Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté par joaquim
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Philosophie
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Les couleurs, existent-elles dans le
cerveau, ou dans les objets,... ou ailleurs? C'est une
question insoluble, car elle cherche à inclure
dans un des termes de la dualité le terme qui lui est complémentaire
(ici la qualité "couleur" dans un processus électro-chimique du cerveau
resp. dans une longueur d'onde lumineuse), alors que ces deux termes
font partie de niveaux irréductibles l'un à l'autre: le niveau du
sujet, et le niveau de l'objet. |
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Les rapports entre le corps et
l'esprit sont absolument déroutants. Je reprends l'exemple de
la
couleur. Qu’est-ce que le rouge? La science
nous apprend comment sont excitées les cellules rétiniennes par telle
longueur d’onde qui vient les frapper, et comment cette excitation est
transmise au cortex visuel occipital, mais elle ne nous apprend rien
sur le “rouge”. Sur ce qu’il est en lui-même. Elle décrit toutes les
conditions matérielles nécessaires à son apparition, mais pour ce qu'il
est en lui-même, elle se borne à le classer dans les catégories
"qualitatif" et "subjectif". Subjectif il l'est, au point que je ne
suis même pas assuré que ce que j’appelle “rouge” ne soit pas rouge que
pour moi. Se pourrait-il, par l'effet d'un malin sortilège, que ce qui
m’apparaît rouge à moi apparaisse à autrui de la couleur que moi-même
je nomme “vert”? La simple possibilité d’une telle mystification, à
laquelle je ne parviens pas à apporter un démenti définitif, me fait
voir que la couleur surgit, de manière originelle, en moi. Mais d'où en
moi? Qu’y a-t-il en moi qui la fasse surgir? De quelle structure qui me
constitue émane-t-elle? D’une structure inconsciente? Assurément pas,
car une couleur non perçue par moi-même, par moi conscient,
n’existerait pas. Une qualité n'a nulle existence hors de la
conscience. Si je fais donc l'inventaire de ma conscience, je me rends
rapidement à cette évidence troublante: elle n’est créée par personne
d’autre que par moi. Par moi conscient. Voilà donc que je produis, non
pas seulement: que je crée, quelque chose, sans même que j'aie le début
d'une idée pour savoir comment faire. Je crée la couleur rouge, car il
n’y a assurément personne d’autre en moi qui le fasse. Et comme ce
n’est pas mon corps, on l’a vu, le compte est vite fait, c’est moi.
Est-ce qu’on se rend compte de toute la portée de cette découverte: je
suis le créateur du rouge. Une couleur, qui existe assurément de toute
éternité, qui était déjà là au commencement du monde, c’est moi qui la
crée! Moi qui vous parle, ici, maintenant. Cette couleur fait partie de
la texture de mon être-moi. Et moi, aveugle que je suis (c’est le cas
de le dire), je la crois provenir de l’extérieur. Mais vais-je enfin me
réveiller, et me con-naître enfin? |
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C'est une expérience toujours rapportée par
ceux
qui vivent des moments d'éveil, que les couleurs alors prennent une
texture, une vivacité et une consistance qui les font apparaître comme
des réalités en soi. Pas seulement les couleurs, d'ailleurs, toutes les
perceptions.
Stephen Jourdain écrit, dans "Cette vie m'aime":
Le
rouge est devenu rouge, et la branche, branche.
Il ne s'est rien passé du tout.
Et tout ce qu'on peut concevoir de plus absolu, dans le domaine de
l'extraordinaire et du colossal, est poussière en regard de cet
événement-là.
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On pourrait dire qu'il s'agit de
la couleur en tant qu'Idée, mais on n'aura pas avancé beaucoup en
disant cela: on aura simplement rangé l'énigme dans un tiroir, portant
l'étiquette "Idée". Ce petit texte que j'ai écrit sur le "rouge", je
l'ai fait exactement dans l'esprit qu'y a perçu mauvaiseherbe: une
sorte de jubilation enfantine à s'approcher à pas de loup du coeur de
l'énigme, et de la surprendre. Et de se surprendre soi-même du même
coup, puisque l'énigme, c'est soi. Car poser la question "Qu'est-ce que
le rouge?", et l'approfondir non pas conceptuellement, mais
existentiellement, en la rendant vivante en soi, revient exactement au
même que se demander "Qui suis-je?". Car si on touche la réponse, on
touche le Soi, et on se perçoit à travers lui origine de tout ce qui
est (mais en le formulant ainsi, on le dépose à nouveau dans un
tiroir...). La petite enquête sur le rouge me paraissait
particulièrement éclairante, et même tellement évidente que je m'étonne
que chacun ne la perçoive pas comme telle. C'est un peu ce même genre
d'enquête que j'avais faite dans l'essai sur l'essence
du moi.
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C'est sûr que s'approcher des frontières de
la
conscience et de sa propre identité provoque une sorte de vertige, et
même une angoisse, car on se retrouve comme au bord d'un gouffre. Ce
gouffre est angoissant tant qu'on essaye de se raccrocher à du pensable
et à du maîtrisable, parce qu’il est au-delà du pensable et du
maîtrisable, et nous donne donc l’impression de nous entraîner dans le
vide. Mais il est en même temps invitation à lâcher le pensable et le
maîtrisable, à lâcher tout ce qu’on croit sûr et solide, et qui n’est
pourtant qu’une prison dans laquelle on s’enferme, et à devenir
soi-même vivant, actif, de manière à réaliser qu’on est, déjà
maintenant, chacun, créateur de son monde.
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A partir du moment où on a compris quelque
chose, on peut se poser cette question: la
pensée que je tire de l’observation des choses, et qui me permet de les
comprendre, est-elle ou non contenue elle-même dans les choses? Lorsque
je comprends par exemple, grâce aux explications d’Archimède, pourquoi
un ballon gonflable maintenu sous l’eau exerce une pression pour
remonter à la surface, le théorème qui l’explique, est-il présent
uniquement dans mon esprit, ou bien agit-il lui-même dans le ballon et
dans l’eau? Autrement dit: l’esprit que je découvre en moi, est-ce le
même que celui qui agit dans la nature? Spontanément, on répond oui. Et
on se construit une représentation du monde dans laquelle existe un
Esprit agissant dans la nature, qui produit tous les phénomènes
observables, y compris mon corps, et auquel j’ai accès, en tant
qu’esprit pensant, d’une manière directe et immédiate à l’intérieur de
la pensée. A ce moment-là, évidemment, on est bien obligé, comme le
fait Bergson, de conclure que l’esprit déborde largement le cerveau,
qui n’est finalement qu’un petit appareil capable d’en filtrer une
partie, comme il dit. C’est cette même conception qui s’exprime dans
tout le système des correspondances que l’esprit humain a établi de
tout temps entre le macrocosme et le microcosme, entre la Nature et
l’être humain, comme si ce dernier était le Tout en réduction. On a
ainsi longtemps considéré que l’être humain était l’univers retourné,
et qu’il contenait à l’intérieur de lui le système solaire entier: le
coeur serait le Soleil, le foie Jupiter, la rate Saturne, etc. C'est ce
que défendaient tous les esprits classiques, dont Goethe était un
éminent représentant, et ses théories sur la couleur sont à ce titre
très illustratives (en plus qu'elles permettent de réunir les deux fils
distincts de cette discussion ):
«Cette
unité du microcosme et du
macrocosme est également exprimée par Goethe, le poète-naturaliste qui,
dans sa Farbenlehre, reprend une ancienne pensée de Plotin: " Si l'œil
n'était pas solaire, / Comment apercevrions-nous la lumière? / Si ne
vivait pas en nous la force propre de Dieu, / Comment le divin
pourrait-il nous ravir? "
D'ailleurs, Goethe prête une " affectivité " aux phénomènes
naturels eux-mêmes, en tout cas aux phénomènes de la couleur: " Les
couleurs sont les actions de la lumière, ses actions et ses passions. "
Poétique, la Naturphilosophie est donc aussi esthétique, morphologie
(plus précisément, morphogenèse), ce qui la rend attentive aux figures
du réel. D'où résulte à la fois une création de figures et un effort de
déchiffrement des figures décelables dans la nature. Si l'on y ajoute
la hantise déjà signalée à propos de Schelling d'un " retour aux
origines ", on comprend l'insistance de Goethe sur l'Ur, l'originel,
qui lui fait supposer une Urpflanze, une " plante originelle ", dans sa
Métamorphose des plantes, et un Urphänomen, un " phénomène primordial "
dans son Traité des couleurs. Si cet Ur-phänomen est un archétype (en
tout cas un type de tous les phénomènes de la couleur qu'il résume et
exprime), on peut cependant le voir dans la série des phénomènes
physiques, chimiques et physiologiques des couleurs, ordonnée par
l'Ordnungsgeist, l'esprit ordonnateur. C'est en ce sens que Goethe
propose, comme cela a déjà été suggéré, une " phénoménologie " de la
couleur (il faut rappeler que le terme a été forgé par J.H. Lambert,
qui définit la phénoménologie comme "logique de l'apparence"). »
Source
Goethe a voulu voir à l’oeuvre dans la nature matérielle du monde les
idées qui se dévoilaient à son esprit. Il ne pouvait se résoudre à ce
que pour la science, la couleur ne soit qu’une longueur d’onde. Le
rouge, pour lui, était plus que cela (et en ce sens, je partage son
point de vue), et il a voulu trouver, à l’intérieur du monde objectif,
l’expression de la qualité de la couleur. Je pense pourtant que c’est
là qu’il s’est trompée, même si sa Théorie des Couleurs offre à
l’exploration visuelle un champ tout-à-fait passionnant: il n’existe en
effet aucune commune mesure entre le monde objectif dont s’occupe la
science et le monde subjectif tel qu’il se dévoile à ma conscience; le
sujet et l’objet sont radicalement distincts. Et n’en déplaise à
Jean-Marie
, c’est Kant qui en a apporté la démonstration, une démonstration qui
s’est trouvée depuis lors renforcée à chaque nouvelle avancée de la
science. C’est le lent mais inexorable processus de “désenchantement du
monde”. Le monde ne parle plus à l’homme, il n’est plus l’oeuvre d’un
Dieu qui aurait mis l'homme en son centre, mais celui-ci surgit dans un
monde qui le produit comme il produit tout le reste, sans se soucier de
lui plus que du reste. L’homme ne se découvre plus enfant de Dieu, mais
simplement jeté dans le monde. La démarche scientifique conduit
inexorablement à cette conclusion.
Le coup de boutoir le plus grave dans ce sens, après la première
catastrophe inaugurée par Copernic, a été la théorie de l’évolution de
Darwin. Elle ébranla à tel point la position privilégiée de l’être
humain au sein de la nature qu’aujourd’hui encore, des esprits pourtant
intelligents déploient toute leur énergie pour tenter, vainement, de la
réfuter. L’esprit honnête avec lui-même finit pourtant par capituler
devant l’écrasante conviction qui s’en dégage, et il s’en trouve
littéralement écrasé, car cette capitulation signifie pour lui de
renoncer à ce qu’il croyait être, ce à quoi il s’identifiait depuis
toujours: une émanation de l’esprit qui lui parlait à travers la
nature.
Un des derniers bastions auquel a dû renoncer l’esprit épris d'une
communion avec la nature fut le vitalisme. La vie c’est, de manière
éminente, une manifestation de l’Esprit dans la nature, celle d’un
esprit créateur de formes, de sens et de qualités. Un esprit comme
celui qui nous habite. Mais non, là encore, il a fallu battre en
retraite, et accepter qu’il n’existe pas de force vitale, éthérique,
formatrice ou autre, mais que la forme surgit sans qu’un esprit
intelligent l’ait construite sciemment dans le but de la faire telle
qu’elle est; il a fallu reconnaître que l’information qui permet de
construire cette vie n’est pas de nature spirituelle, mais de nature
matérielle, et qu’elle se présente sous la forme de deux brins de
nucléotides s’enroulant l’un autour de l’autre pour former la double
hélice d’ADN. Bien sûr l’ADN n’explique pas tout, et cela suffit pour
qu'il y en ait certains qui se raccrochent aussitôt à ces incertitudes
qui subsistent encore pour croire malgré tout à un esprit qui serait
semblable au leur, qui aurait une forme, un projet et un sens, pour eux
et pour le monde. Mais la plupart sont résignés, et savent que la
capitulation définitive est programmée.
Pour ma part, cette capitulation a été longue à obtenir, et
douloureuse. Il m’a fallu longtemps pour me résigner à renoncer à
l’Esprit agissant dans la Nature, un esprit qui serait taillé à la
mesure du mien. J’ai encore eu, durant mes études de médecine, un vieux
professeur d’histologie qui nous parlait de la “vis à tergo”, la vertu ascendante
qui faisait monter la sève dans les plantes, et qui s’était trouvée
remplacée par les forces prosaïques et désenchantées de la capillarité.
Mais la capillarité ne suffisait pas à expliquer la taille de certains
arbres gigantesques. Y avait-il encore un espoir pour que la vertu ascendante
existât malgré tout? Je m’y accrochais... L’anthroposophie, dont je me
nourrissait l’esprit alors, avait fait de la question des liens entre
le macrocosme et le microcosme l’enjeu d’une démarche qu’elle désignait
comme scientifique. Redonner vie à l’antique sagesse de tous les
peuples de la Terre, en lui donnant une forme qui intégrerait les
résultats les plus récents de la science moderne, telle était son
ambition. Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, et grand défenseur
des idées scientifiques de Goethe, la présentait comme “un chemin de connaissance qui
voudrait conduire l'esprit qui vit en l'être humain vers l'esprit qui
vit dans l'univers.”
J’ai eu l’occasion concrète de confronter cette vision du monde à la
dure réalité scientifique. J’avais en effet été chargé, dans les années
1985, de faire un travail d’évaluation d’un test utilisé dans la
médecine anthroposophique pour diagnostiquer certaines maladies, en
particulier le cancer, avant même que celui-ci ne se déclare. Ce test
était censé permettre de visualiser les forces formatrices présentes
dans le sang du patient. Il s’agissait concrètement de laisser monter
une certaine solution le long d’une feuille de buvard, puis de retirer
la feuille lorsque le liquide avait atteint un certain niveau. On la
replongeait alors dans une nouvelle solution, dans laquelle se trouvait
dilué le sang du patient. On observait alors les formes qui se
déployaient lorsque la seconde solution brisait la ligne qu’avait
laissé la première. On pratiquait le test sur plusieurs feuilles de
manière à pouvoir stopper le processus à différents stades évolutifs,
et on examinait ensuite les formes en choux-fleurs qui se
développaient. Une personne qui pratiquait cette technique depuis
plusieurs décennies m’avait appris à lire le langage de ces formes, que
je devais donc évaluer sur le plan scientifique. Il m’apparut assez
rapidement que je ne parvenais pas moi-même à une lecture qui me
semblât fiable, et j'en conclus qu’il me manquait quelque chose dans le
regard pour lire ces formes correctement, une sorte de vision
éthérique, une sensibilité particulière aux formes. Je changeai donc
d’approche, et établis un protocole qui me permettrait une évaluation
statistique des pronostics et des diagnostics posés à partir des
milliers d’examens qui avaient déjà été pratiquées, et qui étaient
conservés méticuleusement dans les archives. La conclusion de mon
travail fut sans appel: la pertinence des pronostics et des diagnostics
était nulle. Les directeurs de l’institut qui m’avaient confié ce
travail n’étaient pas trop surpris du résultat, car ce test, depuis
plusieurs années, était décrié, même dans les milieux
anthroposophiques. Mais je dus faire face à une hostilité venimeuse de
la part de ceux qui les pratiquaient encore.
Les directeurs, au contraire, satisfaits de la qualité de mon travail,
me confièrent alors une tâche plus délicate: évaluer, à l’aide de la
formidable archive qu’ils avaient constituée dans leur clinique,
l’efficacité du traitement qu’ils utilisaient contre le cancer. J’étais
novice dans le domaine des évaluations statistiques, mais je me lançai
dans cette tâche avec passion. Et j’obtins tout d’abord des résultats
spectaculaires, qui enchantèrent mes employeurs, et qu’ils voulurent
aussitôt publier. Néanmoins, je conservais un doute quant à la validité
de la méthode que j’avais utilisée, et je demandai l’avis d’un
statisticien spécialisé. Celui-ci me confirma l’existence des sources
de biais que je craignais, si bien que je refis l’évaluation plus
proprement, et aboutis à la conclusion qu’aucune efficacité ne pouvait
être prouvée. Je refis l’étude sur deux autres formes de cancer, qui
apportèrent des résultats similaires, ce qui contraria vivement mes
employeurs qui me congédièrent. Ils ne publièrent bien sûr jamais les
résultats. Moi qui avais abordé ma tâche avec le ferme espoir de
démontrer l’existence de ces forces de vie, et envisagé de m’engager
par la suite dans une activité à long terme dans ce domaine, je dus
déchanter. Ce qui était censé reposer sur la solidité des forces de la
nature ne reposait en définitive que sur des croyances, et ceux que
j'avais jusque là respectés étaient prêts à les défendre, même contre
l’évidence. Je fus cruellement désillusionné. Je repartis déçu, mais
enfin libre.
Cet événement, et d'autres encore, me conduisirent à cette
conviction: toutes les tentatives visant à déceler les liens qui
uniraient le macrocosme au microcosme n’ont en définitive nul autre but
que de soulager notre propre esprit de son irrémédiable solitude. Car
si notre esprit est, comme on espère le prouver à travers des telles
démarches, une émanation de l’esprit qui règne dans la nature, alors il
est relié dans son intimité à Dieu. C’est bien sûr une aspiration
profonde et légitime de l’esprit humain, et pourtant, il faut se rendre
à l’évidence: ce lien ne peut être que de l’ordre de la croyance. Une
forme de religiosité intérieure. Alors qu’un regard sans concessions
nous montrant notre propre solitude intérieure dans toute sa
radicalité, nous assène cette dure vérité qu’on n’est relié à rien,
qu’on est “soi” dans toute l’étendue de sa soi-conscience, qu’il n’y a
rien ni personne d’autre à l’intérieur de cette conscience, qu’on y est
“soi” exclusivement et absolument. Et que se raccrocher contre
l’évidence à une croyance ne fait que retarder l’échéance de notre
rendez-vous avec notre propre gouffre. Je crois que ce n'est que
lorsqu'on est face à ce gouffre qu'on est prêt pour la véritable
rencontre, avec soi et avec Dieu. Car le lien entre “je” et le monde
(ou l’esprit du monde, ou Dieu, ou quelque nom qu’on veuille lui
donner) ne s’obtient pas en quémandant un petit morceau de présence
divine rassurante pour nous tenir compagnie dans notre propre solitude,
mais il s’obtient en renonçant radicalement à la volonté de préserver
quoi que ce soit de cette sécurité qui s’étiole, et en s’ouvrant, sans
rien vouloir en saisir, à ce qui est. Lorsque “je”, solitude close sur
elle-même, renonce à meubler sa solitude par quoi que ce soit qu’il
déroberait au monde extérieur, il se fait pure ouverture, et se
découvre contenir l’univers entier. C’est l’éveil. Et c’est aussi le
seul lien vrai qu'on puisse établir entre le macrocosme et le
microcosme. Ce lien ne passe pas par la pensée: je le suis.
La démarche scientifique actuelle semble être parvenue à la porte de
l’éveil. C’est pour la première fois en effet dans l’histoire de
l’humanité que la pensée, à force de renoncements successifs et
douloureux à toutes ces sécurités sur lesquelles elle s’appuyait
jusqu’alors, fait aujourd’hui face au gouffre. Comme l’avait résumé
Asche à propos de recherches récentes dans le domaine épistémologique:
Asche a
écrit: |
ce
que Dennett tente de démonter : l'impression que les perceptions sont
des "données brutes", des "faits", "ce qui est", est une illusion, les
perceptions sont sémantiques
! Elles n'ont pas une plus grande réalité que les histoires du mental. |
Nous sommes arrivés, collectivement, au bord du gouffre. Allons-nous
donc avoir assez confiance pour sauter, ou reculerons nous frileusement
dans l’un ou l’autre fondamentalisme rassurant?
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Lorsqu’on est dans la dualité, on vit dans
le
règne du Diable
(diabolos = celui qui sépare), et effectivement, à partir de ce point
de vue-là, il semble bien que ce soit l’injustice et la loi du plus
fort qui seules gouvernent la terre. Ainsi, lorsqu’on est dans le
regard de la dualité, on est obligé, pour rendre compte du monde et de
notre propre aspiration à la justice et à la dignité, de faire appel à
Dieu et au Diable, qui ne sont dans cette perspective que des concepts
permettant de rétablir une certaine cohérence à l’intérieur du monde
duel. Lorsqu’on accède à l’état non-duel, il n’y a plus rien de tout
cela, ni Dieu, ni Diable, ou alors, si l’on parle de Dieu, c’est dans
un sens différent, non plus comme la source du Bien dans le monde, mais
simplement en tant que Ce Qui Est. Dans l’état non-duel, il n’y a plus
rien qui appartienne à César, même pas les pièces de monnaie frappées à
son effigie, car celles-ci sont vues elles aussi comme étant simplement
ce qu’elles sont, des morceaux de métal.
Et
pourtant, les petites pièces de monnaies frappées à l’effigie de
César conservent un certain pouvoir caché. Car elles font partie non
seulement de ce qui est
substantiellement, ce qui a épaisseur d’être, mais aussi de ce qui est
en creux, en illusion si l’on veut, purement symboliquement: elles sont
la matérialisation de quelque chose d’immatériel, quelque chose qui est
de l’ordre de la confiance qu’on à envers une autre personne: le
crédit. Chaque pièce de monnaie représente un certain crédit, une
certaine foi qu’on accorde à celui qui l’a émise (César), et qui nous
garantit qu’elle sera honorée par toute personne prêtant foi elle aussi
à cette autorité. Ainsi, par l’argent, qu’on le veuille ou non, on a
maille à partir avec quelque chose qui constitue un lien de confiance
social, et qui se retrouve matérialisé sous une forme que l’on peut
posséder. Le Diable, lors de la Tentation du désert, mit Jésus au défi
de transformer les pierres en pain, ce que nous-mêmes faisons chaque
jour avec nos pièces de monnaie. Le sage se garde de ce genre de
souillure, n’exerce pas sur les choses un pouvoir qui puisse faire de
lui un possédant. C’est ce qu’ont ressenti toutes les communautés
monacales, qu’elles soient bouddhistes, chrétiennes ou autres, qui
prescrivaient à leurs membres la pauvreté et la chasteté. L’argent et
le sexe sont les deux voies par lesquelles ont peut transformer ce qui est
en objet sur lequel on peut exercer du pouvoir. S’en abstenir, c’est le
plus sûr moyen de demeurer pur de ce genre de souillure. Même chose
pour le langage, qui fixe ce
qui est
dans des représentations et dans des mots dont on puisse ensuite
disposer comme s'il s'agissait de choses (toujours cieletbaie: «Chute
en enfer si j'en fais une représentation qui a l'orgueil et la
prétention fatale de photographier très exactement la réalité.»). C’est
pourquoi les communautés monastiques les plus rigoureuses ont imposé à
leurs membres le silence. Les enfants, qui ne connaissent ni l’argent,
ni le sexe, ni le pouvoir de captation des mots, sont libres et purs.
Mais à nous, adultes qui ne sommes pas moines, la vie ne nous permet
pas un tel détachement, et nous oblige au contraire à frayer avec la
dualité contenue dans les mots, l’argent et le sexe. Ce qui ne veut pas
dire qu’on y succombe nécessairement. Mais les gourous “solarisés”
(jolie expression, nad)
se reconnaissent toujours au rapport ambigu qu’ils établissent avec
l’argent, le sexe et les mots, dans la mesure où il exercent à travers
eux un pouvoir.
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Une
impulsion
qui traverse la nature, et qui n'a pas de nom. A ce titre, la science
seule a le courage d'être honnête. Car cette impulsion, elle ne lui
donne aucun nom, sinon celui de sa propre ignorance. Au contraire des
croyances de tous crins, qui érigent cette ignorance en dogme de
connaissance. Et la privent du coup de son innocence. Alors que mon
innocence, c'est ce que je suis lorsque je cesse de croire savoir.
C'est à travers elle que je nais, et je deviens cadavre lorsque je
crois la saisir.
Le
saut de l’éveil n’a rien à voir, à mon avis,
avec un quelconque renoncement à la rationalité. La rationalité,
entendue sainement, c’est au contraire se mettre en face de ce qui est.
C’est renoncer à vouloir ne voir que ce qui nous fait plaisir, et faire
passer ce qui est
avant ce qu’on voudrait
qui soit.
C’est la position de la science, et comme je l’ai dit souvent, c’est
une position d’humilité et une excellente école pour apprendre à sortir
des sentiers virtuels de l’ego. Simplement, la science, puisqu’elle est
braquée entièrement vers l’objet, ignore tout du sujet que je suis.
Elle ne peut pas faire autrement, sans quoi elle renoncerait à son
statut de science. Or l’éveil ne se trouve ni dans l’objet, ni dans le
sujet, mais au bout de l’acceptation totale de ce qui est, et de ce que
je suis. C’est la découverte que les deux ne sont qu’un.
Ce que je voulais dire, avec mes phrases sibyllines,
c’est que lorsqu’on a découvert l’éveil, on a souvent trop vite
tendance à croire que maintenant, on sait. On ne sait jamais. On
redécouvre à neuf à chaque fois. Comme un lever de soleil. On sait
peut-être, pour le lever de soleil, mais entre le savoir qu’on en a, et
le lever lui-même, il y a un gouffre. Celui de notre prétention à
croire que l’on sait. Je ne veux bien sûr pas dire non plus qu’il
faille jeter tout le savoir qui s’est constitué depuis que l’humanité
pense. Non, ce savoir aussi fait partir de ce qui est.
Simplement, il s’agit de le voir comme un savoir, et non pas comme la
réalité dont il rend compte. Ne pas prendre la lune pour le doigt. |
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