Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté par
joaquim
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Réflexions
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A partir du
moment où les êtres humains ont
réalisé qu’ils existaient, à partir du moment où ils ont été
véritablement frappés par la lumière de cette évidence, ils en ont du
même coup découvert l’ombre, c’est-à-dire qu’ils auraient pu ne pas
être. Car s’étonner d’être, c’est en même temps, et nécessairement,
envisager la possibilité de sa non-existence. Et c’est ouvrir un espace
imaginaire, un monde où sa propre existence pourrait ne pas avoir lieu,
où elle serait reléguée dans le néant.
La question du néant, l’étonnement à se découvrir être, est la première
question philosophique. Un être entièrement immergé dans le présent,
comme il semble que le soient les animaux, ne saurait s’étonner d’être.
Pour s’étonner d’être, il faut, pour ainsi dire, prendre appui sur
quelque chose qui se trouverait en-dehors de l’être, à partir duquel
l’être pourrait faire question: il faut prendre appui sur le néant. Je
crois qu’on touche là du doigt le fait que la conscience qui s’étonne
d’être, sent bien au fond d'elle-même qu'elle est
néant. Excusez cette formulation paradoxale, mais je crois pourtant que
c’est bien ça: l’étonnement qui me saisit face à ma propre existence
provient d’une zone en marge de l’être, où l’être n’est pas assuré,
d’un néant sur lequel je me sens reposer. Chacun porte en lui un
gouffre, une béance, qui se fait jour au moment où surgit l’étonnement
d’être. On a beau tenter bien vite d'oublier ce traumatisme, la prise
de conscience est irréversible, et on ne pourra la tenir en respect
qu'en s’affairant à remplir l’existence d'une multitude de choses
chargées de lui donner sens et de masquer le vide angoissant sur
laquelle elle repose.
A partir du moment où la possibilité de ne pas être a surgit dans la
conscience, l’existence ne peut plus être la même qu’avant: il existe
un danger, vital, et il est tapi en soi-même. Il faut oublier,
s’étourdir, empiler des montagnes de sécurité faite de concepts, de
biens matériels et d’image sociale, pour ériger une barrière qui puisse
nous mettre à distance du gouffre. Entreprise vouée d'ailleurs à
l’échec, puisque nous sommes ce gouffre. A partir du moment où la
conscience prend conscience (excusez la répétition, mais c’est vraiment
un jeu de miroir) de sa propre finitude, naît l’ego. L'ego n'est autre
qu'une conscience entièrement affairée à se prouver à elle-même sa
propre réalité, bien qu'elle soit en rupture radicale avec l’être, qui
la menace continuellement de la faire basculer dans le néant.
Celui qui veut, dès lors, se mettre en chemin pour s’immerger à nouveau
dans l’être, pour retrouver son lien essentiel avec l’être, se heurte à
un paradoxe apparemment insurmontable: pour retourner à l’être, il doit
se reconnaître comme néant. C’est réellement un saut, et pas seulement
métaphorique: c’est plonger dans le gouffre qu’on est soi-même. C’est
faire silence, c’est faire table rase de tout cet assemblage rassurant
qu'on a patiemment construit pour faire échec au néant qui nous fonde.
C’est regarder ce néant résolument en face. Cela, c’est l’éveil.
Plonger dans le gouffre qu'on est à soi-même, s’anéantir soi-même en
réalisant son propre néant, pour ne laisser subsister plus que l’être.
Disparaître en tant que conscience séparée, et se découvrir, avec un
étonnement qui et le miroir du tout premier étonnement d'être, uni à
l’intégralité de l’être, être
— être en Dieu.
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C’est parce
que l’ego est néant, qu’il aspire à
l’infini, et cette aspiration contient déjà en germe sa rédemption, car
devenir infini, c’est ne plus être enfermé en soi-même. Simplement il
se trompe de perspective, car ne se percevant pas lui-même, il ne
perçoit que ce qu’il contient, et s’imagine dès lors devoir enfler
jusqu’aux frontières du monde pour contenir l’infini. Or, ce n’est pas
cela la solution. La solution, c’est qu’il perçoive qu’il n’est
lui-même que frontière, et rien d’autre, que dès qu’il englobe quelque
chose en lui, il se fait frontière, et autant qu’il voudra élargir
cette frontière, elle ne contiendra jamais l’infini. La bonne solution,
c’est qu’il se débarrasse de tout contenu, qu’il reste entièrement nu
face à lui-même, qu’il rétrécisse la circonférence qu’il englobe, qu’il
la vide, jusqu’à n’être plus qu’un point. A ce moment-là se produit le
miracle qu’il ne pouvait imaginer, car il renverse l’ordre du monde: en
étant simple point, il devient du même coup contenant de tout ce qui
l’entoure. Le point, c’est une surface nulle, c’est une frontière
nulle; et une frontière nulle, c’est une frontière qui englobe tout.
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S’ouvrir à l’autre, ce n’est pas s’ouvrir à la
conception qu’on se fait de l’autre. C’est s’ouvrir à l’autre en tant
qu’il est un trou dans ma conscience, en tant qu’il est un mystère
insondable qui se trouve résolument hors de ma conscience. La représentation d’une pierre nous laisse en paix, car la pierre ne va
jamais contester la véracité de la représentation qu’on s’en fait. Mais
la conscience de l’autre, elle est une protestation vivante contre
l’image que je suis tenté de me faire d’elle. Elle me dit sans que je
puisse l’ignorer qu’elle n’est pas ce que je me représente d’elle, qu’elle est radicalement autre que cela, qu’elle est elle.
Pour ma représentation, elle est un trou noir. Dès lors, s’ouvrir à
l’autre, vraiment, pas de manière conceptuelle, mais par l’amour, c’est
sortir de sa propre représentation, autrement dit sortir de la dualité.
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