Regards sur l'éveil
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Posté
le 7 janvier 2011 par joaquim
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Philosophie
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Les tenants de l’éveil
impersonnel prennent l’évidence que «seul Dieu est», comme une chose
acquise, et affirment donc qu’il ne saurait exister rien en dehors de
la Conscience. La personne, dès lors, l’apparence personnelle que nous
confère notre position singulière dans la vie, n’est plus qu’une
enveloppe, dépourvue de toute réalité propre. Cette position semble
très logique, puisque effectivement, l’éveil nous révèle que seul Dieu
est. Elle pose pourtant des problèmes pour la vie qui sont absolument
cruciaux. Une telle position implique en effet que personne ne soit
auteur de quoi que ce soit, puisqu’il n’existerait pas quelque chose
comme une personne, à fortiori libre, et donc responsable. Or nier la
liberté et la responsabilité de la personne, c’est saper les bases sur
lesquelles est construite la vie relationnelle. Il ne saurait en effet
exister de vie relationnelle digne de ce nom sans respect de la liberté
d’autrui, ni sans la conviction du sujet d’engager sa responsabilité
dans la relation. Et plus spécifiquement, un dialogue comme on en tient
un présentement à propos de la personnalité ou de l'impersonnalité de
l'éveil, ne saurait avoir de sens si les participants à l'échange ne se
considèrent pas entre eux comme des personnes libres et responsables de
leurs paroles.
Examinons donc le problème en détail, et désolé si c’est un peu long...
Qu’est-ce qu'affirment les tenants de l’impersonnalité? Ils nient la
réalité de la personne, du sujet, de celui qui se croit libre et
responsable de ses actes. Or nier la liberté et la responsabilité du
sujet, c’est renverser toutes les valeurs qui ont construit l’humanité
depuis les origines. On peut en effet considérer que l’humanité est
sortie de l’animalité et a commencé à exister en tant que telle à
partir de l’avènement de la notion de sujet. On s’accorde en effet en
général pour reconnaître une société comme humaine à partir du moment
où elle enterre ses morts. Enterrer un mort, c’est signaler en creux
l’avènement du sujet. Dans toutes les sociétés humaines, on voue un
culte aux morts, ce qui témoigne de la conviction des humains que la
personne n’est pas limitée à l’existence d’un corps et des
caractéristiques de celui-ci, mais qu’elle est avant tout un sujet,
n’ayant pas qu’une réalité matérielle, mais symbolique, métaphysique,
ce qu’on a pu appeler une âme. La croyance en l’existence d’un sujet a
façonné l’humanité, au point qu’on peut à bon droit considérer que
c’est cette croyance qui a donné naissance aux structures sociales qui
font que les hominidés sont devenus humains.
Et même si l’on en doutait, on serait néanmoins obligé de convenir que
c’est cette même croyance dans le sujet qui fait que le petit d’homme
devient un être humain doté de la conscience de soi. Être conscient de
soi, c’est se percevoir soi-même comme un sujet. Cela semble évident.
C’est également, par la force des choses, se percevoir comme un sujet
libre. La liberté fait partie intégrante de la définition du sujet: ma
perception de moi-même en tant que sujet ne peut être véritablement
telle que si je me perçois comme autonome, autrement dit libre. Se
percevoir comme un sujet qui ne serait pas libre de ses actes, c’est se
percevoir comme un mécanisme — et ce n’est donc pas à proprement parler
se
percevoir. Pas comme un sujet. Et qui dit libre, dit responsable. Sans
ces deux qualité indissociables du statut de sujet, la société humaine
s’effondrerait, car son fonctionnement repose tout entier sur elles. Le
ciment social est fait du sentiment qu’ont les humains d’être libres et
responsables de leurs actes. Qu’ils le soient réellement est un autre
problème. Mais qu’ils croient l’être est crucial pour que le ciment
social tienne.
Dès la naissance, on traite le petit d’homme comme un sujet, quand bien
même il n’est encore ni libre, ni responsable, et toute l’éducation
consiste à l’amener à se sentir libre et responsable — et cela vaut
même dans les cas où on chercherait à l’asservir, car l’asservissement,
à moins qu’il ne soit obtenu par la force brutale, est toujours obtenu
par le biais de l'adhésion de la victime à un croyance qui l’aliène;
autrement dit, il est nécessaire de faire appel à sa liberté, quand
bien même c’est pour obtenir d'elle son renoncement à cette liberté. La
conviction qu’on fait naître en l’enfant qu’il serait un sujet libre et
responsable de ses actes ne lui est à proprement parler pas imposée par
l’éducation, car avant que cette conviction n’apparaisse, il n’y a
personne à qui imposer quoi que ce soit. Ainsi, elle n’est imposée à
personne, mais elle fait advenir la personne. Parce qu'être une
personne, c’est se sentir libre et responsable de ses actes.
Qu’on le soit réellement est un autre question. Les sciences cognitives
ont multiplié ces dernières années les exemples qui montrent qu’un
individu croyant effectuer une action libre obéit en fait à un
déterminisme qui le conditionne à son insu (voir par exemple ICI
pour quelques exemples assez frappants). Il faut donc bien en convenir:
l’être humain se croit libre, mais il apparaît de plus en plus douteux
qu’il le soit réellement. Bien sûr, pour que la société puisse
perdurer, il n’est pas nécessaire qu’il le soit réellement, mais il
suffit qu’il le croit. Parce que c’est sa croyance qui le fait agir en
être responsable. La question qui se pose alors est celle-ci: quelle
est la valeur de la liberté, s'il s'avère qu'elle n'est qu’une
croyance? La réponse qui vient immédiatement à l’esprit, c'est qu’elle
ne saurait être qu’une liberté illusoire, donc une non-liberté.
Pourtant, en répondant ainsi, on commet une faute logique. On juge en
effet de la nature d’une qualité — la liberté, donc d’une réalité non
matérielle — sur la base de processus matériels. Autrement dit on
mélange des niveaux logiques distincts. C’est la même faute qu’on
commet lorsqu’on cherche à faire dériver la conscience de processus
matériels, ou qu'on croit avoir expliqué la nature d'une couleur
lorsqu'on a décrit ses propriétés matérielles. Cette faute logique
trahit le préjugé bien ancré dans notre société moderne que l’ultime
réalité est nécessairement d'ordre matériel. Alors que la
soi-conscience, à partir de laquelle tous les énoncés sur la
matérialité du monde s’avèrent possibles, n’est elle-même rien de réel
au sens matériel du mot; elle n’a de réalité que dans l’ordre abstrait
de la pensée.
La liberté ne s’exerce nulle part ailleurs que dans la pensée. Elle
consiste à permettre au sujet de départager le faux du vrai. C’est
parce qu’il est capable de dire: «cela est vrai» et «cela est faux»,
que le sujet peut être dit libre. Le Code pénal suisse contient ainsi
cette disposition, qu’on retrouve de manière similaire dans tous les
autres pays, et qui date de l’Antiquité : «Art.
19. 1. L’auteur n’est pas punissable si, au moment d’agir, il ne
possédait pas la faculté d’apprécier le caractère illicite de son acte
ou de se déterminer d’après cette appréciation.» Un individu
incapable de juger s’il commet ou non une faute n’est pas considéré
comme libre, et donc pas responsable, et donc pas punissable. De même
si, tout en étant capable de juger qu’il commet une faute, il n’a pas
la capacité de se déterminer d’après cette connaissance, il n’est pas
considéré comme libre non plus, et donc pas punissable. Son statut de
sujet lui est virtuellement retiré, ce qui se traduit concrètement par
sa possible mise sous tutelle. C’est une forme d’exil de la société des
hommes libres, qui reprend sous une forme humanisée l’exil réel auquel
étaient parfois voués ces individus dans l’Antiquité.
C’est donc dans le domaine de l’esprit qu’il s’agit de se poser la question: «Est-on libre de juger vrai ou faux?».
Cette question-là est la bonne, et elle ouvre sur le véritable domaine
où s’exerce la liberté. Reconnaître la vérité, c’est lui dire un «oui»
sans condition, qui est le contraire d’un libre-arbitre capricieux,
parce qu’il nous contraint à nous soumettre à ce qui nous apparaît
intérieurement comme un impératif. Et pourtant c’est dans cette
soumission sans condition à ce qu’on s’impose à soi, et uniquement à
travers elle, qu’on se perçoit soi-même comme libre. Et cette
liberté-là n’a rien d’illusoire. Elle ne dépend de rien de matériel,
mais uniquement de soi.
Juger faux, c’est-à-dire ne pas se soumettre à la vérité, c’est refuser
de la reconnaître comme telle, c’est mentir, c’est «se» mentir; c’est
se soumettre à telle ou telle passion, l’élire en fonction d’un
libre-arbitre capricieux, et par cela s’éloigner de soi-même. Juger
vrai, se soumettre à la vérité, c’est devenir véritablement un sujet,
libre et responsable. La vérité que l’on reconnaît à travers cet acte
intérieur de reconnaissance, n’est pas une vérité qui s’imposerait de
l’extérieur, comme s’il existait une vérité absolue à laquelle il
faille se conformer; non, elle naît de sa propre honnêteté envers
soi-même. Prenons un exemple concret: les découvertes des
neuro-sciences, évoquées ci-dessus, nous apprennent que certains actes
que l’on accomplit (et peut-être bien la plupart), quand bien même on
est convaincus de les accomplir en toute liberté, sont en fait
déterminés par des événements neuro-chimiques indépendants de nos
choix. On peut se plonger dans la lecture de l’article que j’ai mis en
lien, et se placer intérieurement face aux arguments avancés — si on
dispose bien sûr du bagage conceptuel nécessaire pour les comprendre
(je suis convaincu que c’est le cas pour tous les lecteurs du forum).
On se construira alors sa propre opinion. Si cette opinion est le
résultat d’un positionnement honnête de soi face aux arguments avancés,
alors on l’appellera «vérité». Rendons-nous bien compte de cela: il n’y a pas d’autre critère de la vérité que celui-ci.
La vérité n’existe nulle part en tant que telle. Elle n’existe que
reconnue, et reconnue par une conscience consciente de soi, qui dit un
«oui» sans condition à ce qu’elle reconnaît comme vrai. C’est un peu le
serpent qui se mort la queue, j’en conviens, ce qui ne devrait pas
déplaire à daniel, puisqu’il s’agit là d’une authentique
interdépendance. Se regarder soi-même en face et reconnaître une vérité
abstraite sont une seule et même chose. La vérité est reconnue en même
temps qu'elle est créée, par l'acte d'un sujet lorsqu'il se met
honnêtement en face de lui-même.
Si on se livre honnêtement à l’exercice de juger de la véracité des
arguments exposés dans l’article mentionné, et qu’on en vient, après
réflexion, à reconnaître que la plupart des actes qu’on croit accomplir
librement sont en fait pré-déterminés, et donc non-libres, on aura
accompli, ce faisant, un authentique acte libre. On pourrait objecter
que celui qui refuserait de reconnaître la pertinence des thèses
développées, autrement dit choisirait de «se» mentir (le fait qu’il
faille formuler le refus de reconnaître la vérité par «se mentir» en
dit long sur l’intimité qu’il existe entre soi et la vérité) le ferait
simplement parce qu’il serait pré-déterminé à le faire. Et bien non. On
est toujours libre de se regarder en face avec honnêteté. J’irais même
plus loin: on devient un sujet, une personne, parce qu’on regarde
honnêtement la vérité, et on n’est qu’un animal pulsionnel si on refuse
de le faire. Je ne parle pas du fait d'être honnête et bon dans ses
actions envers autrui. Ce n’est pas de cela dont il s’agit ici, mais de
l’honnêteté avec soi-même. Le criminel peut céder à ses pulsions, mais
s’il est honnête avec lui-même, sa qualité de sujet n’en est pas
affectée. Alors que s’il refuse cette honnêteté-là, il se condamne
lui-même à vivre dans un monde où il n’y a aucune place pour un sujet,
un monde simplement pulsionnel. Le choix de se regarder ou non
honnêtement en face ne peut être pré-déterminé par rien qui lui soit
extérieur, puisque le choix et le sujet sont réciproquement créateurs
l'un de l'autre. Choisir la vérité, c’est se dresser au-dessus des
pulsions, et devenir sujet — le sujet qui a opéré le choix. Alors que
choisir le mensonge (à soi-même), c'est un non-choix qui nous annule en
tant que sujet. Il s'agit là, au niveau individuel, d'une auto-création
similaire à celle qui a façonné collectivement le sujet humain à
travers l’éducation et la culture.
Mais revenons-en à ceux qui nient la personne. Leur représentant le
plus éminent, ou tout au moins le plus radical, est à ma connaissance
Ramesh Balsekar (et son disciple Wayne Liquorman). On peut lire ICI
une interview de Balsekar où il exprime de manière très claire sa
position par rapport à la personne, à la liberté et à la
responsabilité. En voici un extrait:
WIE: Est ce que vous êtes en train de dire que chaque action qui se fait est la volonté de Dieu ?
RB: Oui c’est la volonté de Dieu.
WIE: Agissant à travers une personne ?
RB: À travers une personne, oui.
WIE: Qu’elle soit éveillée ou non ? Autrement dit, à travers tous ?
RB: C’est juste. La seule différence, comme je le disais, c’est que
l’homme ordinaire pense, « cette action est mienne », alors que le sage
sait que l’action n’appartient à personne. Le sage sait que « les actes
sont faits, les événements arrivent, mais il n’y a pas d’agissant
individuel ». C’est l’unique différence pour ce qui me concerne. À la
différence du sage, la personne ordinaire croit que les actes qui
arrivent à travers cet organisme corps-esprit est le fait de
l’individu, voilà la seule différence. Donc comme le sage sait
qu’aucune action n’est de son fait, s’il arrive qu’une action blesse
quelqu’un, il fera tout ce qu’il peut pour aider la personne blessée
mais il n’y aura aucun sentiment de culpabilité.
Ce que dit Ramesh, c’est que la personne qui croit agir librement,
ignore en fait qu’elle est le jouet de déterminismes qui lui
pré-existent. Cette personne pré-déterminée, donc par définition
non-libre, il la nomme «organisme corps-esprit». Pourtant, il dit
encore quelque chose dont ni lui, ni le journaliste ne semblent avoir
mesuré la portée: il distingue le sage de l’homme ordinaire, et précise
que cette distinction tient au fait que le sage sait que «les actes sont faits, les événements arrivent, mais il n’y a pas d’agissant individuel».
Cette distinction entre le sage et l’homme ordinaire, où est-elle donc
inscrite? Ramesh prétend dans la suite de l'interview qu’elle est
elle-même pré-déterminée. Il scelle en fait par cet aveu l’effondrement
de son point de vue, puisque la vérité de ce point de vue ne saurait
s’appuyer sur rien d’autre que sur du pré-déterminé. Elle se condamne
du même coup à n'être qu'une conception qui ne pourra jamais accéder au
stade de vérité, parce qu'il faudrait pour cela qu'elle soit reconnue
comme telle par un mouvement libre de l’esprit. Or, la thèse elle-même
pose qu'il n'existe pas d'esprit libre. Par ailleurs son propre
discours, du fait même qu’il est discours, fait appel implicitement à
la faculté libre de reconnaître la vérité, et la suppose présente chez
chacun de ses auditeurs, sans quoi son discours serait proprement
dépourvu de sens, et aurait pu être tout aussi bien remplacé par de
simples borborygmes. Même s'il le nie explicitement, le fait même qu’il
tienne un discours atteste du fait que la vérité découle de l’honnêteté
avec soi-même, et de rien d’autre. Cette honnêteté fait de nous un
sujet, une personne, au sens fort du terme — et pas un simple organisme
corps-mental.
Je rapprocherai ces réflexions de celles de Stephen Jourdain dans le film «La folle Sagesse»:
La première règle, c’est: «Tu
ne te mentiras jamais à toi-même. C’est l’honnêteté interne. Sur terre,
tu as parfaitement le droit d’être un escroc. A l’intérieur, tu ne peux
pas te comporter vis-à-vis de toi-même en escroc. C’est impossible. Tu
ne dois pas tricher. Ça veut dire quelque chose de très simple. C’est
que si tu fais une saloperie, ce qui arrive à tout le monde, et bien tu
dois immédiatement t’en faire l’aveu. Tu ne dois pas tricher. Tu ne
dois pas maquiller en or vertueux pour te dédouaner la saloperie que tu
as fait dans le courant de la journée.»
Celui qui faillit à cette honnêteté perd l’éveil. En d’autres termes,
il «se» perd. Mais inversement, exercer cette honnêteté, c’est «se»
devenir. C’est se faire advenir en tant que sujet. C’est la première
règle de ce que Jourdain appelle le «Camp de base de l’éveil».
Je reviens maintenant sur ce que j’avais dit tout au début: «
Les tenants de l’éveil impersonnel prennent l’évidence que seul Dieu
est comme une chose acquise, et affirment donc qu’il ne saurait exister
rien en dehors de la Conscience». Ce que révèle l’éveil, c’est
en effet que seul Dieu est, et pourtant cette vérité n’est pas une
vérité objective. C’est la vérité qui se révèle au sujet lorsqu’il
advient à lui-même. Du coup, l’évidence que «Dieu seul est» n’exclut
pas l’existence du sujet personnel, au contraire, puisque c’est parce
que ce sujet advient à lui-même — advenir à soi-même, c’est être une
personne — que cette évidence se fait. L’éveil est un geste, le geste
qui conduit la personne à devenir elle-même, et dans cet avènement
s’effacer entièrement au point de laisser toute la place à Dieu — qui
est sa vérité.
A l’intérieur de leur discours, ceux qui nient la réalité de la
personne parviennent à maintenir une logique solide, d’autant plus
solide qu’elle s’appuie sur cette vérité indiscutable pour quiconque a
connu l’éveil, que seul Dieu est.
Pourtant, au moment même où ils produisent ce discours si convaincant,
ils se mettent eux-mêmes en position très délicate, puisque ce discours
s’adresse nécessairement à quelqu’un, et qu’il s’avère dès lors très
problématique de soutenir qu’on s’adresse à quelqu’un qui n’existe pas.
On assiste ainsi à toutes sortes de jongleries verbales de leur part
pour concilier le fait qu’il n’y aurait personne — personne qui tienne
un discours et personne non plus à qui il soit adressé —, avec le fait
qu’un discours est néanmoins bel et bien tenu. Comme on l’a vu plus
haut, Ramesh pour sa part s’en sort en disant qu’aussi bien la question
posée, que le discours qu’il tient lui-même en réponse, ainsi que tout
ce qui se produit sur terre, est la volonté de Dieu, de sorte que «les actes sont faits, les événements arrivent, mais il n’y a pas d’agissant individuel». Ainsi, tout est toujours parfait.
Je suis en train de lire un ouvrage d’un tenant de l’impersonnalité,
fort intéressant au demeurant, et honnête me semble-t-il. Voici
quelques passages d’un dialogue imaginaire qu’il conduit:
- C’est si simple que je n’arrive pas à en parler, et dans le fond, je n’ai pas très envie d’en parler.
- Et pourquoi cela?
- Parce que celui qui t’en parlerait n’est pas du tout concerné.
- Je t’avoue que je n’y comprends rien.
- Encore une fois, c’est le «avant», le «juste avant». Comment dire...
- Dis... dis quand même.
- C’est tout simplement le fait de ne pas se sentir obligé d’être
heureux d’être heureux. Le fait de ne pas se sentir obligé d’être
malheureux d’être malheureux.
- Ce bonheur, cette complétude, est totalement impersonnel. Là, je t’en
parle, mais celui qui t’en parle n’est pas du tout présent. A ce
moment-là, il n’y a personne pour pouvoir en parler, car en parler,
c’est basculer inévitablement dans le «juste après».
(Frank Terreaux, L’éveil pour les paresseux, Ed. L’Originel, p. 46).
Dans ce court dialogue, Terreaux met le doigt sur quelque chose de très
profond. Tout d’abord, il dit bien que ce dont il parle n’est pas
accessible au langage. Il va même plus loin, en disant — en tous cas
c’est ce que j’en comprends — que ce dont il parle n’est pas accessible
à la personne qui vit dans le langage. La personne qui vit dans le
langage est toujours dans le «juste après». Alors que ce dont il parle,
c’est «juste avant» qu’il ait été nommé. «Juste avant» qu’il ait été
figé dans une forme. Je trouve cela très joliment exprimé, et je
partage totalement son avis. J’apporterais simplement une nuance à son
affirmation que «celui qui t’en parlerait n’est pas du tout concerné».
Il n’est pas concerné, à mon avis, pour une raison très précise: c’est
parce que, pour en arriver à ce «juste avant», il a dû s’effacer
lui-même pour faire place à qu’il est vraiment. Ce qu’il est vraiment,
c’est Dieu, qui est hors du temps, «juste avant» le début du temps. Ce
que je suis vraiment est hors du temps. Et pourtant, ce que je suis
vraiment ne peut être atteint en sortant du temps. Il ne peut l’être
qu’en laissant le temps, tout le temps, en libérant le temps de tout ce
qui l’encombre, en le laissant si nu qu’il se révèle que ce temps tout
nu qui s’écoule, c’est soi.
Juste avant les mot que j’ai cité de Frank Terreaux, on peut lire ceux-ci (p. 45):
- Comment dire, il n’y a que présence, mais cette présence n’est pas
attentive à quelque chose, elle n’est pas dirigée vers quelque chose.
C’est par définition l’instant de bonheur le plus simple, le plus
parfait qui soit, le plus simple des bonheurs. Il n’y a rien que je
souhaiterais changer, rien que je souhaiterais ajouter ou retrancher,
malheureusement, cela ne dure pas.
- Et pourquoi cela?
- Parce que les projets reprennent leur cours, que de nouveaux désirs
insatisfaits ne demandent qu’à être satisfaits.
L’auteur semble regretter qu’il ne soit pas possible de vivre
indéfiniment hors du temps. C’est pourtant là qu’est la vie, dans le
temps. Lorsque l’on s’est reposé dans le sein de Dieu, hors du temps,
alors ce ne sont pas pour ma part des désirs insatisfaits qui nous
poussent vers le monde, mais un désir que j’appellerais plutôt: amour.
Le désir de se jeter dans le monde, pour le féconder et être fécondé
par lui.
Les tenants du non-personnel parlent de la vie et de l’amour comme de
quelque chose qui serait hors du temps. S’ils parlent de la vie et de
l’amour, c’est bien, j’en suis convaincu, parce qu’en reposant en Dieu,
hors du temps, ils ressentent la force de cette vie et de cet amour.
Pourtant, la vie et l’amour ne sauraient résider hors du temps. Hors du
temps, il ne peut y avoir que la paix, l’absence de mouvement. La vie
et l’amour sont mouvement, ils sont croissance et ouverture, sans quoi
il s’agit d’autre chose que de vie et d’amour. La croissance et
l’ouverture ne peuvent s’opérer que dans le temps. Une bonne image me
semble-t-il du rapport qu’il y a entre ce qui est hors du temps, et ce
qui est inscrit dans le temps, c’est la musique. La musique est
construite à partir du silence, mais elle se déploie dans le temps.
Sans temps, point de musique. Mais sans silence, point de musique non
plus. La musique jette un pont entre le temps et l’éternité.
Nous jouons chacun une mélodie sur la terre, notre mélodie. Cette
mélodie, c’est la personne. Nier la singularité de cette mélodie, sous
prétexte que seul le silence serait réel, c’est amputer le réel.
Le mystère de la condition humaine ne se laisse pas complètement mettre
à plat. Vouloir dire l’Un parfaitement, c’est aussitôt le trahir,
puisque c’est prétendre l’enfermer dans une de ses parties, la
dimension temporelle du discours. C’est cette faute que commettent les
«impersonnalistes». Ils font de l’évidence que «seul Dieu est» un
absolu. Or, encore une fois, ce que révèle l’éveil, c’est en effet que
seul Dieu est, et pourtant cette vérité n’est pas une vérité objective
— une vérité telle qu’en établit la pensée. C’est la vérité qui se
révèle au sujet lorsqu’il advient à lui-même. Du coup, l’évidence que
Dieu seul est n’exclut pas l’existence du sujet personnel, au
contraire, puisque c’est parce que ce sujet advient à lui-même —
advenir à soi-même, c’est être une personne — que cette évidence se
fait.
Il existe d’ailleurs des discours qui savent recréer à l’intérieur
d’eux-mêmes un pli qui reproduise le geste d’engendrement de l’Un:
«Bien qu'éternellement libre, je dois sans cesse à nouveau me libérer» (Tripura Rahasya).
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