Regards sur l'éveil
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scientifique
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Posté du 16
février 2005 au 9 décembre 2006 par joaquim
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La face nord de l'éveil en solitaire
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Tiré de: Stephen Jourdain,
Nova, in Revue 3ème millénaire, No 5, juin 1987, pp. 16-17 [les phrases
entre crochets sont tirées d’une édition revue et augmentée: Nova,
Editions Le Pays d’Ici-Haut (chez l’auteur)]
LES
“INSTANTS”
Ça ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et
puis tout à coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est La
Rue, tout vous arrive précédé de l’article défini, et se met comme à
briller, et un extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là,
avec l’impression qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde,
qui durera toujours?
Je regarde le nuage...
Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une
seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent: soudain, la substance
du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue,
angélique — barbe-à-papa spirituelle? Intériorité faite talc?...; en
même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient
vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime; cette vie, avec
laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique
directement, m’aime d’un amour infini et me le dit. Et dans cette voix,
oh fabuleux bonheur! Je reconnais la mienne, JE SUIS LE NUAGE.
(...)
(La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était avant; dans le métro, à
six heures du matin, en rentrant de surboum.)
J’étais réveillé depuis un bon bout de temps, mais l’idée: “je suis
réveillé” ne m’était pas, cette fois-là, venue. Et cette veille
innocente gardait la spontanéité du rêve, elle courant, courait sans
frein, vive et pure, s’incarnant en une cascade de pensées menues (mais
était-ce exactement des pensées?), mince et solitaire ruisseau d’or
dévalant sans un bruit, gaiement, au coeur des ténèbres.
A un moment, la conscience “je veille” est venue me visiter au fond
de cet or, doucement et silencieusement, comme un flocon de neige vous
arrive sur la joue; sans rompre le charme, sans que certaines
machineries se remettent en marche, sans rien altérer.
Et instantanément, de cette veille qui se redoublait, j’ai glissé
dans la clarté incroyablement intense et douce, sans âge, abyssalement
centrale d’une perception nouvelle de mon propre fait — saisie
miraculeuse, sans fin, de l’essence “moi” par elle-même, conscience,
connaissance d’être, existence, ineffable “moi-ité”, merveille.
(Ce pourrait être une description de “l’éveil”. Pourtant, je dois
l’affirmer, il ne s’agissait encore que d’un “instant”, d’un état; sans
commune mesure ni commune nature avec cet avènement intraduisible:
l’usage véritable de la faculté de conscience.)
L’EVEIL
C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité,
et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment,
probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de
Descartes: “Je pense, donc je suis”. Il m’avait semblé, dans les jours
précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase,
et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je
réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement: “je
pense, donc je suis”, et en faisant chaque fois le voyage depuis la
réalité vivante qui en moi-même correspondait à “je pense” et “je suis”
jusqu’à ce que ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de
leur vrai sens. En m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était
un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait
révélé la signification mystérieuse de la phrase ne se produit pas,
mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, a
dû jouer. [Un ressort secret qui devait être enfoui dans la conscience
humaine depuis la Création, qui attendait son heure et que je viens
d’effleurer par hasard.]. Et l’événement s’est produit, avec une
soudaineté surnaturelle.
Et tout d’un coup je me suis retrouvé dans un avant, un
commencement insoupçonné de moi-même, veillant d’une veille sans
limite, me sachant — et me sachant me sachant — et me sachant me
sachant me sachant: à l’infini, et m’éprouvant totalement identique à
cette veille, cet abîme d’auto-conscience, qui n’était point chose qui
m’était donnée, mais au contraire qu’essentiellement je ne subissais
pas, faisais moi-même brûler.
[Et puis vlan! Quelque divinité, dans le royaume métaphysique, a
tripoté un bouton, je me suis retourné comme un gant, et déjà cette
chose insensée était là au milieu de moi, comme un membre vivant à la
place d’une prothèse.]
A brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom, achèvement
inouï de l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette lumière n’est
pas un état passivement subi: c’est un acte que désormais je sais
accomplir. Elle n’est point non plus, à proprement parler, une
expérience que je fais: elle est moi, elle est exactement Steve
Jourdain. |
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Il
y a un élément qui me trouble dans la description que fait Stephen
Jourdain de l'éveil. Lorsqu'il dit: «Et instantanément, de cette veille
qui se redoublait, j’ai glissé dans la clarté incroyablement intense et
douce, sans âge, abyssalement centrale d’une perception nouvelle de mon
propre fait — saisie miraculeuse, sans fin, de l’essence “moi” par
elle-même, conscience, connaissance d’être, existence, ineffable
“moi-ité”, merveille», je lis dans ces mots le vécu d'un éveil. Et
pourtant, il précise aussitôt après: «Ce pourrait être une description
de “l’éveil”. Pourtant, je dois l’affirmer, il ne s’agissait encore que
d’un “instant”, d’un état; sans commune mesure ni commune nature avec
cet avènement intraduisible: l’usage véritable de la faculté de
conscience.»
Voilà qui est bien troublant. Que manque-t-il à cet "instant" pour
être un "éveil"? Il y a en lui l'expérience rimbaldienne du "Je est un
Autre" l'accession à une "connaissance d'être", non seulement en ce qui
concerne les objets, mais "de l'essence “moi”".
Pour ma part, je pense qu'il existe bien deux étapes à l'éveil, la
première consistant à percevoir avec une acuité totale l'Etre qui
s'offre à travers chacune de ses manifestation, recevoir la Présence de
l'Etre, et sa propre présence à Lui. Et la deuxième étape, au cours de
laquelle le point focal de la conscience, qui, dans l'expérience de la
Présence, reçoit celle-ci comme un cadeau, s'anime tout-à-coup,
découvre qu'il peut "bouger", et s'élargit à cet instant aux dimensions
de l'univers, comme s'il se retournait tel un gant, passant de l'état
de point focal virtuel à celui de circonférence englobant tout.
A la première lecture, la description de Jourdain me semblait faire
se chevaucher ces deux étapes, dans la mesure où glisser «dans la
clarté incroyablement intense et douce, sans âge, abyssalement centrale
d’une perception nouvelle de mon propre fait» me semblait s'appliquer à
la seconde plutôt qu'à la première étape. Mais je pense que les mots
sont trompeurs. Je m'en convaincs à la seconde lecture, en découvrant
avec netteté le point décisif qui caractérise pour lui l'éveil: «je me
suis retourné comme un gant, et déjà cette chose insensée était là au
milieu de moi, comme un membre vivant à la place d’une prothèse.» |
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Pour me faire une idée plus précise du
personnage, que je ne
connaissais qu'à travers deux de ses ouvrages, j’ai écouté hier des CD
de lui que j’avais commandés il y a quelques mois, et que j’avais
oubliés dans un coin. Il s'agit d'une causerie qu’il a donnée à Nice en
1995, dans un groupe manifestement restreint de personnes qui n’en
étaient pas à leur première rencontre commune. Jourdain y apparaissait
beaucoup moins arrogant que dans la vidéo.
Il décrivait les découvertes
qui accompagnent l’éveil comme un promeneur le fait du paysage qui
s’offre à sa vue. Mais il s’agissait là d’un paysage intérieur, qu’il
décrivait en des termes philosophiques. La précision de son regard est
étonnante. On voit qu’il a passé des décennies, toute sa vie, à
chercher à mettre des mots sur ces impalpables événements intérieurs.
Mais encore une fois, comme dans la vidéo, bien que d’une manière
adoucie, il ne s’agissait nullement d’un échange au sens propre avec
ses interlocuteurs, mais d’un enseignement. Jourdain raconte ce qu’il
voit, et puisque ce sont les faits et gestes de son “moi” qu’il voit
(si bien!), c’est de lui qu’il parle. La découverte, l’audace, la
passion, sont toutes occupées à cette quête intérieure du Graal. Ou
plutôt, puisqu’il a découvert le Graal depuis longtemps, à décrire le
chemin et le château.
Jourdain
ne donne nullement
l’impression que sa quête implique la découverte de l’autre, il ne
semble pas concevoir la rencontre avec l'autre comme une clé qui lui
ouvrirait les portes de la conscience pour le conduire derrière le
rideau des apparences. Il se trouve déjà derrière le miroir, et à ce
titre n’a pas besoin des autres. |
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Je suis tombé hier sur un texte de Stephen
Jourdain (le personnage
est décidément fascinant et résolument hors-norme...) qui apporte un
éclairage capital sur ce point:
«Au début de ma onzième, j’ai fait un blocage sur 2 + 2 = 4.
Comprenais pas. Sentais bien qu’il y avait quelque chose à attendre de
l’énigme, probablement une espèce de miracle, je m’énervais — mais
rien! si ce n’est, dans ma tête, une sorte de brume acide... Et un
jour, tout d’un coup, j’ai compris!
J’ai eu l’illumination (ne riez pas: le soleil de l’intelligence n’émet
pas de rayons mineurs): j’ai connu cette magique émotion de l’âme
qu’est la rencontre avec le Vrai. 2 + 2 = 4 : l’impression qu’un ange
me touche, que Dieu lui-même m’effleure! Un autre monde s’ouvre pour
moi, où l’Esprit et l’Eternité mêlent leur deux parfums!...
Je crois bien que ce devait être ma première rencontre avec le Vrai, ma
naissance au Vrai... Brève effusion!
Généralement, quand le Vrai visite une âme, il ne s’attarde guère,
et, en cette occasion, il n’a pas rompu avec son habitude: à peine
m’avait-il inondé de sa lumière que déjà il prenait congé et
disparaissait, remportant avec lui dans l’éternité son attirail
illuminatoire...
Quand quelqu’un est sorti de chez vous, normalement, il n’est plus là.
Il n’est plus là du tout.
J’estime à un dixième de seconde le temps qu’il m’a fallu pour sentir
que dans ma
maison, quelque chose ne tournait pas rond; et à un autre dixième de
seconde, celui que j’ai mis à identifier l’anomalie: 2 + 2 pour moi faisaient
toujours 4, le Vrai me tenait compagnie;
oui, il se tenait là, devant le regard de mon esprit, espèce de corps,
d’objet commodément stocké dans une étendue abstraite, l’air ingénu,
offert à ma cupidité et à ma vénération... Je ne disposais ni du
commencement d’un mot ni du commencement d’une idée pour m’expliquer ce
que je vivais; mais les possibilités de compréhension implicites d’un
enfant de 5 ans doivent être illimitées, car j’ai su, j’ai reconnu
instantanément, avec limpidité, que ce Vrai-là était un imposteur,
l’écho nauséabond, cadavérique, jailli inexplicablement du fond de soi,
du dieu que je venais d’avoir le privilège suprême de connaître; et
compris également, même si cette fois ce ne fut que confusément, que
l’apparition en moi de cet écho n’avait rien d’anecdotique, que cette
pauvreté et cette corruption allaient désormais régner sur mon esprit,
qui abordait une ère de falsification et de mort.
(...)
Cette révélation de l’existence d’un processus, implacablement prompt,
quasiment indécelable, de dégénérescence de Vrai, par coagulation, cette
vision terrifiante de l’éternité vivante, de l’éternité-vie, de
l’éternité-dynamisme-pur se dégradant en un caillot, s’échouant
en l’on ne sait quelle empreinte d’elle-même, devenant sa propre
trace.»
Stephen
Jourdain, Péril en ma demeure, in Revue 3ème Millénaire, No 21, 1991.
Je n’ai jamais lu quelque chose d’aussi fort sur la dégradation que
subit l'innocence lorsque l'objet qu'elle découvre avec émerveillement
chute dans le registre de l'acquis. Jourdain a vraiment cueilli cet
instant dans son status
nascendi, avec une acuité et un discernement stupéfiant.
Cette expérience dévastatrice me rappelle celle d’Alexandre Voisard,
relatée ici,
qui à 6 ans, saisissant avec émotion dans sa main le coeur du monde
qu'il venait de déterrer, s'est retrouvé brutalement terrassé par son
propre geste en réalisant la profanation qu’il venait d’accomplir. |
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