Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté du 31
octobre 2005 au 24 juillet 2007 par Plume
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Kant et le
Sublime
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La distinction que fait Kant entre le Beau
et le
Sublime peut se résumer, grosso modo, en ces termes: si le Beau et le
Sublime ont cela en commun de plaire par eux-mêmes, sans concept, et de
façon universelle et necéssaire (du moins en droit, puisqu'ils prennent
évidemment naissance au sein même de la subjectivité), le Beau porte
sur un objet limité, fini, tandis que le Sublime porte sur l'illimité
et l'infini. Or mon sujet ici est le Sublime, grâce auquel je
souhaiterais dériver vers une dimension possible d'infini dans le fini:
Idée de liberté en l'homme, Idée qui malgrès notre incapacité effective
à en démontrer une quelconque réalité, permet à Kant d'envisager un sujet moral capable
de surmonter sa nature (ou, plus précisemment, seconde nature) égoïste.
Le Sublime, c'est dans un premier temps (il y en a deux) un
saisissement total, une frayeur qui s'accompagne d'un vif déplaisir.
L'harmonie du Beau est détruite, car le Sublime se donne comme contraire à notre pouvoir de
représentation, sans convenance à notre imagination.
A la différence du Beau, que contient, dirait-on, l'objet, le Sublime
se trouve dans l'esprit du sujet qui l'éprouve: l'objet n'est qu'un
prétexte à ce sentiment. Revenons-en à cette frayeur; le spectacle du
Sublime est le surgissement de notre finitude: soudain, ce que je vois
me paraît halluciné, inimaginable
alors même que je l'ai sous mes yeux. Voyons ce schème, assez explicite
il me semble:
La vue d'une mer calme que caressent les rayons du soleil évoque un objet
grand, très grand certes, mais limité et fini. Par contre, la vue d'un
océan déchaîné pendant la tempête évoque
une Idée ineffable de liberté, d'infini en moi.
Il y a défaut de convenance: je ne peux imaginer ce que je vois, je
répond donc au spectacle par la seule puissance infinie en moi: la
liberté (noumène, et non phénomène, puisque je n'en ai par définition
pas la preuve: je ne peux qu'y croire), l'homme seul comme créature
libre et morale. L'expérience du Sublime ouvre donc à la
moralité, montrant à l'homme nouménal
sa grandeur infinie par rapport à toute force sensible. Revoyons ceci à
l'aide de formulations Kantiennes:
"Est Sublime ce qui est absolument grand". Voici une explicitation
de l'idée évoquée précédemment, à savoir que le Sublime se trouve en
l'homme seul. En effet, toute grandeur réelle est relative, et même
l'univers est fini; par contre, l'homme possède l'Idée d'infini, peut
croire en Dieu (cause absolue de tout, non causée, donc), ou en sa
liberté (cause de ses actes, sans l'Idée de laquelle aucune morale ne
pourrait être fondée).
"Est Sublime ce qui, du fait même qu'on le conçoit, est l'indice
d'une faculté de l'âme qui surpasse toute mesure des sens."
L'expérience, le phénomène ne fournissent jamais que des grandeurs
relatives; donc le Sublime, lui, nous ouvre les portes du
supra-sensible, de l'extra-phénoménal,
du nouménal
-- dit encore autrement, de l'intelligible seul, de "l'en-soi", par
opposition au "pour-soi".
Chez l'enfant ou l'inculte (ou l'idiot pur, cela va de soi), le
Sublime produit la terreur, le sentiment d'impuissance, car ils n'en
restent qu'au premier moment du Sublime. Chez l'homme que la culture a
préparé à la moralité,
succède un autre moment où il découvre "en-soi une faculté de
résistance, qui lui donne le courage de se mesurer avec l'apparente
toute-puissance de la nature." Seul ce deuxième moment du Sublime l'est
vraiment, en ce qu'il nous met en présence du seul véritable infini: le
sujet moral, Idée régulatrice, éxigence méthodologique nous permettant
de nous poser à la source de nos actes en tant que libertés en droit. |
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Où j'en suis, moi, quel est mon vécu? J'ai
dans
mon rapport à l'autre un vertige ineffable, vertige qui me fait prendre
conscience en chaque instant de la présence d'un moi-même qui n'est pas
moi, qui fait respirer, aussi, ce monde dans lequel je m'incrit et dont
je partage la qualité première d'être, et qui me donne l'impression de
peser le vide et la totalité à la fois.
C'est
une question de mots, elle est donc
provisoire: peut-être que l'éveil, cette eternelle nouveauté, cette
faculté de renaissance sans doute (dites-moi, s'il vous plait, où je me
trompe), cet éclatement du moi vers le donné du monde, ne m'est pas si
étranger que cela. |
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A distance des noms de femmes
Loin des visages tristement comestibles
Des mots des beautés que l'on domestique
Tu m'attends tremblante comme de rire
Et je te manque d'un pouce près
Toujours convaincu de ma réussite
Je te saisis comme un courrant d'air
Tu connais le chemin dis-le moi
Embarque moi
Et si je t'enlace
Et si je t'emprisonne
Tu t'évanouis libre |
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La mort... certes, mais la ma-mort... c'est
autre chose.
Il me semble que ma mort n'est ni le but, ni la finalité de ma vie.
Ce n'est que son aboutissement logique, et tout homme moral devrait
voir sa mort comme un affront: "Dieu m'a fait libre d'aimer, en me
contraignant à la finitude! Douloureux paradoxe!" Ma mort, ce n'est
rien d'autre que la condition de mon existence; sans elle je n'aurais
pas, en tant qu'être-jeté-au-monde, de temporalité. Je serais en ce
sens Dieu: présence pure et absolue, sans cause ni devenir. Ma mort,
c'est l'homme. Car "l'animal est rivé au piquet de l'instant", dit
Nietzsche; tandis que l'homme, dans son authenticité, ontologiquement,
est projet.
Je dis authentiquement,
car son être se décharge de lui-même dans le "on" parfois: je veux dire
qu'il se débarasse de ma-mort.
Dignité du "Dasein" Heideggerien, l'être-vers-la-mort est une des
modalités de l'authenticité. Et donc, en tant qu'avancée perpétuelle
devant moi-même, je suis convié à penser ma-mort comme complice de ma
vie d'homme libre. L'angoisse est normale (pas la peur, qui est celle
de la douleur et du décès) puisqu'elle prend pour objet la perte de mon
"être-là". Car je me situe moi-même dans le présent, alors que la bête
y est enchaînée. Elle a peur. J'angoisse.
Sans ma mort, qu'il faut donc distinguer du décès, pur évènement
empirique, je ne serais pas homme au sens où ni le passé, ni le futur
ne seraient pensables. "Si la mort n'avait que des mauvais côtés,
mourir serait un acte impratiquable", disait Cioran...
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L'identité, ou aperception, est une
croyance nécessaire!
Car si on ne veut plus, par rebellion, s'y soumettre, on se refuse par
là tout rapport du monde à soi: si je ne suis qu'un flux, je ne peux
rien savoir, puisque tout savoir s'altère avec moi. L'identité, c'est
la condition de possibilité de toute pensée. Si tu n'accepte pas ce
postulat premier du "je=je" (qui n'équivaut pas au "je pense, j'existe"
de Descarte), alors tu n'existe plus en tant qu'homme: tu vis, esclave
du temps, privé de la conscience du mouvement et de l'identité à la
fois. Ce n'est pas l'ego qui est en jeu: c'est l'essence même de l'être
de l'homme, son rapport aux trois dimensions du temps à partir d'un point qu'on se
doit de supposer comme invariable: le pôle du "je=je".
Je ne dis pas qu'il n'existe pas un moi, un ça ou un "surmoi"
étrangers au je. J'affirme que malgré les perturbations, les
changements, les évolutions, tout être humain conserve un noyau
intemporel d'identité, qui le force, justement, à voir ma-mort autrement
que la mouche ne voit la sienne.
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L'Eveil, à mon sens, ne se laisse pas
encadrer
par de simples proses argumentatives. Je ne sais pas ce que c'est,
enfin, je n'y connais foutrement rien, je l'admet sans honte. Mais si
c'est de ces paysages intérieurs, indescriptibles bourgeons de lumière
que l'on cueille et qui font, en chacun, l'espace exact de l'humanité
l'entière, si c'est de cette divine transcendance qu'il s'agit: laissez
les mots de pierre, les croix et les signes là où une idée reste
immuablement fidèle à elle même. Je vais essayer de vous exposer, dans
le flou qui la caractérise actuellement, ma conception de ce qu'est
l'éveil.
Autrement que l'expérience profondément plate de l'Etre par un
Roquentin (personnage de la
nausée
de Sartre), bouffon ultramoderne, déraciné par une liberté franchement
illusoire, l'éveil serait plutôt, à mon avis, l'expérience d'un devenir
qui est vie, d'une présence au sein du flux qui est immobilité,
immobilité dans un instant en perpétuelle progression. Je suis à la
fois dans le fleuve et sur la berge. Je souhaite volontairement parler
par énigmes: il n'y a qu'une subtile pluralité de sens à interpréter
qui résiste aux coups du temps. Le phrasé sûr et solide, la parole
neutre malgré son engagement, sont voués à mourir sur une dalle de
marbre sourd.
Je crois fermement que le grand et éternel guerrier de l'Eveil,
c'est le poète. L'artiste au sens large. Car l'éveil est acte, ne
croyez-vous pas? Il est appel muet de la lueur à soi, transcendance du
divin dans l'immanence de la volonté. Il n'y a pas d'élus. Je suis
percuté par un désir frustré (frustré par ma condition de mortel), par
la puissance de mon regard sur le temps et l'espace alors qu'il y est
soumis, et l'expérience de l'éveil est cette représentation symbolique
de Dieu en soi: tout n'est que métaphore, évasion presque forcée vers
une réalité qui n'est que la négation de mon état présent. Je ne suis
pas dans l'éveil si je suis bloqué en moi: je suis bien au contraire
une intention, nécessaire, brusque pulsion vers l'ailleurs, vers
l'altérité, ou, qui sait, une attraction de cette dernière. Même dans
la conscience de soi, cette conscience prend le moi pour objet. Sa
source n'est qu'un pôle obligatoire de fidélité du je au je, mais le
véritable Je, celui de l'éveil, est un flux, un "éclatement vers" le
donné de l'intuition (empirique ou non).
En poésie, le moi se vide de lui-même pour se remplir du monde: il opère
sa propre transcendance. Dieu n'est pas là pour l'aider, il n'est que
la forme des intuitions qui lui parviennent. La métaphore, la
juxtaposition de perles phosphorescentes privées de leur significations
premières (et donc libérées de leur carcan, autonomisées, mises en
communication avec d'autres...), la mise en abîme du réel en faveur
d'un doux éclat de folie, c'est cela, l'éveil: l'homme se perd en
lui-même comme si
Dieu
germait, provisoirement, en lui. Quand bien même serais-je béat de
contemplation devant quelque phénomène naturel, l'artifice que mon
regard accomplirait, grâce à l'imagination créatrice, donnatrice de
sens, serait la seule source de cette impression que Dieu offre sa voix
au bruissement des vagues, ou aux ondulations imperceptibles d'une
prairie.
L'éveil est éclosion de la conscience dans la plénitude de son
objet, au sens où un moi rigide et ancré dans son solipcisme n'est rien
de plus qu'un roc ou un touffe d'herbe. Le langage est instrument de
cette éclosion, il nous donne les clés de la profusion et de
l'intemporel. Il ne sert pas à comprendre, mais à produire sans cesse.
La chose n'est pas belle, c'est moi, avec ma panoplie de mots, de
tintes, de notes, avec mes mouvements d'esprit, qui la fait valser
parmi les idées précuites, qui la fait voguer au dela de toute
réductrice vérité. Le tout, l'objet de la création, n'a de divine que
sa naissance: une fois figé dans de l'être, il donne, à chaque homme
qui l'expérimente, l'occasion de renaître avec lui, dans un nouveau
sens parmi l'infinité des interprétations possibles. L'oeuvre en ce
sens vit, devient, éveille.
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Tous
les risques que j'ai pris, toutes les
gammes de folie que j'ai explorées, sont pour moi des bribes de savoir
d'une rareté précieuse. Exemple: il y a énormément d'aspects sous
lesquels analyser un même buisson. Pris de LSD, de mescaline, de
kétamine ou autre, on aplanit une pente sans problèmes: voilà, elle est
plate, je ne fais plus d'efforts (facile). Dans un buisson, il y a une
foule qui se tasse, qui éclate, des
variations de densité. Des entités presque imperceptibles et qui
s'étreignent, qui ont une estime naturelle les unes pour les autres;
elles coéxistent, elles coopèrent. Un buisson parle, réclame un visage:
je le lui donne, alors il me regarde avec cet oeil pluriel, me
remerciant de l'avoir considéré comme un bout du monde, de l'avoir
rangé dans ma mémoire tel un jeu de volumes et d'essences. Un peuple
secret que j'ai profondément respecté durant tout mon trip...
Cette expérience m'a ouvert des voies nouvelles en poésie par exemple,
de même que mon rapport au temps: une matière malléable, extensible
lorsqu'on évolue avec 5 grammes de champignons dans l'estomac...
Chaque pigment coloré devient un poème; un mur respire, et tous les
sens approuvent ce phénomène. La conscience fait des bonds dans le
temps; elle oublie, elle raconte, romance, invente ce qu'elle ne sait
pas. Pour être plus précis: elle laisse sa place à l'inconscient, bien
plus qualifié en matière de symbolisation, de création pure à partir de
soi. Des fantasmes, des désirs et phobies infantiles trouvent un
exutoire dans la matière. Terrifiant, mais enrichissant sur le plan de
la connaissance de soi. La douleur n'est plus qu'une donnée comme une
autre; si on veut, on l'efface. Toute forme hallucine, se meut, change
de texture, de couleur, de poids et de taille. Une poubelle ouvre la
bouche et chante. Le sol est mou comme un flanc, les pas que je fais ne
sont pas les miens: mon corps ne m'appartient plus, je le vois même de
l'extérieur (ça paraît incroyable. Et pourtant...) La mort ne fait plus
peur: comment faire la différence, quand on vogue sous LSD, entre ciel
et mer, entre rêve et réalité, entre vie et mort? C'est impossible. On
se laisse bercer. On pratique
le rêve. C'est cela, le socle de ma vie: j'ai découvert le secret du
psychisme: un simple contrat entre conscience et inconscient,
délimitant deux territoires qu'on essaye de maintenir l'un en dehors de
l'autre. La drogue viole ce traité, un peu comme le sommeil, mais en
éveil. C'est une déclaration de guerre. Et comme dit Levinas: la
guerre, c'est le surgissement de la "dure réalité" (ce qui sonne comme
un pléonasme). La séparation des "pôles" est nécessaire pour vivre en
communauté. Mais les plus grands sages ne diffèrent point des fous, au
contraire: les fous ont ouvert une porte de trop.
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"L'espace
du dedans" m'a fait toucher du doigt
certains vertiges que j'avais déjà appréciés. J'avais peur de ne pas
être compris sur ce thème de la drogue; merci, Joaquim, de me montrer
le contraire. L'expérience de la grâce, de la danse dyonisiaque
dépourvue d'autre but qu'elle-même... la poésie selon Valery... je ne
dis pas que c'est à vivre, F. Je dis que le risque augmente le
gain. J'ai longtemps erré entre deux gouffres, j'ai embrassé l'espace
dans son absolue continuité, comme Michaux j'ai découvert ce qu'un
crépuscule a d'éternel. Aucune résistance, l'éveil m'emplit, me
soustrait au monde, m'offre à la contemplation de la plénitude, à
l'unité complète de moi au monde. Je vois tout, étrangement, pour la
première fois, comme Dieu sans doute le voit: non de l'intérieur, ni de
l'extérieur, mais au sein du flux dont la conscience est soudainement
exclue: ce flux, c'est l'Etre, l'être en tant qu'il devient toujours
autre que lui-même. Je me fond dans les objets de mon penser. Plus de
matière, plus de temps; de l'absolu, partout de l'absolu.
Ne parlons pas ici de fumées, F. Cett expérience-là, dont tu
parles, est inverse. Quand je fume, je m'enfonce, timidement, tel un
paranoïaque, dans un moi qui se fait monade. Je m'englue dans mon
essence, et j'ai peur du changement. J'ai fumé des joints pendant 6
ans, j'ai arrêté il y a deux mois: je palpais la squizophrénie du bout
des doigts (encore quelque chose qu'on pourrait analyser: expérience
prodigieusement effrayante, que celle de débattre avec soi-même sans
parvenir à un consensus... se dire "tiens,qui me parle? Bon dieu, mais
c'est moi!"). Mescaline, LSD, MDMA... les acides sont tout autrement
plus dangereux, et leurs effets sont indescriptibles dans leur
totalité, même par Henri Michaux: le visuel est altéré (couleurs
nouvelles, formes toujours en pleine mutation, espace vivant), ainsi
que le tactile (fumer une cigarette devient si difficile... ta bouche
se trouve sensiblement éloignée, sur la droite, ou la gauche, de sorte
que ce n'est pas ta bouche qui fume, pas celle que tu vois, mais celle
qui, à quelques mètres de là, sent sur ses lèvres la cigarette... Ce ne
sont pas tes jambes qui marchent... le corps et l'esprit ont divorcé),
l'auditif (mon amie qui me parle et que j'entend se trouve à cinquante
mètres de moi, ou inversement), ...
C'est donc, je persiste, une expérience de plus qui m'ouvre, dés
lors, différemment à ce réel dans lequel nous vivons tous. Le temps que
tu vis sous LSD, tu le manipules, il te trompe... il y a une sorte de
jeu. Rien de réel n'a plus d'importance. J'ai failli mourir,
d'ailleurs, la dernière fois: une barrière d'environs 1m50, qui me
paraissait minuscule, fut enjambée sons effort; il y avait une falaise
derrière, et comme la mort pouvait, aussi, être drôle et "testable",
j'allais pour sauter. On m'a fait comprendre que le LSD ne te coupe du
réel qu'en apparence. De là, je suis parti en bad trip...
Pendant trois jours, la terreur de ne jamais sortir de cet état, ainsi
que des montées de plus en plus puissantes (coeur qui bat la chamade,
espèce de boule d'energie au fond du ventre, qui tremble et bourdonne;
monde environnant qui prend des proportions monstrueuses... tête qui
gonfle, chauffe, envie de mourir pour évacuer la douleur; impossible de
fermer les yeux, car on voit des choses diaboliques, ineffables, des
images tirées de rêves très anciens, remaniées, tranformées, accouplées
pour donner un "film" plus vrai que nature...), m'ont fait vivre des
instants de folie pure. J'ai pensé à oublier mon nom (car on ne fait
qu'expérimenter: et si je faisais ça pour voir...); instantanément, je
ne m'en souvenais plus. Vraiment. J'en pleurais d'incrédulité.
Lorsqu'on vit trois jours ainsi "perché", on en sort assez fier et
grandi, je veux dire... on respire un air d'une qualité nouvelle,
voyez-vous. Vivre, après quelques années d'essais de ce genre, est un
plaisir non dissimulable. Fabienne, je n'incite personne, je transmet
ce que j'ai découvert et que vous ne savez peut-être pas, après tout...
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Pour le temps, je pencherais plutôt vers
cette
idée: ce n'est pas une création des hommes; c'est l'essence de la vie.
L'homme est mortel, fini. Pour Dieu, le temps n'existe pas: tout lui
est coprésent. Toute expérience humaine se produit au sein du temps qui
s'écoule. "Souviens-toi, le temps est un joueur avide"... "Le clepsydre
se vide"... Je rejoins Baudelaire sur ce point comme sur d'autres, mea
culpa.
Mais nous ne sommes pas loin l'un de l'autre. Tu te places du point
de vue de l'éveil, de Dieu. Moi de l'homme en tant qu'il n'est pas
éveillé, en fait.
Je veux
dire: tu t'éveilles, tu ressens l'éveil, dans le flux du temps tu vis
l'absence de temporalité. Reste que ton esprit s'évade, mais l'unité de
ton existence est engluée dans sa condition spatiale et temporelle. Tu
es éclos dans l'absoluité lors de l'éveil, mais rien ne te rendra
immortel (encore qu'écrire fait signe vers un remède...). Le temps
n'est pas, comme tu le crois, un outil de l'homme, mais un boulet
accroché à sa jambe, qui l'empêche de voler. Le temps limite la
connaissance: la science prétend à l'omniscience, mais jamais UN
scientifique ne maîtrisera toutes les disciplines scientifiques. Pas le
temps, il faut se spécialiser.
Tu parles aussi de la relation causale. "Toute cause a un effet":
ceci peut être faux, il n'empêche que notre savoir se borne, par
définition, aux choses causées. Ce qui est cause de lui-même, ce qui
n'a pas de cause, c'est essenciellement Dieu. Nous ne pouvons pas le
connaître, car notre sensibilité a pour limite, entre autres, le
principe de causalité.
L'homme
cherche la cause première. Ne le
faisant pas, il se serait contenté de son instinct, animal "rivé au
piquet de l'instant". Par contre, exempt de tout questionnement sur les fondements,
il n'aurait prétendu à aucun savoir. Sa connaissance, comme celle des
animaux, eût été la vie: lutte, jeu de forces qui s'opposent pour la
concerver et la reproduire. Ses seules préoccupations eûrent été la
nourriture, la survie, la perpétuation de l'espèce. Le péché originel,
c'est précisemment la naissance d'un manque: le manque de savoir. Notre
faim insasiable vient de là, ainsi que l'impossibilité apparente de
notre plénitude (excepté l'éveil). Les animaux n'ont pas de Dieu
(enfin, façon de parler! On ne verra jamais un saumon prier...), parce
qu'ils ne manquent de rien.
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Milan Kundera : l'insoutenable légèreté de l'Etre
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J'ai découvert Kundera il y a peu, avec ce superbe roman composé de nombreux et minuscules chapitres. Règne du kitsh
et des bourreaux ordinaires, règne aussi de quelques âmes prises d'une
liberté écrasante, règne enfin de l'absurde condition totalitaire, ce
monde qui nous est décrit est autant une page historique refoulée des
mémoires, qu'un rappel à la conscience de passions refoulées. Milan
Kundera, cela se sent des les premières lignes, connaît les méandres
obscurs de l'esprit humain, les mécanismes qui nous guident en
sourdine, il connaît les hommes et son langage est le leur. Sans
prétention aucune, il donne à cette balade, suspendue entre enfer et
paradis, une teinte symbolique aux rouages à la fois simples comme la
vie, et complexes comme le sens de notre existence.
Beaucoup d'humour ("Le fils de Staline a donné sa vie pour de la
merde"), des poussées de larmes incontrôlables, et une énorme sensation
de proximité avec ces quelques humains, enchevêtrés par leurs pulsions
intimes à un sol qui bouge et respire, qui dit la Loi de la vie et de
la mort, qui lance le hasard sur le monde en abandonnant à quelques uns
la gloire de l'authenticité. Si je pouvais vous obliger à lire ce
livre, je serais le plus heureux des hommes: quelque chose de monstrueux
habite par ici, quelque chose qui nous concerne tous et que nous devons
partager, absolument. D'autre part, lisez cette autre perle: Le livre du rire et de l'oubli, admirable lui aussi en de nombreux points.
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L'amour est ce qui tend, à mon sens, toute
conscience dépossédée d'une partie de son essence (la plénitude que
fournit aux bêtes cette "raison étrangère" qu'est la Nature) vers
l'Autre: notre dépendance au regard de l'autre prend la forme d'un existencial,
sans doute, et celui qui n'aime point n'est pas Homme. Nous cherchons
partout dans le monde ce qui nous fait défaut par nature: l'autonomie
(et non, la liberté). Nous sommes otages de l'altérité, l'Autre est le
sens, la matrice de notre être-à-soi. L'amour ne s'oppose pas à la
haine, ils constituent le sentier de la sagesse. Il ne s'agit pas
d'accepter l'autre, nous n'avons même pas ce choix; l'Autre nous
oblige, non à l'aimer ou à le haïr, mais à être-pour-lui comme il
est-pour-soi: interaction constitutive de notre condition, que je nomme
au sens large amour, tension de toute subjectivité vers ce qu'elle
n'est pas, vers ce qui la fait être et qui la tient en éveil. C'est par
amour que nous tournons nos regards vers Dieu, par une nécessité
profonde liée purement et simplement à notre condition. L'amour
engendre l'art et la poésie, il engendre aussi les amoureux, mais pas
seulement. C'est aussi par amour que nous haïssons la barbarie
totalitaire, par amour que nous engageons de sanglantes batailles
contre l'adversité. Et le barbare agit par amour, amour de quelque
chose que nous n'aimons peut-être pas, mais amour tout de même. La
distinction entre amour et haine échappe à tout regard objectif, seul
l'être situé, engagé, l'être humain réel et non "idéal", de par sa
position peut les départager. L'amour pur est tout autour de lui, en
lui, il le constitue. Il fait corps avec le vivant, et le guide à
l'ombre de la mort; j'aime cet être-au-monde, en tant que vivant, et
accepte l'impossible sublimation de cet état, en tant
qu'être-pour-la-mort.
Etre amoureux, je ne crois pas que cela signifie être "heureux";
c'est plutôt constater perpétuellement l'impossibilité d'une fusion des
consciences, c'est "être seul, mais à deux". L'idylle n'a rien à voir
avec l'amour empirique: c'est un fantasme irréalisable, une exigeance
de la raison qui souhaite donner sens à l'amour, y substituer un idéal;
aimer, c'est souffrir l'autre, chercher toujours en lui le désir, sans
jamais le combler. C'est le désir de désirer encore et toujours
l'autre, essayer de le faire sien sans lui soustirer son essence:
l'altérité même. Si l'autre devient pure connaissance,
je ne l'aime plus. Aimer, c'est être en manque de ce qui fuit
irrémédiablement en l'autre et qui le définit en tant que tel. L'arbre
est amoureux du ciel, se tend vers lui, ne l'atteind jamais.
Car réaliser
l'Amour, c'est en éteindre les fondements.
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Un
homme perdu:
Excusez-moi, comme vous voyez je cherche mon chemin... Sauriez-vous me
l'indiquer? Ne faites pas l'innocent, vous savez très bien de quoi je
parle...
Un
sage barbu: On dit qu'il ne
faut aller nulle part, parce que les gens meurent. Oui, ça ma étonné
moi aussi, la première fois. Moi, je dis qu'il faut aller partout où il
n'y a personne.
(l'homme
perdu s'en va, le sage enlève sa barbe)
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Je sais, c'est plutôt curieux... C'est
qu'en
fait, le chemin dont il s'agit est celui de l'authenticité. Perdu dans
d'affreux systèmes philosophiques, au beau milieu d'abstractions que la
vie même a fini par déserter, le bonhomme dont il est question découvre
sans en prendre pleinement conscience (je le voulais un peu con) la
formidable supercherie: la barbe du sage justifie son influence, ce
qu'il dit est absurde mais à quoi bon?... C'est la barbe qui parle
d'elle-même. Le "monde de la vie" n'apparaît pas dans l'énorme
forteresse Kantienne, il faut combattre, arpenter le chemin: c'est là, dehors
que ça se passe, et non à la énième foutue page de l'esthétique
transcendantale. L'Autre est le chemin, l'existence humaine est celle
d'un orphelin qui se cherche toujours, et ne se trouve jamais, qui
cherche en lui son origine, et qui trouve une absence divine de sens.
L'Autre se nomme "chemin", car c'est une connerie, tout simplement, et
car la portée philosophique de ce dialogue n'est pas vraiment évidente:
ce n'est qu'un moment de détente, le repos du guerrier. Où va-t-on?
C'est la grande question, à laquelle j'apporte la "grande" réponse:
surtout, ne pas demander son chemin, et se contenter de le suivre, tout
naturellement, en adéquation avec sa Volonté qui affirme, qui veut réellement,
par elle-même, en se créant, et en créant sans cesse à travers l'Autre.
Petite précision toutefois, par esprit de franchise: j'étais franchement
beurré quand j'ai écrit cette boutade, d'où le titre. Merci de m'avoir
lu, Philart, grâce à vous j'ai enfin déniché du sens dans ce texte! En
fait, je voulais juste souligner le poids de la liberté, le besoin
intime de sens, de but, de servitude.
Mais votre (ton?) discours m'a illuminé, d'un seul coup, et je
comprends mieux maintenant où l'absinthe voulait en venir. Amicalement!
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Le maître n'est pas seulement là pour
apporter
des réponses à nos questions, mais pour nous montrer quelles questions
méritent d'être posées. Je sors rarement d'un cours de philosophie avec
le sentiment d'avoir appris quelque vérité fondamentale, qui changerais
sur l'instant mon mode de vie et ma perception; j'en sors plutôt
soulagé, soulagé du poids de ces interrogations mal cadrées, mal
formulées, qui rendaient obscures toutes mes reflexions auparavant: le
maître doit jouer le rôle d'un tuteur, il nous contraint à ne pas nous
égarer, comme l'a dit Joaquim, dans des noeuds de passions et
d'inclinations naturelles
de
l'ego. L'ego se façonne, se forge, et sans le soutient d'un être
absolument extérieur, qui le tire sans cesse de sa condition (la
liberté de jugement, source de multiples dérives), il ne peut à mon
sens qu'errer dans l'illusion.
Je ne crois pas avoir besoin de juger la qualité du maître. C'est
retourner le problème: seul le maître a le droit de juger de la qualité
de son élève. Devant le maître, le bon élève se tait, tout simplement.
Ne pas parvenir à mettre de côté son ego, c'est priver le jugement
d'une de ses qualités essencielles: l'évolutivité. Le maître est là
pour nous montrer la voie de l'erreur; il ne dit pas cependant ce
qu'est la vérité: par négation, à la manière de Spinoza, il dit ce
qu'elle n'est pas, par sa propre expérience ou par celle d'autres
hommes. Et lui même ne tire pas son propos de sa petite personne, son
ego n'a fait que travailler un matériau déjà très ancien, qui passe de
main en main depuis la nuit des temps en s'imprégnant de lumière, en se
corrigeant suivant un processus quasi-naturel. Le bon maître, c'est
celui qui ne tranche que lorsqu'il y a absolue certitude, et qui dicte
la pensée d'un auteur en
tant que telle,
sans prendre son parti, sinon pour la rendre plus claire et parlante.
C'est un porte-parole, qui assure la bonne transmission d'une idée à
travers les âges.
Par contre, le chemin de la connaissance, c'est l'ego qui le parcours
seul, le maître s'efface. Il me dit ce que je
cherche: car si "je ne sais pas", je cherche un peu n'importe quoi,
n'importe comment, reproduisant les erreurs passées d'hommes qui,
pourtant, ont laissé une trace à mon intention.
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Rien ne me paraît être plus dangereux que
le type qui sait
et ne doute pas. L'éveil n'est pas un savoir. Il est comme l'Un
de Plotin, toujours au dessus de ce qu'on peut en dire. Bouddha ou pas,
Dieu ou pas Dieu, qu'importe! Là n'est pas la question. L'esprit et le
corps, concepts chers aux vulgaires dualistes, sont toujours déjà mêlés
et enchevêtrés l'un dans l'autre. Le corps pense et l'esprit agit. On
se représente une chose en se positionnant par rapport à elle, en
envisageant l'action possible de notre corps sur elle. Le cerveau ne
fabrique pas nos représentations, il transmet simplement du mouvement,
dit quels sont les possibles et en prépare l'actualisation. Dieu,
compris comme production intellectuelle, anoblit nos âmes en leur
donnant un guide, mais peut aussi les pervertir.
L'Eveil est bien au delà de la connaissance. Il est là où les mots
ne sont pas, à l'exacte frontière entre l'intuition sensible et le
sentiment métaphysique. Il nous propulse en dehors de la diversité de
ce monde, vers un état probable mais impossible, dans la partie de
nous-mêmes qui flirte avec l'absolu. Le premier principe, qui génère
tout ce qui est, l'Un dont le multiple procède, est pressenti puis
s'évanouit, car nous ne serons jamais qu'au dernier échelon de la
matière. Dans notre faculté d'espérer la plus noble, nous coïncidons
avec l'Idée de Dieu; nous baignons dans la lumière par notre sommet.
Jamais pourtant il ne sera question de certitude. Il ne s'agit que d'un
potentiel humain, inexprimable et indicible. Par l'acte nous en
produisons l'accessibilité, par la pensée nous en détruisons le
caractère divin et originel.
Je me suis laché. Merci de votre indulgence.
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Ce qui EST, ce qui DEMEURE, c'est la
matière,
c'est l'objet immuable de la science, ce qui par définition ne fait pas
notre essence d'hommes. Le vivant existe, devient, change, murit, se
crée lui-même. Cela, c'est la conscience, c'est à la fois notre
mémoire, corde tendue vers le passé, et notre volonté, flêche décochée
vers l'avenir. Mon essence est d'agir, d'aller, de faire, et pas d'être.
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Je voudrais vous faire partager quelques
points
de l'extraordinaire théorie de Bergson concernant la conscience, et
vous proposer peut-être un autre regard sur ce qu'est "l'homme". Je ne
parlerai pas bien entendu d'éveil, puisque ce ne sont pas mes oignons,
mais j'espère que vous en retrouverez des échos, étant donné que le
bergsonisme fut souvent qualifié de... spiritualisme.
Il va me falloir concentrer mon effort sur ce dont il était
question dans un de mes précédents messages, pour le moins obscur.
Parlons temporalité, donc. La vie est ce qui crée, essentiellement, du
neuf avec de l'ancien. On ne peut dire à l'avance quel chemin
empruntera la vie dans l'avenir: parler de chemin, c'est déjà faire
preuve d'un réductionnisme, puisque l'on représente le temps, par de
l'espace. Il faut en finir avec le déterminisme des positivistes, des
scientistes. En effet, chez Bergson il y a cette distinction entre
Matière et Esprit: ce ne sont pas deux substances qui seraient
séparées, mais deux tendances. L'une et l'autre sont présentes en
chacun: la conscience n'est là que pour retarder la désagrégation de la
matière. Je m'explique: la matière tend toujours vers son degré zéro,
vers le néant. Elle se détruit, comme un sucre fond dans l'eau. La
matière dure, tout comme le Moi dure, lui aussi. Or la conscience est
précisemment ce qui retarde, dans le vivant, cette mort de la matière.
Un mouvement de descente, d'un côté, et un mouvement de montée, de
création, de l'autre. Voici donc un équilibre provisoire.
Vous me direz: l'esprit, la conscience, ne sont-ils pas la
production de notre cerveau, de la matière, donc? Non. Le cerveau, mis
à par son rôle sensori-moteur, ne fait que mimer ce qui se déroule dans
l'esprit. Le mental déborde largement du cérébral. Les scientifiques
voudront tout expliquer par des procédés chimiques: la mémoire se
cacherait pour eux dans un tiroir de notre boîte cranienne; il
suffirait d'ouvrir ce tiroir, et d'y mettre ce que l'on voudrait...
Grave erreur. Nos souvenir ne sont pas pris dans un pli de la matière.
Ils sont là, toujours latents, en attente de pouvoir servir l'action.
Qu'est-ce qu'être conscient? C'est s'orienter sur l'action, c'est
vouloir. La mémoire n'est là que pour faciliter notre vie. Le passé se
conserve lui-même, il s'accumule en nous, se grossit sans cesse. Là où
une action à accomplir demande reflexion, choix, là où le vivant
hésite, là le passé se mobilise dans le présent, pour déterminer le
meilleur futur possible. Un exemple, peut-être:
Voici un gamin, devant un magasin de glaces. Il veut une glace. Il
la regarde, et sa volonté se confond alors avec elle. Il se voit en
train de la manger. Il la mange presque, en réalité. Il anticipe,
ce qui est la définition d'une perception: il prépare une réaction
appropriée aux diverses sollicitations du monde environnant. Placé dans
le futur, il se voit privé de glace dans le présent: il mesure alors
l'écart qui sépare ce qu'il est, au présent, et ce qu'il voudrait être,
ce qu'il s'imagine déjà être. Lorsque sa mère lui dit "non, tu n'auras
pas de glace", il se met à pleurer. Plus tard il apprendra à puiser
dans son passé, dans son expérience, pour trouver des solutions à ce
genre de problèmes. La vie ne fait que résoudre des problèmes.
L'esprit, la conscience, c'est tout ce qui fait qu'il y a de
l'inattendu dans le monde. L'univers prend du temps à se faire, c'est
comme ça. On ne peut précipiter les choses. Regardez un morceau de
sucre fondre dans l'eau: il n'y a rien à faire, ça dure. Il n'y a pas
que le moi qui dure. Je suis obligé de faire coincider ma durée avec
celle de l'univers tout entier. La science a fait de notre monde un
vaste espace géométrique, ne durant pas mais étant purement "présent":
2+2 ferait toujours 4 si le temps s'accélérait. Mêmes causes, mêmes
effets, disent les cartésiens. Pourtant, non. On oublie l'essentiel, ce
qui fait que le monde n'est pas qu'un vulgaire caillou. Il y a évolution créatrice,
et pas seulement évolution destructrice. Au présent pur des sciences, à
ce point abstrait pris sur une droite, ou flêche, qui n'est que la
représentation spatiale du temps (en réalité, on ne peut représenter le
temps qui se fait,
ce qui
dure, par une ligne: cela voudrait dire qu'il n'y avait qu'un chemin
possible, et même qu'il y a un sens caché; or, ce que veut la vie,
c'est continuer à prendre de l'ampleur, continuer à être; durer).
Représenter le temps par de l'espace, c'est tuer l'idée de durée, de
création, d'évolution. C'est oublier ce qu'est essentiellement la vie.
Me voici parvenu à la plus belle thèse de la philosophie
bergsonienne, à mon sens. A l'origine, la vie n'était que rudimentaire.
De petits organismes simples avaient la double tache de capter
l'énergie, et de la dépenser. Plus le temps passa, plus les
sollicitations extérieures du monde permirent à la vie de se
compliquer, toujours dans le même but unique: croître. Les plantes
firent leur apparition. Les végétaux ont pour rôle d'absorber l'énergie
solaire et de fournir aux animaux qui les mangent un "explosif". Les
animaux, qui mangent d'autres animaux, qui mangent des plantes, ont
pour tache, de leur côté, de convertir cette énergie en mouvement
libre. Brusquement, dans tous les sens possibles, dès que l'occasion le
permet, ils laissent s'échapper cet explosif, ils créent. L'homme n'est
que celui des animaux qui possède la mémoire la plus sophistiquée; plus
la corde de l'arc peut être tirée loin en arrière, plus la flêche
partira loin. Nous sommes à la pointe de l'évolution, nous sommes la
grande réussite de la vie, nous créons, à travers l'art en particulier,
du neuf avec de l'ancien. La vie est un flux perpétuel, nous n'en
sommes qu'une tendance. La vie, c'est la conscience, et la matière, ce
qui la fait tendre vers son anéantissement.
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L'homme est incapable de penser la vie, qui
l'englobe. Le temps dont tu me parles est bien celui que les sciences
étudient; moi, je parles de durée.
Ce n'est pas du temps que l'on pourrait représenter, la durée, c'est le
concept qui permet de penser le devenir, le flux, la continuité. Je ne
pense pas "l'avant Big Bang", cela ne m'intéresse pas: c'est un délire
métaphysique. Je n'ai aucune intuition de ces choses là, ce n'est que
spéculation. Le temps, comme le dit Kant, n'est pas "en-soi", il n'est
que "pour-nous". Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit (Kant met le
temps et l'espace côte à côte).
Tu dis "combien de temps a duré?" etc. L'erreur est là: la durée,
ce n'est pas un tronçon du temps; tu vois, tu viens de spatialiser le
temps, cher Daniel! "Combien
de?"
La durée n'est pas quantifiable, c'est le tout où s'accomplit la vie,
ce TOUT que la science ne connaît pas. Elle ne voit que des moments,
des parties. Nos liens avec l'espace-temps sont inintéressants; ce qui
compte, c'est que notre passé se mobilise dans notre présent, pour
faciliter l'action, l'action étant la seule raison pour laquelle nous
vivons.
Se demander si l'univers a un commencement et une fin, c'est se
poser une question à laquelle personne n'a de réponse. C'est un faux
problème, qui ne nous concerne pas le moins du monde. De plus, le temps
n'est pas simplement ressenti: il est la forme de notre sensation. Rien
de sensible n'est intemporel. Mais là, c'est hors sujet; je ne parlais
pas de ça! Je parlais de la causalité réelle: L'élan vital,
rien de moins. Le temps d'une vie, c'est de l'espace: tu te le
représentes comme un segment. La durée, c'est invariable, c'est Un.
C'est la seule temporalité qui prend en compte l'effort, le travail, la
volonté, la mémoire... La science se moque de nous en traîtant ces
thèmes de façon grossière.
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