Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté 7 août
2004 au 21 février 2008 par joaquim
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Avant l'éveil
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L’année qui a précédé l’éveil, il s’était
établi
en moi un mouvement que je n’avais pas initié, mais auquel j’avais
adhéré spontanément, par lequel je renonçais à conduire les pensées qui
apparaissaient dans mon esprit jusqu’à leur éclosion, et les amenais
intérieurement à replonger dans l’océan d’où elles cherchaient à
émerger. J’avais le sentiment confus de n’être pas en mesure de les
conduire à leur terme, et plutôt que de les voir avorter telles des
bulles de savon dans ma conscience, je les laissais repartir, comme de
furtives apparitions que j’aurais rendues à leur liberté originelle. Je
bénis le ciel de m’avoir mis dans ces dispositions, car je crois bien
que c’est ce lâcher-prise qui a permis l’éveil. J’avais faites miennes
ces dispositions simplement afin de ne pas flétrir prématurément des
pensées que je pressentais grandes, mais que je sentais aussi devoir
mûrir. Mais en fin de compte, ce ne sont point des pensées bien mûries
qui furent les véritables fruits que je récoltai de cette aventure,
mais autre chose: l'attitude que ce motif apparent de ma quête m'avait
obligé d'adopter, l’attitude de présence intérieure elle-même,
débarrassée de toute velléité d’appropriation: un fruit bien
particulier, car fait de vide, d’espace, d’accueil, de confiance dans
cet être qui me faisait.
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Avant l’éveil, j’étais tombé sur un livre de Vivekananda,
“Jnana-Yoga”, je crois. Je l’avais parcouru, puis vite refermé, après y
avoir lu que l’âme humaine serait semblable à une vague sur l’océan,
destinée à se fondre tôt ou tard dans le grand Tout. Je refusais cela,
je ne voulais pas me fondre, je voulais rester “moi”, comme John Difool
dans l’Incal.
Je chassais cette idée de ma tête, mais elle me hantait. Si Dieu
existait, je voulais qu’il me laisse être moi. Mais je savais bien
qu'il n'existait pas, et que j'allais tout simplement m'éteindre un
jour, comme la flamme d'une allumette. Je ne pouvais bien sûr pas
imaginer qu’il puisse y avoir quelqu’un d’autre que moi au fond de moi.
J'étais trop sûr de savoir "qui" j'étais. Et bien si, il y avait
quelqu’un d’autre. Il y avait Dieu, et celui que je prenais pour "moi"
n'était que l'ombre de ce lui que "Je Suis". Je ne suis qu'une pensée
de Dieu, un petit morceau de terre qui éclate de couleurs lorsque la
lumière divine le frappe. Bien sûr, je ne suis pas diamant. Les sages
et les saints le sont, eux. Mais cela change-t-il quelque chose, pour
la lumière? |
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Pour
ma part, la première fois que j’ai basculé dans le non-duel, c’est
lorsque j’ai découvert ce que j’appelais la réalité de la réalité.
C’était un soir d’hiver, en janvier je crois, je me trouvais à un
carrefour éclairé par un lampadaire, et tout-à-coup, ce fut comme si un
voile se déchirait, et je réalisai que ce qui était là, devant moi,
existait. Ce lampadaire, cette place, cette lumière. J’en fus renversé.
A partir de ce moment, tout ce sur quoi se posait mon regard, pourvu
que je le fisse avec une certaine attention, me parlait de sa présence:
aussi bien le radiateur (il m’a beaucoup parlé )
qu'un livre posé sur la table. Ces expériences me semblent correspondre
aux Instants que décrit Jourdain. Deux mois plus tard environ, je me
trouvais dans la chambre que j’avais encore chez mes parents, assis à
mon bureau, réfléchissant à je ne sais plus quoi, quand brusquement, un
autre rideau se déchira en moi. Non plus entre moi et la réalité
extérieure, mais à l’intérieur de moi, entre un moi que j’étais
convaincu de connaître à fond, pour la simple raison qu’il était moi et
que j’étais lui, et un autre moi, que je découvrais avec stupéfaction,
un moi vivant, qui se répandant dans l’être entier, qui en épousait
parfaitement, et depuis toujours, l’intégralité des formes. Un moi qui
n’était pas simplement ce petit miroir en qui la réalité venait se
refléter, mais qui contenait en lui la totalité de l’être.
Ce sont ces ceux caractères qui seuls m’apparurent à l’époque comme
saillant: la Réalité, et ce que Pierre Weil nomme le Sentiment de
dissolution
du moi. Je n’utilisais pour ma part pas ce terme, car je n’avais pas eu
le sentiment de me dissoudre. Plutôt de naître. “Dissolution” me semble
relever d’une perspective bouddhiste, à laquelle je peux toutefois
adhérer après-coup, car effectivement, dans la mesure où le moi devient
tout, l’enveloppe qui l’entourait (l'ego) se dissout. Les termes que
j’utilisais à l’époque étaient: “la
réalité de la Réalité”, et “moi vivant”.
C’étaient les seuls.
Les
autres caractères d'identification de transpersonnel proposés par
Pierre Weil ne m’apparurent pas directement, et pourtant ils étaient
implicitement présents:
le
vécu non-duel: je ne
connais ce terme que depuis ces toutes dernières années, et pourtant
c’était bien cela: ce que je croyais être moi ne m’appartenait plus, et
en même temps j’étais tout ce qui est;
inneffabilité:
j’étais
effectivement incapable de mettre des mots sur ce que je vivais, de
sorte que je n’en ai jamais parlé. J’ai essayé de me l’expliquer à
moi-même dix ans plus tard, et je n’en parle vraiment que depuis que ce
forum existe;
atemporalité:
j’ai recopié sans faute des
trois dimensions du temps,
et je ne comprends pas très bien non plus cette phrase. Par contre, je
comprends bien l’atemporalité, comme étant se découvrir avoir toujours
été;
caractère
paradoxal: en fait, c’est plutôt avant l’éveil que le
rapport à la réalité m’apparaissait comme paradoxal...;
aconceptualité:
j’étais à
l’époque trop indigent conceptuellement pour ne pas avoir soif encore
d’explorer le monde des concepts. Mais j’essayais avec toute la force
dont j’étais capable de les imprégner d’une présence qui leur donne
vie;
présence:
c’est un mot qui n’entra dans mon vocabulaire que beaucoup plus tard;
lucidité complète: je n’aime pas trop ce terme, car il
laisse trop à penser qu’on verrait plus clairement les choses, dans une
lumière parfaite; or ce qui se passe, c’est plutôt comme si on devenait
soi-même la lumière. |
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Pour ma part, à 19 ans, j’ai basculé dans
le mystère “Je est un
Autre”. Basculer, c’est découvrir comme évident, comme ayant toujours
été, ce qui pour le mental apparaît comme une impossibilité absolue. Je
voyais Dieu dans chaque chose et dans chaque être, dans chaque personne
que je croisais, je baignais dans un amour qui imprègne tout, qui
constitue la substance même de ce qui est, comme l’exprime joliment
cette expression de Jourdain: “Cette vie m’aime”. Suite à des
circonstances que j’ai racontées ailleurs, j’ai perdu par la suite
cette ouverture de l’éveil. C’est sur une deuxième étape du chemin que
je me suis trouvé face au mystère de l’autre, et que j’ai découvert le
même basculement se produire lorsque je m’ouvris sans réserve,
inconditionnellement, à cette énigme vivante qu’est l’autre. Il y a là
une forme d’amour qui est différente de celle que j’avais ressenti
auparavant comme constituant la substance de l’être: c’est un amour qui
se donne. Je vois bien, en le mettant en mots, que c’est la même chose au fond,
mais au niveau de la manifestation, c’est différent. Comme sont
différents le Maharshi et Amma. Même si elles mènent chacune à Ce qui
Est, la voie du coeur et la voie contemplative ne sont pas identiques.
La voie contemplative, c’est se déposséder de soi et voir Dieu dans
chaque pierre et dans chaque personne. L'amour, c’est s’ouvrir à la
personne — pas nécessairement à toutes (on n’est pas tous des saints),
mais au moins à une — accueillir ce qu’elle est comme on entre dans une
église, et alors, si réellement on arrive à toucher le mystère qu’elle
est avec son propre coeur, s’éveiller à quelque chose qui nous extrait
hors de nous-mêmes et nous met en communion, à travers elle, avec Ce
qui Est.
Je ne sais pas ce que vivent ceux qui prétendent que “je” en eux a
totalement disparu. Pour moi, c’est une absurdité, car chacun de leur
geste dévoile l’activité et la présence en eux d’un centre à partir
duquel ils se manifestent de manière personnelle. Leur refus de nommer
“je” ce centre me semble relever dès lors d’un simple jeu autour des
mots. Si on prétend qu’à travers soi, c’est le Soi qui se manifeste,
alors, à moins d’être devenu Dieu incarné sur la Terre, il faut qu’on
se fasse transparent pour que la lumière du Soi brille à travers soi.
“Se faire transparent”, c’est un geste, celui de l’ouverture, ouverture
au mystère, celui de l’Être, ou celui de l’Autre.
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J’aimerais profiter de l’occasion pour
préciser ce que j'entendais,
en fait, par "non-dualité". Lorsque je suis parvenu à mettre des mots
sur l’éveil (c’était 10 ans exactement après qu’il se soit produit, cf.
ici),
je
le fis sans m’appuyer sur les conceptions d’aucune tradition, car je
n’en connaissais aucune qui parlât d’éveil, mais je le fis uniquement
en m’appuyant sur les rudiments de philosophie que je possédais. Je
décrivis ainsi l’éveil comme étant la dissolution de la représentation. Pas
de la pensée “moi”,
mais de “ma”
représentation du monde. Cette représentation qui est créée en
permanence par un moi situé en amont, un moi agissant opposé à l’autre,
le moi conscient, et qui échappe obstinément à toute représentation,
puisque nécessairement il la précède, même celle censée le saisir.
L’éveil, dès lors, c’est réaliser que je ne suis pas ce moi que je
saisis par la représentation, ce moi-ombre projeté dans la conscience
par une origine insaisissable, mais que “je suis” cette origine. Il n’y
a pas pour moi de meilleure image de cette saisie originelle que celle
décrite par Jourdain: «[Et
puis vlan! Quelque divinité, dans le royaume métaphysique, a tripoté un
bouton, je me suis retourné comme un gant, et déjà cette chose insensée
était là au milieu de moi, comme un membre vivant à la place d’une
prothèse.] A brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom,
achèvement inouï de l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette
lumière n’est pas un état passivement subi: c’est un acte que désormais
je sais accomplir. Elle n’est point non plus, à proprement parler, une
expérience que je fais: elle est moi, elle est exactement Steve
Jourdain.»
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A 18 ans, je me suis passionné pour
l’anthroposophie de Rudolf Steiner. La manière dont je suis entré en
contact avec son oeuvre est assez étonnante. Il n’existait dans tout le
canton où j'habitais, encore très catholique à l’époque, aucun livre de
lui en librairie. J’avais découvert son existence par un auteur qui
avait fait un travail d’érudition sur l’Apocalypse de Jean et que
j’avais trouvé dans une liquidation. Son travail dépassait mes
capacités d’absorption intellectuelle, mais c’est pour cela peut-être
qu’il m’avait fasciné. Toujours est-il qu’il faisait référence à
Steiner, et qu’il indiquait, dans l’ordre, la liste des livres à lire.
Je me mis en tâche de le faire, et commençai donc par la Philosophie de
la Liberté, un texte philosophique, qui fit sur moi une très forte
impression. En particulier cette thèse: on est libre non pas lorsqu’on
accomplit une action dans un but déterminé, mais lorsqu’on le fait par
amour pour l’action. Lors d'un voyage avec deux amis, l'été du bac,
j’avais écumé, lors de notre escale à Paris, les librairies du
boulevard Saint-Germain, et fait provision de lecture. Je ne parlais de
mes lectures à personne, ne trouvant personne avec qui partager ma
passion, et je n’aurais de toute manière su mettre aucun mot sur le feu
qui m’habitait. Mon ami le plus proche, qui était du voyage à Paris,
entrait l’automne même au séminaire diocésain, et Steiner était un peu
trop sulfureux pour lui. Moi-même, je commençai les études de médecine,
et me retrouvai, avec mes 180 autres camarades de volée, répartis par
groupes de huit autour des tables de dissection, dans une grande salle
empestant le formol. Le spectacle des cadavres nous était encore
épargné durant quelques mois, et nous devions simplement modeler en
plastiline des os selon les modèles qui se trouvaient sur les tables.
Mon voisin de gauche était un artiste sculpteur, qui s’était inscrit à
ce cours pour approfondir ses connaissances en anatomie. Après quelques
semaines, au détour d’une conversation, il m’avoua, après avoir vaincu
ses réticences à aborder un tel sujet dans un tel milieu
“matérialiste”, qu’il faisait partie d’un groupe d’étude de
l’anthroposophie qui venait d’être créé. Je reçus cette nouvelle comme
un cadeau du ciel, conscient de la faveur qui m’était faite (il
n’existait dans tout le canton que 6 personnes partageant ma passion,
et la vie en avait mise une sur mon chemin!), et m’engouffrai dans ce
groupe avec tout le coeur dont j’étais capable. Ce fut le détonnateur
de l'éveil. Il arrive que la vie nous fasse des cadeaux, qu’elle nous
prenne par la main pour nous conduire vers nous-mêmes. Elle le fait
sans arrière-pensée, sans exiger rien en retour, sinon l’intensité de
notre vie. J’avais été trop conditionné pour me sentir libre de ce que
j’étais, et ce cadeau que je reçus s’assortit dans mon esprit d’une
obligation de loyauté envers l’anthroposophie et ce groupe; cela
s’avéra funeste pour moi, et il me fallut bien des années pour m’en
relever. Mais c’est là une autre histoire.
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