Des cimes aux étoiles
On ne saurait tomber dans les étoiles sans s’être d’abord hissé vers les cimes. Se hisser vers les cimes, c’est faire face à la conscience tragique d’être séparé, c’est ne pas la nier, ne pas la mettre de côté, mais l’interroger, la serrer d’aussi près que l’alpiniste serre la paroi qu’il affronte. Le remède se trouve dans le mal, et nulle part ailleurs. Le salut proviendra de cette conscience tragique elle-même, aussi improbable que cela puisse paraître.
Quand on est piégé en elle, tout notre horizon s’y engloutit. Elle nous recouvre comme une chape de plomb. Et on sent bien, on sait, que cette chape, c’est soi, et on est convaincu du même coup que rien ne pourra jamais nous en défaire. Sinon l’oubli. Et l’on en vient à prier pour la dissolution du moi. Pour qu’avec lui s’efface la chape de plomb. Alors qu’au contraire, c’est d’elle seule que peut venir le salut. Car elle n’est chape de plomb que par l’effet de notre propre paresse. C’est notre propre inertie qui nous rend si pesants à nous-mêmes, si lourds que nous nous plombons nous-mêmes. Refuser de voir cette inertie, vouloir l’oublier, attendre qu’elle se dissolve, c’est en redoubler le poids. Alors que la regarder dans les yeux, sans ciller, affronter la conscience tragique sans se reposer sur rien d’autre, et surtout rien d’acquis, se tendre tout entier vers l’énigme qu’elle constitue, c’est la faire basculer de manière inattendue vers sa propre réponse. Car en ne laissant rien d’autre que cette inertie, ce vide, ce “rien” en somme, emplir le champ de sa conscience, et en usant toute son énergie à le voir simplement, sans rien vouloir en changer, c’est moi qui change, parce qu’au lieu de tirer ma substance de toutes les impressions que j’accueille d’ordinaire passivement, de manière inerte, je la tire de moi, d’un moi qui se révèle par l’intensité de sa présence, et qui du coup devient substantiel, comme une cime que j’arpenterais. Et si, en touchant cet être que je suis, je ne m’y agrippe pas, mais que je le lâche, comme un alpiniste qui poursuivrait son ascension une fois la cime atteinte, sans se croire arrivé, alors là, vraiment, je bascule dans les étoiles.
“Il n’y a rien à faire puisque tout est là.” Oui, bien sûr. Quand on est dans l’acceptation vivante, c’est évident. Mais quand on est empêtré, c’est plus compliqué. Accepter ce qui est, lorsqu’on est conscience tragique, c’est accepter cette conscience tragique. Non pas passivement, puisque c’est justement parce qu’elle est passive, morte en somme, qu’elle est tragique, mais l’interroger de tout son être. On devient alors interrogation vivante, et c’est cela – être vivant – la réponse.
Il ne suffit pas de dire : “Il n’y a rien à faire puisque tout est là.” Pour que cette phrase devienne vraie, il faut en faire un geste, il faut devenir soi-même le geste d’acceptation qu’elle exprime. Simplement la dire, c’est la trahir, puisqu’au lieu de la vie que les mots promettent, elle n’en est que le cadavre.
J’ai essayé ici de faire vivre les mots, et ils ont exigé de moi que je devienne vivant pour les façonner. Ils sont là maintenant, posés sur l’écran, comme des coquilles vides, attendant qu’un lecteur, en les habitant un instant, leur redonne vie. Pour moi, ils sont déjà morts.
Si je les lâche quand même sur la toile, petites étoiles perdues, c’est parce que ce qui les a fait naître, c’est la promesse d’une communion muette avec ceux qui sauront voir à travers eux la même lumière que… celle qui les a fait naître.
Publié dans: Pratique par joaquim, le 26 août 2008 à 20:03
Je ne sais pas si je suis dans les cimes mais je connais bien cette paroi abrupte que l’on affronte, ses arêtes, ses pentes glissantes …j’ai souvent pleuré agrippée à cette paroi bien froide, je l’ai maudit…souhaitant disparaitre- oui- ne plus être là dans cette souffrance.
Puis j’ai commencé à la regarder, à l’accepter … à voir que j’étais cette souffrance
alors petit à petit le « Il n’y a rien à faire puisque tout est là « que je vivais négativement , s’est transformé en une formidable ouverture … il y a tout à faire car je suis …
Etre vivant , être l’expression de soi , chaque jour, chaque geste, être au maximum de sa conscience .. quel bonheur !
Merci Joachim
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Toujours en communion, cher joachim.
Chaleureusement.
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Murièle, merci pour cette belle résonnance. Voir qu’on est cette souffrance, c’est enfin commencer à être, et ne plus seulement souffrir. Et au moment où on l’accepte vraiment, sans réserve, on se trouve accueilli en retour, aussi étonnant et renversant que cela apparaisse, par le soi qu’on est depuis toujours – qu’on peut aussi appeler Dieu. C’est bien, comme tu le dis, le bonheur. C’est basculer dans les étoiles!
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Aksysmundi, merci pour tes mots qui comme toujours prolongent sans le troubler le silence.
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Je me sens vivante et tes mots, tout morts qu’ils sont, me parlent. Déjà éteints peut-être, ils renaissent à d’autres yeux, c’est cela qui est magiques avec les mots…
“Il y a tout à faire car je suis”, être consciente de chaque respiration, de chaque battement de cils, être là, aiguisée et tranquille, j’ai des instants tels que ceux-là, je les savoure et les invite autant qu’il m’est possible…
Parfois je touche les cimes, parfois…
Lumière à toi Joachim…
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Merci, Isabelle, d’avoir redonné vie à mes mots. Et content de faire ta connaissance.
Tu as relevé cette phrase dans les mots de Murièle qui me semble tout-à-fait capitale: “Il y a tout à faire car je suis”. Toucher les étoiles, ce n’est pas être arrivé, c’est commencer d’être vivant. Et comme quand on commence à marcher, on tombe et on se relève.
Accepter ce que l’on est, ce n’est pas se satisfaire de ce que l’on est. C’est accepter le manque que l’on est. L’intensité de cette acceptation, c’est ce qui nous conduit vers les cimes. Lorsque l’acceptation est totale, alors on bascule hors de nous-mêmes.
Je suis Dieu, quand je me reconnais comme un manque si radical que je laisse toute la place à Ce qui Est. Mais dire “Je suis Dieu”, c’est déjà corrompre la radicalité de ce manque, c’est déjà vivre du souvenir d’un geste plutôt que du geste lui-même.
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oui…
“Toucher les étoiles, ce n’est pas être arrivé, c’est commencer d’être vivant. ”
oui.
Je suis Dieu, quand je me reconnais comme un manque si radical que je laisse toute la place à Ce qui Est.
oui, et ainsi soit-t-il…
Mais dire “Je suis Dieu”, c’est déjà corrompre la radicalité de ce manque, c’est déjà vivre du souvenir d’un geste plutôt que du geste lui-même.
oui….et cest se nourrir de ” mots -cadavres”qui ne sont que l’écho de la saisie d’une évidence qui perd sa vie en leur donnant naissance, et nourrissent l’illusion d’être, tissant encore plus dense la chape de plomb.
les Mots Vivants, eux sont de l’ordre d’une exhalaison de l’être, d’un parfum qui s’envole, porteurs de lumiére et de grâce…
Voir vraiment cela c’est encore et encore revenir à ce manque d’être, à ce vide qui nous ouvre Ce qui Est.
Merci Joachim.
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Je vois que nous sommes une fois de plus d’accord, Musho ! Merci pour tes mots.
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Ce que j’aime entre autres dans tes textes, c’est que tu suscites presque à tous les coups cette participation du lecteur. J’en ressors toujours avec une sorte de sourire intérieur.
Lorsque j’ai lu la phrase “il n’y a rien à faire puisque tout est déjà là”, j’ai pensé la même chose. Il n’y a qu’en faisant de ces mots un geste qu’ils prennent toute leur profondeur. Si on l’oublie, ils peuvent devenir le pire coté de la spiritualité…
Même s’il est impossible de contenir le geste dans les mots une fois posés, les tiens le facilitent quand même grandement :).
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Merci pour cette image du sourire intérieur, WaXou. Elle a quelque chose du sourire complice.
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encore que… comme pour l’oeuvre d’un peintre, celui ou celle qui, comme moi à l’instant, les fait revivre ces mots jetés sur la toile, il n’est pas sûr qu’il (ou elle) perçoive la même lumière que celle qui les a fait naître…
Entre le peintre et son oeuvre il y a déjà une distance… entre l’oeuvre et celui ou celle qui l’admire il y a des siècles.
Mais, une communauté de sentiment, une communion de l’esprit… oui, il y a, sûrement.
Je suis donc passée et j’ai “communié” avec sincérité !
amicalement,
Martine, la pèlerine
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Bonjour Martine, merci d’avoir mené tes pas de pélerine jusque dans ce petit “champ des étoiles”. 😉
Tu as raison : comment tu entends les mots que j’écris, je n’en sais rien. C’est pour moi un mystère. Et c’est cela justement qui est extraordinaire : ta réponse m’ouvre sur le mystère sans fond que tu es. C’est bien plus cela que j’entendais, par communion, que le partage d’une quelconque “vérité” commune. La vérité, l’ultime, c’est ce mystère que nous sommes, chacun(e)s.
Comme le dit si bien Alain Cugno (L’existence du mal):
«Nous ne savons pas quelles questions et quelles difficultés les hommes qui ont peint les grottes de Lascaux s’efforçaient de résoudre. Nous ne les comprendrions peut-être même pas. Le saurions-nous que notre rapport aux oeuvres n’en serait pas profondément affecté (moins en tout cas que si, par exemple, il était avéré que ce sont des faux fabriqués au XXe siècle). Mais c’est bien parce que ces hommes s’affrontaient à quelque chose d’indicible que les oeuvres ont été produites, et qu’elles l’ont été ainsi. Il faut donc attendre de l’affrontement lui-même qu’il assure dans l’oeuvre son caractère transculturel et transhistorique. Il le fera d’autant mieux qu’il sera radical.»
Essayer d’aller le plus au fond de soi, voilà, je crois, un sûr chemin vers la communion. Mais je n’ai pas à l’apprendre à celle qui arpente solitairement ces chemins qui la relient à toutes celles et ceux qui se sont aussi cherchés à travers eux.
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Accepter cette chape de plomb…Bien vouloir admettre qu’elle est là, aussi “éveillé” que l’on se pense être, parfois passer des cimes de l’illusion et de l’orgueil aux abîmes de l’amour propre et laisser tomber les étoiles, entrer dans cette “petitesse”, dans ces limites qui nous définissent et semblent nous retenir, endosser bien à fond ce costume qui est le nôtre, taillé pour nous et par nous, passer de la détestation à la bienveillance par le filtre de l’instant présent, celui qui compte pour nous-mêmes, qui est nous-mêmes.
Curieuse capacité que celle de constater que ses habits de lumière ne sont en réalité que des haillons et de s’en trouver autrement qu’appauvri…
« C’est notre propre inertie qui nous rend si pesants à nous-mêmes, si lourds que nous nous plombons nous-mêmes. »
Oui, inertie est le mot qui convient. Cette sorte de mouvement mort, complètement mécanique, qui nous entraîne toujours plus loin, à la périphérie de nous-mêmes et qui prétend être le centre tout en courant toujours plus vite sur son orbite, jusqu’à s’éteindre d’épuisement, ou bien… par quel étonnant mystère, se saisir englobé dans un mouvement plus vaste que les limites auto- rétrécissantes de sa condition, puis se reconnaître origine de lui-même. Origine, course et destination.
Amitiés, cher Joachim.
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Merci Jim ! Tu décris si bien ces haillons que sous ta plume, ils deviennent lumière !
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Bonsoir Joacquim, à tous…
Oui, un texte très… éclairant… Merci… Meilleurs pensées…
Jean-Yves
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Le vivant de vos mots est perceptible, la lumière est présente au fond du puits.
Cela est réconfortant.
Ronin.
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