Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté du 16
août 2004 au 18 juin 2005 par joaquim
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Eveil poétique
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Le voyage, le vrai, comme celui qu’a
effectué en 1953-54 Nicolas Bouvier
entre Genève et le Pakistan, par la perte des repères habituels qu’il
impose, par la désappropriation quotidienne de toute certitude et
l’ouverture permanente au nouveau qu’il réclame, est un creuset propice
à l’éveil.
Nicolas Bouvier a écrit lors de son voyage une expérience qui se
rattache à l’éveil, de la manière la plus poétique et la plus
candidement sensuelle qui soit:
“À
l’est d’Ezrum, la piste est très
solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison
ou une autre, il peut arriver qu’on arrête la voiture et passe la nuit
dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure
tiré sur les oreilles, on écoute l’eau bouillir sur le primus à l’abri
d’une roue. Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les
mouvements vagues de la terre qui s’en va vers le Caucase, les yeux
phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, et propos
rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les
perdrix s’en mêlent... et on s’empresse de couler cet instant souverain
comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un
jour. On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins qu’un kilo, et le
mot «bonheur» paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui
vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni
la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres penseront de vous, mais
quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus
sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec
une parcimonie à la mesure de notre faible coeur.”
Nicolas Bouvier, L’Usage du Monde, Petit Bibliothèque Payot, 1963-2001,
pp. 122-123. |
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L’usage du monde est un de mes livres
préférés.
C’est un de ces livres qui se déguste comme un apéro du soir sur une
terrasse de vacances, et qu’il s’agit de faire durer si longtemps que
la lecture elle-même devienne voyage, pour qu'on retire en le sirotant
le suc accumulé en lui par le conteur, jour après jour. Nicolas Bouvier
écrivait chaque jour au fil du voyage ses impressions sur le vif. Aussi
le lecteur se trouve-t-il un peu désarçonné lorsqu’il parvient à la
page 340, qui se joue à Quetta, presqu’à la fin du voyage, et apprend
que les dernières 150 pages qu’il vient de lire n’ont pas été écrites
au jour le jour, mais après-coup, une fois Bouvier de retour à Genève.
Effectivement,
Nicolas Bouvier raconte que son
travail de tout l’hiver à été irrémédiablement perdu par l’inconscience
d’un balayeur de chambre trop zélé. «Tout
cet hiver étouffé, obscur, irrattrapable, écrit à la lumière du pétrole
ou sur les tables du bazar où les perdrix de combat dormaient dans leur
cage, par quelqu’un que je ne suis plus.» Le lecteur suit
avec
lui cette journée d’angoisse, et l’accompagne jusqu’à la décharge, le
lendemain, à la recherche incertaine des reliquats de son oeuvre. On
tremble avec lui, mais on sait en même temps, puisqu’on vient de les
lire, que ces pages perdues ont été réécrites, si bien d'ailleurs qu'on
n'y trouve aucune trace de rapiéçage. Cette perte redouble l’histoire
qu’on a lue d’une autre histoire, d'une histoire perdue, une histoire
qu’on ne peut que rêver, une histoire qui nous manque, qu’on regrette,
mais qui devait disparaître afin que nous puissions lire celle qui
s’étendait sur les 150 dernières pages, et surtout celle qu’on va lire
dans les quelques pages suivantes, qui sans cette perte n'auraient pas
été, partageant l'angoisse de l'auteur, mais rassurés par le fait même
que le texte qu'on a sous les yeux, grâce auquel on l'accompagne dans
son chagrin, nous prouve bien que le chagrin fut malgré tout surmonté.
C’est ainsi qu’on se rend avec lui à la décharge, dans une page
particulièrement dense, une page au carrefour de deux histoires, celle
qui fut détruite et celle qui fut réécrite, les deux se fondant à
partir de cet instant en un seul et même texte. Un moment crucial, pour
Bouvier un gouffre béant, pour nous lecteur un retour au présent, car
ce n’est à partir de cette page que nous le retrouvons, pour de vrai
cette fois, au jour le jour. Une histoire qui commence sur les effluves
d’une décharge dans laquelle l’ancienne a fait naufrage. Mais écoutons
Bouvier:
«A
midi, nous étions à pied
d’oeuvre, au coeur d’un cirque de montagnes chauves dans une plaine
d’ordures noirâtres, semée de tessons étincelants. D’énormes bouffées
délétères, régulières comme le souffle d’un dormeur, montaient en
vibrant vers le soleil et brouillaient l’horizon. (...)
Vues de près, ces ordures exprimaient curieusement la disette; des
prélèvements successifs — domestiques, chiffonniers, mendiants
infirmes, chiens, corbeaux — les avaient complètement écrémés.
Timbres-poste, mégots, chewing-gums, bouts de bois avaient fait des
heureux bien avant le passage du camion. Seul l’innommable et l’informe
étaient parvenus jusqu’ici, réduits, après l’ultime nettoyage des
vautours, à une pâtée cendreuse, acide et morte, pleine d’arêtes
traîtresses sur lesquelles la pelle butait. Torse nu, un bâillon sur la
bouche, le nez sur les culots d’ampoules, les écorces de melon curées
jusqu’à la fibre, les morceaux de journal rougis de bétel et les
tampons menstruels à demi calcinés, nous retenions notre souffle et
cherchions une piste. On retrouvait dans ces détritus comme une image
affaiblie de la structure de la ville. La pauvreté ne produit pas les
mêmes déchets que l’aisance; chaque niveau a son fumier, et de légers
indices témoignaient jusqu’ici de ces inégalités transitoires. A chaque
pelletée nous changions de quartier; après les billes roses du cinéma Kristal, de vieux
morceaux de film entremêlés de crevettes signalèrent la boutique de
Tellier et le Saki Bar.
Quelques mètres plus loin, Thierry explorait le filon plus cossu du Club Chiltan
— journaux étrangers, enveloppes avion, paquets de “Camel” rongées par
la fermentation — et sondait prudemment en direction de notre hôtel. La
chaleur, l’odeur meurtrière et surtout les vautours empêchaient d’être
à son affaire; sitôt qu’on s’interrompait pour souffler appuyés sur les
pelles, ils trottaient vers nous, trompés par cette immobilité
prometteuse, avec des cris d’une douceur écoeurante jusqu’à ce qu’une
motte bien dirigée les informe de leur erreur. D’autres planaient
lentement au-dessus de nos têtes, projetant sur notre tranchée une
ombre de la taille d’un veau que nous préférions ne pas perdre de vue.
On comprenait sans peine leur impatience; à voir ce qui nous
retournions, ils n’étaient pas gâtés. Au milieu de l’après-midi,
Thierry poussa un hurlement et tous les charognards s’envolèrent à la
fois. Il brandissait l’enveloppe, souillée, bouillante, mais vide. En
une heure de travail frénétique on retrouva encore quatre fragments
déchirés de la première page, puis les pelles entamèrent un agrégat
noir et misérable. On s’éloignait du Lourde’s Hotel.
Inutile de chercher plus loin; cinquante grandes feuilles d’un papier
solide représentaient un capital qui n’avait pas sa place ici.
Rendus, traînant les outils, nous avons rejoint la voiture avec
cette enveloppe brenneuse et quatre lambeaux de papier comme brunis au
feu.
Sur le dernier on pouvait lire... “neige de novembre qui clôt les
bouches et qui nous endort”. Ici tout mitonnait, le volant brûlait les
paumes, nos visages et nos bras étaient couverts du sel de la
transpiration. Et la mémoire un rien enténébrée: épaisseur du froid,
Tabriz, coeur de l’hiver?!?... j’avais dû rêver tout cela.
Vers six heures, la prière du soir suspendit la fête. La ville
reposait dans une lumière fruitée. Le long du canal, les flâneurs
grommelaient leurs oraisons, prosternés entres leurs vélos renversés.»
Cet épisode est différent de tous les autres relatés au long de ce
périple Suisse-Pakistan. C’est le seul qui ne nous soit pas simplement
conté, mais auquel on prenne une part active. A travers lui, on recrée
l’histoire qu’on croyait établie durant les 150 dernières pages. On se
sent personnellement impliqué: le Nicolas Bouvier qu’on vient de
quitter n’est pas celui qu’on croyait, n’est pas le voyageur
empoussiéré rédigeant ses notes à l’ombre de sa voiture en panne, mais
un autre Nicolas Bouvier, celui qui a vécu les douleurs qu’il nous
conte à présent, et qui est allé chercher, dans les décombres de sa
mémoire, à défaut de les avoir retrouvées dans la décharge de Quetta,
les souvenirs qu’il a fait revivre sous nos yeux, dont il a extrait les
saveurs et les parfums qui nous ont enivrés. Il a fait oeuvre
d’alchimiste, il a transformé de le charbon en or, il a prolongé le
voyage qu’il relate d’un autre voyage, au fond de lui-même, toute peine
bue et innocence retrouvée, pour y chercher la vie qui y dormait. Le
texte qu’il nous livre, et qui semble couler de source, est nourri de
cette mort, de cette peine, et de cette renaissance. Il n’y parle pas
de renoncement à soi ni d’humilité face à ce qui est, mais on le lit en
filigrane derrière la forme ciselé de chacune de ses phrases.
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Je vais laisser parler encore une fois
Nicolas
Bouvier dans un texte où les mots enveloppent le silence comme la nuit
les étoiles.
«Quelques
années plus tard, retour
d’un long voyage, alors que je me réinstallais dans la vie sédentaire,
je suis tombé (...) sur cette phrase:
Voici
le moment où le lac gèle à partir de ses rives
et l’homme à partir de son coeur.
“L’Aube” [in Holan, Douleur]
Il
ne m’en fallait pas plus pour
savoir que ce petit bouquin d’un éclat si sombre et si fraternel serait
pour moi un compagnon de vie, un guide-âme pour le jeune Aliboron que
j’étais, la leçon d’irrationnel dont j’aurais toujours besoin, une
morale de l’échec fredonnée par un homme qui, comme un sage japonais,
savait mieux que personne que si la poésie pouvait véritablement
atteindre le coeur de la cible, le monde disparaîtrait et les étoiles
s’éteindraient comme chandelles soufflées. Cette impossibilité à dire
absolument la création, cette marche nocturne et tâtonnante vers un
point d’eau que la fugacité, la précarité mais aussi la lourdeur de la
condition humaine nous interdisent à tout jamais d’atteindre est sans
doute le plus grand cadeau qu’un vivant puisse faire à son semblable.
Parfois, comme dans ce jeu d’enfants où l’on crie: “froid, chaud, tu
brûles”, les poèmes de Holan frôlent ce miracle qui est d’avoir un pied
encore dans les mots, l’autre, déjà, dans le silence. Dans “Témérité”
il rêve d’un texte d’une évidence si transparente qu’il en deviendrait
invisible, “ne pourrait
être lu que par un ange.
Hölderlin, Nietzsche, Lorca, Michaux ont eux aussi approché, au péril
de leur raison, ce point central, ce “quasar” où tout ne peut que
disparaître, ce qui fait de certains de leurs poèmes autant de mantras
salvifiques qu’on peut répéter dans le noir, lorsque tout se gâte.»
Nicolas
Bouvier, La Chambre rouge et autres textes, Métropolis, 1998. |
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