Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
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Posté le 13
octobre 2004 par joaquim
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L'enfermement en soi
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Dans “Le Parfum”, Patrick Süskind fait une
description très saisissante de ce qui l’on pourrait considérer comme
l’image inverse de l’éveil.
Pour situer le contexte du roman, je citerai ici un extrait du commentaire de
Darkpandora publié sur Amazon.fr.
«Le
parfum est l'histoire d'une
quête, la quête de son identité par le héros, Jean-Baptiste Grenouille.
Il est né avec de nombreux manques dans la vie, il n'a ni parents, ni
amour, ni odeur... Il a un seul atout, son odorat extraordinairement
fin, et c'est par celui-ci qu'il compte se donner une odeur, une
identité, et s'offrir une contrepartie dans la vie pour tous les
manques qu'il subit depuis sa naissance. Son but ultime est de
maîtriser les odeurs pour maîtriser les hommes, de devenir le nouveau
Dieu.»
Et voici le texte de Süskind :
«La
catastrophe ne fut pas un
tremblement de terre, ni un incendie de forêt, ni un glissement de
terrain, ni un éboulement souterrain. Ce ne fut nullement une
catastrophe extérieure, mais une catastrophe intérieure, et du coup
particulièrement douloureuse, car elle bloqua la voie de repli
qu’affectionnait Grenouille. Elle se produisit pendant son sommeil. Ou
mieux, en rêve. Ou plutôt en-rêve-dans-son-sommeil-
dans-son-coeur-dans- son-imagination.
Il était couché sur le canapé du salon pourpre et dormait. Autour
de lui, les bouteilles vides. Il avait énormément bu, terminant même
par deux bouteilles du parfum de la jeune fille rousse. C’était
vraisemblablement trop, car son sommeil, quoique profond comme la mort,
ne fut cette fois pas sans rêves, mais parcouru de fantomatiques bribes
de rêves. Ces bribes étaient très nettement les miettes d’une odeur.
D’abord, elles ne passèrent sous le nez de Grenouille qu’en filaments
ténus, puis elles s’épaissirent et devinrent des nuages. Il eût alors
le sentiment de se trouver au milieu d’un marécage d’où montait un
brouillard. Le brouillard montait lentement de plus en plus haut.
Bientôt, Grenouille fut complètement enveloppé de brouillard, imbibé de
brouillard, et entre les volutes de brouillard il n’y avait plus la
moindre bouffée d’air libre. S’il ne voulait pas étouffer, il fallait
bien qu’il respire ce brouillard. Et Grenouille savait d’ailleurs
quelle odeur c’était. Ce brouillard était sa propre odeur. Sa propre
odeur à lui, Grenouille, était ce brouillard.
Or, ce qui était atroce, c’est que Grenouille, bien qu’il sût que
cette odeur était son odeur, ne pouvait la sentir. Complètement noyé
dans lui-même, il ne pouvait absolument pas se sentir.
Lorsqu’il s’en fut rendu compte, il poussa un cri aussi
épouvantable que si on l’avait brûlé vif. Ce cri fit crouler les murs
du salon pourpre, les murailles du château, il jaillit hors du coeur,
franchit les douves et les marais et les déserts, fulgura au-dessus du
paysage nocturne de son âme comme une tempête de feu, éclata du fond de
sa gorge, parcourut le boyau sinueux et se rua sur le monde extérieur,
jusqu’au-delà du plateau de Saint-Flour... C’était comme si la montagne
criait. Et Grenouille en fut réveillé par son propre cri. En se
réveillant, il se débattait comme pour chasser le brouillard sans odeur
qui voulait l’étouffer. Il était mort de peur, agité par tout le corps
de tremblements d’effroi mortel. Si le cri n’avait pas déchiré le
brouillard, Grenouille se serait noyé en lui-même: une mort atroce. Et
tandis qu’il était encore assis là tout tremblotant et qu’il battait le
rappel de ses pensées confuses et effarées, il y avait une chose qu’il
savait déjà avec certitude: il allait changer de vie, ne serait-ce que
parce qu’il ne voulait par faire une seconde fois un rêve aussi
affreux. Il n’y survivrait pas une seconde fois.
Il se jeta la couverture de cheval sur les épaules et rampa jusqu’à
l’air libre. Dehors, c’était juste le début de la matinée, une matinée
de la fin février. Le soleil brillait. Le pays sentait la pierre
mouillée, la mousse et l’eau. Le vent apportait une légère odeur
d’anémones. Il s’accroupit sur le sol devant la caverne. Le soleil le
chauffait. Il aspira l’air frais. Il avait encore des frissons en
repensant au brouillard auquel il avait échappé, et il frissonna de
bien-être en sentant la chaleur sur son dos. C’était tout de même bien
que ce monde extérieur existât encore, ne fut-ce que comme refuge.
Inimaginable, l’épouvante qui aurait été la sienne se, en sortant du
tunnel, il n’avait plus trouvé aucun monde! Aucune lumière, aucune
odeur, rien de rien — uniquement encore cet affreux brouillard, à
l’intérieur, à l’extérieur, partout...»
Patrick
Süskind, Le Parfum, trad. de l’allemand, Fayard, 1986, Le Livre de
Poche, pp. 29-31.
«(...)
cette peur atroce
d’étouffer-en-et-par-soi-même, cette peur dont il fallait à tout prix
se dégager et qu’il avait pu fuir.»
Ibid. p. 153.
Ce qui est décrit là, c’est une prise de conscience aigue de soi-même
comme un espace clos, irrémédiablement coupé de tout ce qui pourrait
être autre, à tel point que l’existence d’autre chose que soi n’est
même plus envisageable. “Etouffer-en-et-par-soi-même”. Comme c’est
terriblement bien dit. Lorsque Gribouille sort, chassé par cette
expérience abominable, de la caverne obscure où il a passé 7 ans, il se
raccroche au monde extérieur qui s’offre à sa vue et à son odorat comme
le naufragé à un radeau. Tout plutôt que revivre cet enfermement en
soi. Et pourtant, comme le dit très justement le commentateur sur
Amazon, son but était de dominer les hommes, de devenir Dieu, et il y
était dans un sens parvenu, puisqu’il se retrouvait seul, comme Dieu, à
exister, tout le reste étant comme anéanti. Terrible solitude de ce
Dieu-là. C’est une véritable description de l’enfer. Tant qu’il peut se
raccrocher aux objets du monde, Gribouille est en sursis, mais si par
malheur il se retrouve quelque temps privé de ce contact... il se
retrouve enfermé en enfer.
La conscience est un point, et si elle se referme sur elle-même,
elle forme la prison la plus étroite qu’il soit possible de concevoir.
Si par contre elle s’ouvre, si elle s’oublie pour accueillir l’autre,
elle se retourne alors comme un gant et englobe en elle-même, de
manière non-possessive, la totalité. C’est dans ce sens seulement
qu’elle peut être Dieu, c’est-à-dire en laissant Dieu être en elle, en
n’était plus qu’être
au lieu d’être d’elle-même, en devenant un simple un point virtuel à
travers lequel se recrée le monde, comme en optique se recrée à travers
le point focal, lorsqu'il est traversé par la lumière, tout ce qui
n'est pas lui. |
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