommes ont enterrés
leurs morts. Ils se sont dressés contre l’érosion inéluctable du temps,
ils ont voulu préserver l’instant fugace d’une vie qui s’était éteinte,
pour qu’elle continue à briller dans leur mémoire et dans des signes
inscrits dans la pierre. C’est un processus qui est calqué sur le
modèle de la vie. La vie, c’est une tentative de retenir une identité
afin qu’elle ne se dilue pas aussitôt dans le flot du temps.
L’organisme vivant, c’est comme un barrage qui lutte contre
l’écoulement du temps. De même que la vie se perpétue à travers les
individus, la culture se transmet à travers les générations. Pour ma
part, je respecte la culture, comme je respecte les formes vivantes. Ce
qui n'empêche pas qu'il faille, l'une et l'autre, afin qu'elles
évoluent, qu'elles se trouvent contrariées, que quelque chose les
empêche de maintenir leur identité identique à elle-même, en leur
insufflant du neuf. Pour la vie, comme pour la culture, se voir
insuffler du neuf, c'est subir une violence. Ainsi, les gazelles se
font manger par les lions, mais c'est à cause de cette violence qu'elle
sont si vives, si légères et si bondissantes. Sans prédateur, elles
seraient des outres remplies d'herbe. De même, en t'élevant contre les
habitudes culturelles actuelles, qui sont carnivores, tu fais toi-même,
ainsi que tous ceux qui partagent tes idées, violence à la culture,
mais par là-même tu l'oblige à évoluer et à se hisser à la hauteur de
ce défi. Pourtant, tout cela se déroule dans un domaine où n'ont pas
cours les notions de bien et de mal. On ne saurait dire qu'il est bien
que la gazelle soit telle qu'elle est, plutôt qu'autrement, comme elle
aurait été si elle avait été soumise à d'autres formes de violences
(notez la racine "vie" dans le mot "violence"). Elle est telle qu'elle
est, et on la respecte parce qu'elle est telle. De même pour la
culture.
Il existe toutefois me semble-t-il, au-delà de leurs similitudes, une
légère différence entre la vie et la culture: c'est que la culture est
née d'un geste d'amour, alors je ne discerne pas cela dans l'apparition
de la vie. L'apparition de la vie, c'est plutôt l'apparition de
l'égoïsme (et du coup aussi bien sûr de l'altruisme, sous la forme de
la collaboration fructueuse). Mais point encore d'amour. Par contre,
lorsque des êtres humains ont ressenti le besoin d'enterrer leur morts,
ce geste était dicté, me semble-t-il, par l'amour. Un geste gratuit,
sans attente d'aucune contre-partie. Ils voulaient honorer quelqu'un
qu'ils aimaient, et perpétuer son souvenir. Pourtant, la culture née de
ce geste n'est encore qu'une étape sur le chemin de l'amour. Elle est
le creuset dans lequel les êtres humains ont appris à s'aimer (et du
coup aussi à se haïr...), mais, du fait qu'elle reprend à son compte
les lois de la vie, elle limite aussi la capacité d'aimer aux formes
qu'elle construit sous l'effet de ces lois, c'est à dire qu'elle
n'autorise à aimer que ce qui est parent, ce qui est de son clan, ce
qui appartient à sa culture. C'est pour cela, je crois, que l'amour,
lorsqu'il est total, lorsqu'il est entier, comme l'a été celui du
Christ, produit un effet désagrégeant sur la culture. C'est pour cela
aussi je crois que Socrate a été mis à mort par les tenants de la
culture établie. L'amour fait exploser les formes figées de la culture,
dans lesquelles se trouve emprisonnée et maintenue captive l'étincelle
de l'amour. On se trouve, je crois, historiquement à cette charnière:
les cultures se désagrègent sous l'effet de l'amour. On voit cela
partout à l'oeuvre, comme par exemple dans le problème de l'immigration
et des droits de l'homme. Le respect qu'on porte à l'individu, issu
d'un mouvement d'amour, sape les structures sociales qui assuraient
jusqu'ici la stabilité des nations. Même chose dans le domaine du droit
pénal: prendre en compte la souffrance du criminel, ce qui est un geste
d'amour, conduit à affaiblir les bases sécuritaires de la société. Je
ne veux pas entrer ici dans un discours politique, simplement signaler
que l'amour produit un effet corrosif sur la plupart de structures
sociales. Il est appelé à les remplacer. Mais nous n'en sommes encore
qu'à l'enfantement, historiquement parlant, et plus précisément, aux
douleurs de l'enfantement. Et il ne serait pas raisonnable, pour
accélérer la venue de l'enfant, de supprimer carrément la mère. C’est
pour cela que je souscris à cette position du juste milieu, incarnée
par FLAD, par mauvaiseherbe et aussi par Plume lorsqu’il dit, de
manière peut-être un peu provocante: |
|
Englobant
|
|
Voilà
une question lancinante. Existe-t-il une commune mesure entre ce que
l’humanité a construit, que l’on peut appeler culture, et le Dieu
créateur, autrement dit la Nature? Ou, en d’autres termes, plus
individuels, existe-t-il une commune mesure entre moi, en tant que
conscience individuelle clôturée sur elle-même, et le monde qui se
déploie devant moi? (je mets
en gras pour bien souligner l'état de séparation). C'est l'énigme de la
conscience humaine. Et la conscience a toujours tendance à prendre la
voie de la facilité, en cherchant à répondre
à cette question, c'est-à-dire à construire des réponses, plutôt qu'à
se poser elle-même comme
question. Car tant qu'on cherche une réponse, autrement dire tant qu'on
ne devient pas soi-même la question, on reste dans l’ordre du
représentable. Et c'est beaucoup plus commode, car on n'a pas à se
secouer, on n'a pas à se remettre en question. La question sur
l'opposition Nature/Culture signale la dualité fondamentale, mais
demeure elle-même dans la dualité. Elle ne pointe pas encore vers
l’englobant. Il faut un réel acte de pensée pour percevoir ce que peut
être l’englobant (exactement le même acte que pour percevoir ce que
Pierre a brillamment exposé quant à la perception d'un “Moi” englobant
celui qui pense et celui qui est pensé). On ne peut bien sûr jamais
penser réellement l'englobant. On en peut que le percevoir furtivement.
Car l’englobant contient tout, donc également moi qui suis en train
d’essayer de le penser. Le percevoir réellement (mais là, il n'y a plus
"quelqu'un" qui percevrait "quelque chose"), c'est l'éveil.
Ce qu’on appelle la Nature, parée de cette innocence perdue qu’a
pleurée Rousseau, il faut bien aussi réaliser qu’elle n’existe que dans
notre conception, dans notre conscience, dans la Culture: dès qu’on la
formule, elle n’est plus elle-même, elle devient l’image que l’on s’en
forme. Et cette image, on se la forme toujours à l’intérieur de notre
conscience (en ce qui concerne l’individu), ou de la culture (pour
l’humanité dans son ensemble). |
|
|
Vouloir
éradiquer toute violence, en refusant de la voir là où elle est
à l'oeuvre, c’est une entreprise vouée à se détruire elle-même, car
elle prend appui, qu’elle le veuille ou non, sur ce qu’elle condamne.
Cela vient du fait que la violence n’est pas quelque chose qui
viendrait parasiter la vie, mais quelque chose qui se trouve à sa
racine. Je ne prône pas la violence, bien sûr, et surtout pas cette
forme de violence exprimée par l’ego qu’est l’agressivité. Mais la vie
prend sa source dans la séparation entre un dedans et un dehors, et
tout organisme se développe en s’incorporant les éléments qui
l’entourent pour sa propre croissance, autrement dit en mangeant
d'autres organismes. Nous tous nous nourrissons des cadavres d’autres
organismes. A partir de cette violence initiale, il n’y a plus de
retour possible en arrière, point d’impersonnalité par éradication de
la personne, point de non-violence par éradication de la violence, mais
transformation de la personne par son ouverture au monde et à l’autre.
C’est le miracle de l’amour (cf. ici).
Or l’amour ne fleurit pas là où on refuse de voir la violence, mais là
où on parvient à établir la transparence entre les êtres. |
|
|
|
|