Lorsque je nomme ce qui se dresse devant moi: “arbre”, ce mot que j’utilise pour désigner la réalité qu’il représente n’existe lui, nulle part dans la réalité. Les mots me servent à “voir” une réalité dont ils ne font pas partie. C’est à travers eux que la réalité s’éclaire pour moi, c’est grâce à eux que je m’en fais une représentation. C’est grâce aux multiples liens qui se tissent entres les mots que cette représentation devient cohérente. L’arbitre qui juge de la pertinence du sens qui se dégage de ces associations, c’est la raison. La raison puise sa légitimité d’arbitre non pas dans une parenté particulière qu’elle entretiendrait avec les objets réels, mais dans les lois qui la fondent. Ces lois sont réelles elles aussi, elles sont consistantes et têtues comme le sont les objets réels, bien qu’elles ne soient par matérielles. Elles sont spirituelles, ce sont les lois de l’esprit.
Je n’ai pas fini de m’étonner que la réalité m’apparaisse sous deux modalités distinctes: les impressions sensibles et les lois de la raison. Cette scission entre deux mondes nécessairement congruents pourtant, puisque tous deux réels, réclame quelque chose qui rétablisse l’unité. Ce quelque chose, c’est le sens. Le sens a pour mission de recréer la cohérence entre ces deux mondes réels qui m’apparaissent dissociés. Mission impossible, puisque la soif de sens est la signature justement de la scission que celui-ci prétend résoudre. On peut s’approcher d’aussi près qu’on veut de la vérité, on ne la touchera jamais. La réalité telle qu’on se la représente ne sera jamais parfaitement fidèle à la réalité. Elle tendra asymptotiquement vers elle, comme dans le paradoxe de Zénon, Achille se rapproche sans fin de la tortue, sans jamais la rattraper.
Examinons le problème sous un angle simplifié. L’amibe qui avance un pseudopode en direction d’un piège commet une faute qu’elle payera de sa vie. Seules survivront celles de ses congénères qui mettront en lien telle impression perçue par leur pseudopode avec la notion de danger. Le germe du sens est déjà présent dans cette démarche rudimentaire. En retirant son pseudopode, l’amibe aura établi un lien de sens, autrement dit elle aura acquis une connaissance. Cette connaissance n’aura rien d’abstrait: elle sera inscrite dans la chimie de son cytoplasme. Une protéine changera sa configuration suite au contact du pseudopode de l’amibe avec le danger, et cette modification de configuration sera un équivalent d’apprentissage. Ce sera une mémoire. Lors d’un contact futur avec le danger, cette protéine modifiée fera se rétracter le pseudopode.
Ce qu’on constate dans un processus de connaissance aussi rudimentaire que celui de l’amibe, c’est qu’il est entièrement matériel, et que nulle part la raison n’intervient: la force qui module la connaissance de l’amibe pour la rendre “vraie”, c’est la survie. Pour l’amibe, être en vie, c’est être dans le vrai, et mourir, c’est avoir fait une “erreur”. Il en va de même pour les cellules immunitaires: lorsqu’elles détectent un intrus, elles en avertissent leurs congénères. La détection, on le sait aujourd’hui, se fait par contact de l’intrus avec un récepteur présent à la surface de la cellule immunitaire. Ce contact produit une modification de la configuration protéique du récepteur, autrement dit la forme du récepteur se modifie, et cette modification déclenche une cascade de modifications en chaîne à l’intérieur du cytoplasme qui aboutit à la libération de messagers protéiques hors de la cellule. Ces messagers entreront en contact avec les récepteurs qui leur correspondent à la surface des autres cellules immunitaires, et déclencheront à leur tour une cascade de modifications à l’intérieur du cytoplasme de celles-ci. Il y a donc bien processus de connaissance, et même de communication. Il en va de même pour les abeilles dont a parlé Pierre ici. Il y a langage, mais un langage qui n’a pas grand chose à voir avec le nôtre. Pour les cellules immunitaires, la différence est évidente: c’est un simple mécanisme. Mais pour les abeilles, c’est plus délicat. Quelle différence y a-t-il entre leur langage et le nôtre? C’est que contrairement à nos mots, le leur colle entièrement à la réalité. Il est immergé en elle, il en fait partie et la prolonge, sans s’en distancier en rien.
Pour les abeilles, comme pour les amibes et comme pour les cellules immunitaires, la vérité, c’est la survie, et l’erreur, c’est la mort. Il n’y a pas de vérité et d’erreur au sens où nous l’entendons, donc pas de sens non plus à proprement parler. Imaginons qu’un virus attaque une ruche et rende les abeilles incapables d’effectuer correctement leur danse. Elles ne parviendront plus à retrouver les champs de fleurs, et la ruche mourra. C’est à ce titre seulement que l’erreur dans la danse pourra être désignée comme “erreur”. Ce n’est pas parce qu’elle transgresserait le code habituel, ni parce qu’elle violerait les lois de la raison, mais parce qu’elle conduit à la mort. Si un virus générait une “erreur” de danse qui rende le langage des abeilles plus simple ou plus efficace, la survie de la ruche serait mieux assurée, et cette “erreur” s’appellerait vérité. Rien n’est jamais figé dans le monde de la vie, tous les possibles sont ouverts, et vrais aussi longtemps qu’ils s’avèrent viables.
Dans le monde des mots, il n’en va pas ainsi. Dans ce monde, la pierre de touche de la véracité, c’est l’observation des lois de la raison, et non pas la survie. Dans la nature, la fin justifie tous les moyens. Dans la nature, celui qui survit a toujours raison. Les mots, eux, ouvrent sur un autre monde, dans lequel ce n’est pas celui qui survit qui a raison, mais celui qui respecte la raison, même si cela doit le conduire à la mort. Les mots créent un nouvel espace, situé entre la réalité matérielle et les lois de la raison, un espace régi par le sens, une sorte de béance à l’intérieur de la réalité, un endroit où apparaissent des choses radicalement nouvelles comme les notions de justice, de liberté, de vérité et de mensonge. Une béance que le sens cherche à combler en recousant l’un sur l’autre les deux versants matériels et spirituels de la réalité pour qu’ensemble ils constituent une unité cohérente. Tant qu’elle n’est pas comblée par du sens, cette béance est… étonnante. Percevoir cette béance, c’est être frappé d’étonnement.
Le jour où le premier étonnement d’être a jailli d’une conscience vivante, ce jour-là l’être humain est né. La matière a reflué pour laisser place à un éclat de pure lumière divine. Un espace hors de toute prévisibilité, totalement libre s’est révélé. La nature a conduit la matière jusqu’à la vie, et la vie jusqu’à la conscience, mais ce qui a surgit ensuite dans la béance entre la matière et l’esprit échappe à la nature. S’étonner d’être, c’est se faire origine de quelque chose qui n’a pas de commencement. C’est plonger dans un abîme sans fond, un abîme d’abîme. C’est devenir une question qui ne peut avoir d’autre réponse qu’elle-même. Et c’est effrayant. Alors on fait un pas de recul. Et la lumière divine chute dans les ténèbres. Parce qu’on manque de foi en elle, on tente de se raccrocher à quelque chose, à une réponse qui puisse apaiser la question brûlante que l’on se découvre être. On se met en quête d’un sens qui nous raccrocherait à une réalité devenue brusquement distante. Une réalité perdue là-bas, sur l’autre rive, une réalité “autre”, située hors de “mon” monde. Si elle est devenue “autre”, c’est parce que le sens que j’ai tenté de lui conférer l’a dégradée en une simple représentation, fidèle peut-être, mais distincte de l’original: “ma” représentation du monde. Et je me retrouve enfermé en elle, incapable de saisir de la réalité autre chose que ce sens que je lui confère. Je me retrouve piégé dans le monde du sens pour avoir commis la folie de me chercher en lui, au lieu de me laisser simplement être. C’est vrai, être un abîme, c’est plutôt effrayant. J’ai manqué de confiance en l’abîme, je n’ai pas eu assez de foi pour maintenir ouverte la question que je suis, j’ai voulu en saisir le sens et je me retrouve piégé dans une quête de sens véritablement sans fin.
Les mots que j’écris là sont paradoxaux, car si on en lit simplement le sens, si on en reste au niveau du sens, on reconduit l’aveuglement qu’ils cherchent justement à dissiper. On en fait des mots menteurs. Mais si on les suit comme on emprunterait un chemin pour découvrir un paysage, sans chercher en eux un sens qui nous révélerait, mais une invitation au contraire à renoncer au sens qui masque le paysage nu, on leur insuffle alors, par la présence et la non-saisie qu’on exerce ainsi, une vie qui les rend vrais, et aptes alors à délivrer leur message. Pour les comprendre vraiment, il ne suffit pas de les comprendre, mais de les laisser être, comme des pierres formant un gué. Si on sait alors se laisser porter par eux, on en révèlera le véritable contenu, parce que ce qu’ils cherchent à dire, c’est que “je” suis hors du sens, en même temps que “je” suis le seul véritable sens de la réalité.
Toute la difficulté est là: ne pas décapiter l’étonnement d’être, ne pas éteindre la question brûlante que l’on est par une réponse qui nous enfermerait dans le sens qu’elle prétend détenir. Être simplement présent à la question que l’on est, c’est cela la vraie réponse.
[Edit] Après bien des recherches, je ne trouve pas dans la littérature scientifique la confirmation de la capacité d’apprentissage que je croyais appartenir aux amibes. Je rectifie donc ce détail matériel, ce qui ne change toutefois rien au principe de ma démonstration, dans la mesure où l’exemple que j’ai donné des cellules immunitaires, et mille autre qu’on pourrait encore citer, confirment le fait que le processus d’apprentissage s’inscrit bel et bien comme une trace dans la matière.
Par joaquim, le 1 octobre 2008
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