Regards sur l'éveil
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Posté
le 3 octobre 2004 par joaquim
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Le problème du mal
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Voici un texte très pénétrant du philosophe
russe Valdimir Soloviev
(1853-1900) sur le problème du mal, tiré d’une série de conférence
qu’il a données alors qu’il était jeune professeur de philosophie, en
1877-78 [voir
aussi ce post]:
«Dans
la lumière de la vision idéale
on ne se sent pas séparé et l’on ne se prétend pas tel: le feu
douloureux de la volonté personnelle s’éteint, et l’on a conscience
d’être en union essentielle avec tout le reste. Mais pareil état idéal
est éphémère; en dehors de ces instants lumineux, notre unité idéale
avec tout le reste est à nos yeux illusoire et sans grande importance,
et nous ne reconnaissons alors pour véritable réalité que notre moi
séparé et particulier; nous sommes renfermés en nous-même,
impénétrables à autrui, et autrui nous est pour cette raison
impénétrable à son tour. Admettant en théorie qu’il possède lui aussi
un être intérieur subjectif et existe pour soi, nous n’en tenons pas
compte dans les relations pratiques réelles, et dès lors tous les êtres
ne nous apparaissent plus comme des personnes vivantes mais comme des
masques vides.
Cette relation anormale avec toutes choses, cette affirmation de
soi exclusive, cet égoïsme, tout-puissant dans la vie pratique quoique
rejeté en théorie, cette attitude qui consiste à s’opposer à tous les
autres et à les nier pratiquement, c’est ce qui constitue le mal
fondamental de notre nature, et comme il est propre à tout ce qui vit,
comme tout être — bête, insecte ou brin d’herbe — se sépare, dans son
existence particulière, de tout le reste et aspire à être tout pour
soi, engloutissant l’autre ou le rejetant (ce qui est à l’origine de
l’être extérieur et matériel), il s’ensuit que le mal est le propre de
l’ensemble de la nature; en effet, celle-ci n’étant — notamment dans
son contenu idéal ou ses lois et formes objectives — qu’un reflet de l’idée uni-totale,
elle apparaît — précisément dans son existence réelle isolée et séparée
— comme quelque chose d’étranger et d’hostile à cette idée, comme
quelque chose qui ne devrait pas être ou qui est mauvais, et mauvais
dans un sens double; car si l’égoïsme, c’est à dire l’aspiration à
substituer le moi
exclusif au
tout, ou à tout supplanter, est le mal par excellence (le mal moral),
l’impossibilité fatale d’actualiser véritablement l’égoïsme,
c’est-à-dire l’impossibilité, tout en restant dans son exclusivité, de
devenir réellement tout, représente la souffrance
fondamentale, loi générale dont toutes les autres souffrances sont des
cas particuliers. En effet, le fondement général de toute souffrance,
morale ou physique, consiste pour le sujet à dépendre de quelque chose
d’extérieur, d’un fait externe qui le ligote et l’oppresse violemment.
Or pareille dépendance extérieure serait évidemment impossible si ce
sujet se trouvait en union intérieure réelle avec tout le reste, s’il
se sentait en toutes choses: rien ne lui serait alors absolument
étranger et extérieur, rien ne pourrait le limiter ni l’opprimer. Se
sentant en accord avec tout le reste, il percevrait toute action
exercée sur lui comme conforme à sa volonté propre, comme agréable et,
par conséquent, il ne pourrait pas éprouver de souffrance réelle.
De ce qui précède, il ressort clairement que le mal et la
souffrance ont une signification intérieure subjective, qu’ils existent
en nous et pour nous, c’est-à-dire en et pour tout être. Ce sont des états
de l’être individuel, à savoir que le mal est un état de tension de la
volonté qui n’affirme que soi et nie le reste, et que la souffrance est
la réaction nécessaire de l’autre à cette volonté, réaction que l’être
qui s’affirme lui-même subit involontairement et inévitablement, et
qu’il ressent comme souffrance. De la sorte, la souffrance, qui
constitue l’une des marques caractéristiques de l’existence naturelle,
n’est qu’une conséquence nécessaire du mal moral. (...)
Ce monde qui, selon l’Apôtre, gît tout entier dans le mal, ce n’est
pas un monde nouveau absolument séparé du monde divin et constitué
d’éléments essentiels distincts, c’est seulement un mauvais rapport
entre ces mêmes éléments qui constituent aussi l’être du monde divin.
La réalité mauvaise du monde naturel résulte de l’état hostile et
séparé de ces mêmes êtres qui, dans leur rapport normal, à savoir dans
leur accord et leur unité interne, entrent dans la composition du monde
divin. En effet, si Dieu, en tant qu’absolu ou parfait, contient en soi
tout ce qui est, tous les êtres, il ne peut y avoir d’êtres dont
l’existence reposerait ailleurs qu’en Dieu ou qui seraient
substantiellement extérieurs au monde divin; par conséquent,
l’opposition de la nature à la Divinité ne peut résulter que d’un autre
état, d’un déplacement
de certains des éléments fondamentaux qui demeurent substantiellement
dans le monde divin.»
Vladimir
Soloviev, Leçons sur la divino-humanité, Cerf, 1991
Cette conception du mal comme l'état séparé d’éléments de nature
divine, qui ne deviennent mauvais et n’éprouvent de la souffrance que
par le fait même de leur état séparé, est une conception qui me parle
et à laquelle j’adhère. Il est bien sûr impossible d’en prouver la
véracité. L’origine du mal ne peut être découverte, car il faudrait
pour cela interroger la naissance même du cosmos, ce qui impliquerait
un regard capable de sortir du cosmos et d’en examiner le
fonctionnement. Cela est bien évidemment impossible. Toute explication
sur l’origine du mal ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une cosmogonie
à laquelle on adhère, tout simplement, par un acte de foi. Toutes les
civilisations, tous les peuples se sont construit une explication pour
rendre compte de leur présence au monde, de leur condition souffrante
et de l’existence du mal. Chaque cosmogonie n’a de valeur explicative
qu’à l’intérieur de la civilisation qui l’a fait naître; et même là,
elle n’a pas tant une valeur explicative, qu’une valeur opérante. Car
si les cosmogonies émanent des peuples et reflètent ce qu’ils sont, ce
sont aussi bien ces peuples qui existent et tirent leur force de la
cosmogonie qu’ils se sont créée: celle-ci contribue de manière décisive
à modeler leur forme et leur destin.
Dans ce genre de discours, la pensée causale explicative n’a pas sa
place. Nous sommes sur le terrain de la complexité, et dans les
systèmes complexes, il n’existe pas de causalité linéaire, mais une
interaction réciproque de différents éléments entre eux, conduisant à
l’apparition de propriétés émergentes. Et je pense que la cosmogonie
d’un peuple constitue une propriété émergente. [voir les
posts sur les propriétés émergentes des systèmes complexes: Varela et Hofstadter].
Même si la pensée causale linéaire peut analyser les étapes qui ont
présidé à son l’élaboration, elle ne pourra jamais en épuiser la
nature, car elle ne pénétrera jamais la réalité que cette cosmogonie
incarne, cette réalité opérante qui modèle et valide le système social
dont elle est issue.
Pour mieux illustrer mon propos, prenons l’exemple d’un système
simple: la famille. Supposons deux parents et un enfant, ce dernier
présentant des troubles comportementaux. Les parents vont certainement
se construire une explication quant à l’origine de ces troubles. Il
chercheront à savoir quelle en est vraiment
l’origine, et imagineront de bonne foi qu’une telle explication existe,
et qu’il s’agit de la trouver. Or il n’en est rien: leur recherche ne
sera ni pure ni neutre, car l’explication qu’ils se construiront aura
elle-même une influence sur les troubles qu’elle est censée expliquer.
Leur explication laissera ainsi un résidu non expliqué, la part des
troubles liée à l’explication elle-même. Supposons par exemple qu’ils
se construisent une explication dans laquelle ils se rendraient
responsables de ces troubles: ils adopteront alors envers leur enfant
une attitude particulière, déterminée par cette croyance, et le
traiteront probablement comme une pauvre victime innocente; cette
attitude aura des conséquences certaines sur le comportement ultérieur
de l’enfant, comportement qui à son tour aura des répercussions sur le
comportement des parents. L’équilibre final du système familial sera
ainsi largement déterminé par la nature de l’explication qui sera
retenue; la dynamique familiale sera évidemment différente selon que
l’explication fera reposer la faute sur les parents, ou sur l’école, ou
sur la biologie, ou sur l’alimentation, ou sur n’importe quelle autre
cause, vraisemblable ou invraisemblable.
Cet exemple montre bien que l’explication qu’un système se
construit pour rendre compte de son propre fonctionnement ne saurait en
aucun cas se prévaloir d’objectivité, et moins encore de neutralité. Et
pourtant, pour que l’explication soit efficace et joue son rôle au sein
du système, il est nécessaire que ses membre y prêtent foi. En d’autres
termes, la cosmogonie que les peuples se choisissent, de même que celle
que chaque individu se choisit pour s’expliquer sa place et son rôle
dans le monde, ne saurait prétendre à une quelconque validité
universelle, mais réclame néanmoins que chacun y adhère, sous peine de
rupture de la cohésion du système et perte de son efficacité opérante.
Tout cela pour dire que j’adhère à cette cosmogonie esquissée par
Soloviev non pas parce qu'elle est vraie, mais parce qu’elle me parle.
J’en avais découvert, il y a bien longtemps, une forme plus poétique,
et donc plus belle aussi, que je retranscris ci-après. Il s’agit d’un
texte publié par W.J. Stein (un disciple de Rudolf Steiner), qu’il
présente comme étant la restitution libre de la cosmogonie de Manès,
telle qu’il l’avait trouvée dans un ouvrage de Konrad Kessler; “Mani,
Forschungen über die manichäischen Religion”, G. Riemer, 1889, tome I,
p. 306 ss:
«Le
mal n’existe pas en tant que mal
dès les origines, mais seulement par ses éléments. Car à différentes
époques le bien et le juste sont différents. Ainsi ce qui agit bien
tant qu’il est en son temps, agit plus tard mal. Ce n’est donc que par
ses éléments que le mal est de même origine que le bien. Et par là,
également sans fin. Mais il détermine lui-même sa fin en mettant le
bien dans la situation où celui-ci pourra se sacrifier en se mélangeant
volontairement au mal. Pour que le bien puisse délivrer le mal, il doit
d’abord se développer éloigné du mal, jusqu’au point où il a la force
de s’unir partiellement au mal, de le mettre en état de vouloir
librement devenir bien, incité par l’éclat lumineux du bien. Parce que
le mal n’a que cinq membres, mais que le bien en a sept, ce n’est qu’au
début et à la fin que le bien reste en lui-même; au milieu de
l’évolution, il plonge dans les cinq et sauve l’harmonie des douze (il
s’agit des sept constellations lumineuses et des cinq sombres sur la
route du soleil). C’est pourquoi on accorde à la Divinité, le roi du
Paradis de la lumière, cinq membres. Ce sont: la mansuétude, le savoir,
la compréhension, la discrétion, le discernement. Cinq autres membres
concernent le coeur: l’amour, la foi, la fidélité, le courage, la
sagesse. Lorsque l’évolution du monde eût séparé la lumière des
hauteurs d’avec les sombres flots des profondeurs, alors Satan s’éleva
des profondeurs. Sa tête était celle d’un lion, son tronc celui d’un
dragon, ses ailes étaient comme celles d’un grand oiseau, sa queue
comme celle d’un animal aquatique et ses quatre pattes comme celles
d’un animal terrestre. Cet être formé dans les ténèbres avait pour nom
le dragon, l’ancien serpent. Alors il commença à dévorer et à avaler,
et à corrompre d’autres êtres, avançant à pas mesurés à gauche et à
droite, pénétrant dans les profondeurs tout en apportant la corruption
et la destruction à qui cherchait à le vaincre. Ça et là, il s’élançait
vers les hauteurs et apercevait les rayons de la lumière, mais
éprouvait une aversion devant elle. Lorsqu’ensuite il vit que ces
rayons fortifiaient leur éclat au contact de son opposition, alors il
s’effraya, se traîna membre par membre et se retira dans son élément.
Maintenant, il s’élançait à nouveau dans les hauteurs; et alors la
terre de lumière remarqua le geste de Satan et ses intentions d’attaque
et de destruction. Mais lorsqu’elle remarqua cela, le monde du
discernement, le monde du savoir le remarqua aussi, puis le monde de la
discrétion, puis le monde de la compréhension, puis le monde de la
mansuétude. Le roi du paradis de lumière remarqua cela, et il chercha
le moyen de rencontrer Satan.
Ses armées étaient bien assez puissantes, mais il n’y avait que le
bien dans le royaume de lumière. Alors il créa avec les esprits de sa
droite, avec ses cinq mondes et avec ses douze éléments, une lignée:
l’homme originel. Il envoya celui-ci en-bas, pour qu’il se mélange avec
les ténèbres. C’est lui qui devra lutter contre le dragon.
Alors l’homme originel se cuirassa avec les cinq lignées, les cinq
dieux, avec le souffle qui flotte doucement, avec le vent, avec la
lumière, avec l’eau, avec le feu. Le premier dont il s’imprégna fut le
souffle. Il posa au-dessus du sublime souffle, comme un manteau, la
lumière ondoyante, s’enveloppa par-dessus la lumière d’eau turbulente
et se recouvrit de vent. Là-dessus, il prit le feu comme bouclier et
une lance dans sa main, et descendit en hâte du paradis.
Le dragon s’appuyait sur ses cinq lignées, sur la fumée,
l’incendie, l’obscurité et le vent enflammé, s’en cuirassa, en fit son
bouclier, et il vint à la rencontre de l’homme originel. Alors ils
combattirent longtemps, et le dragon remporta la victoire sur l’homme
originel, avala sa lumière et l’enferma dans ses lignées et ses
éléments. Alors naquit la tempête, le tourbillon et la mort, et les
enfers se consumèrent eux-mêmes. Ainsi naquit le genre humain. Mais
l’homme reconnut l’ami des lumières, le roi du paradis de lumière. Et
son éclat le remplit de joie. Car la lumière de l’homme originel, que
le dragon avait avalée, agissait en lui de telle sorte qu’il ressentait
de la joie pour la lumière. Que la lumière brille dans la lumière,
jubilait l’homme; et l’abîme s’éleva de plus en plus, rayonnant,
éclairant, brillant et brûlant comme les rayons du soleil. Ainsi les
esprits des ténèbres, de même que toutes les autres créatures, toutes
les substances, furent délivrées, élevées, éclairées et réchauffées,
car la douceur était plus forte que la haine. Dans l’homme, la douceur
délivra le dragon de l’enfer.»
Walter
Johannes
Stein, Weltgeschichte im Lichte des heiligen Gral - das neunte
Jahrhundert, J. Ch. Mellinger Verlag, Stuttgart, 1966 (édition
originale 1928), pp. 106-108 (traduction personnelle).
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L’illusion à laquelle succombe le système
lorsqu’il imagine pouvoir échapper à sa propre dysfonction en se
définissant par rapport à elle, est similaire à la position qu’adopte
celui qui se met en recherche de l’éveil: ce dernier cherche à
s’éveiller, à s’extraire hors d’un système où il est endormi, mais tout
acte qu’il posera ne sera jamais, par définition, qu’un acte d’endormi.
En effet, l’esprit qui cherche ne peut pas de lui-même sortir de la
prison dans laquelle il est enfermée, car cette prison, ce n’est rien
d’autre que lui-même. Je voulais, arrivé à ce point, mettre en mots
l’intuition qu’il vaut mieux accepter cette incapacité à sortir de
soi-même par ses propres forces, renoncer à changer soi-même le système
dans lequel on se trouve, puisque quoi qu’on fasse, tout sera récupéré
et recyclé par le système (comme le dormeur, rêvant qu’il est en train
de se réveiller, ne fait en réalité que prolonger son sommeil); et que
l’acceptation de son impuissance peut par contre, elle, devenir le
levier du changement, dans la mesure où elle conduit la personne à
cesser de se battre à l’intérieur du système, la conduit à prendre
appui sur autre chose, autre chose qui tout d’abord n’est “rien”,
impuissance pure, mais qui est un “rien” situé hors du système et qui
peut de ce fait, pour autant qu’on l’accepte sans retenue, faire tout
basculer, un peu comme la lumière bascule dans le prisme sur le “rien”
que représente le point focal, et déploie, en prenant appui sur lui,
ses couleurs.
J’aime
beaucoup cette phrase de Varela:
“On pose ici que la sollicitude authentique réside dans les fondements
mêmes de l’Être”. J’aime non seulement son contenu, mais sa forme un
peu audacieuse, ce “on pose” par lequel il prend position
personnellement, et qui rend parfaitement compte du fait que ce bien
n’est pas donné dans l’absolu, mais qu’il advient par l’effet
d’un acte.
Le bien a
besoin, pour pouvoir devenir tel, d’un acte
d’acceptation de la part de la personne. Il n’a nul besoin d’être
découvert, compris ou expliqué, mais avant tout accueilli par un acte
intérieur, un acte d’amour. L’amour est
un point d’ancrage situé hors de la dysfonction, situé hors de la
séparation, hors du système et, en prenant appui sur lui, on sort à la
fois du système et de la dysfonction. C’est un point d’ancrage à la
fois éminemment solide, puisque c’est le fondement du monde, et en même
temps extrêmement fragile, puisque, pour prendre appui sur lui, on doit
renoncer à tout ce qui constitue notre sécurité, à tout ce qu’on
considère être soi, à toutes ces différences qui nous définissent en
même temps qu’elles nous enferment, et on doit s’abandonner à
l’inconnu, faire confiance à cet autre qui nous effraye, et qui nous
apporte pourtant, au moment où on s’ouvre à lui, la force qui nous
faisait peut-être défaut.
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