Les mots
Les mots s’interposent toujours, quoi que je fasse, entre moi et le monde. Ils créent une image du monde qui me sépare de lui et qui me prend en otage. Moi qui parle, je le fais dans ma représentation du monde. C’est en elle que je me nomme et que je nomme les êtres et les choses qui m’entourent. Je n’ai pas accès directement à ceux-ci, mais seulement à l’image que je m’en forme. Et lorsque ce moi-là commence à s’interroger sur lui-même et sur son rapport au monde, c’est toujours dans sa représentation des choses qu’il le fait. C’est toujours à travers les mots qu’il cherche une réponse, mais ceux-ci sont bien incapables de le renseigner, puisque c’est justement sa dépendance à leur égard qui est en question. Il veut se convaincre qu’il possède une essence indépendante des mots. Peine perdue, comme nous le confirment aussi bien la réflexion philosophique que les découvertes des neurosciences modernes (cf. Hume et Varela). Sa quête est proprement désespérée.
Pourtant, s’il va jusqu’au bout de sa quête, si au fond de son désespoir, il renonce à tout, même aux mots, surtout aux mots, alors il tombe sur cette réponse inattendue: il n’y a pas de problème. Le problème naît avec les mots, et disparaît avec eux. Le problème du rapport entre moi et le monde n’existe que dans les mots, pas dans la réalité. La seule frontière entre moi et le monde, c’est les mots. Il n’y en a pas d’autre. Et ce moi qui naît d’eux n’a pas plus de réalité qu’eux: je ne suis littéralement “rien”. Réaliser qu’on est “rien”, non pas en se le disant avec des mots, mais le réaliser vraiment, c’est naître pour de bon. C’est réaliser qu’on est né depuis toujours. Qu’on est consubstantiel à l’être de ce monde dont les mots nous séparent.
Mais comment le dire avec des mots? Comment parler, avec des mots, de quelque chose qui se trouverait hors de leur portée? Plus j’y réfléchis, et plus je m’enfonce dans une impasse. On n’en sort pas, vraiment. Ou plutôt, c’est toujours de la même manière qu’on en sort. En acceptant ce qui est, en acceptant la contradiction dans laquelle on se trouve empêtré, sans chercher à tout prix à la solutionner dans les termes qu’elle propose. J’accepte que je suis impuissant à me dégager des mots. A ce moment-là, miracle, je m’aperçois que ce que je voulais dire d’un au-delà des mots se déroule là devant moi, sous mes yeux qui ne savaient pas voir, tout occupés qu’ils étaient par le but qu’ils poursuivaient, par le contenu des mots. Au moment où je lâche prise, mes yeux s’ouvrent à quelque chose qui leur échappait jusque là et qui pourtant leur… crevait les yeux: la scène dans laquelle j’étais moi-même impliqué en jouant à cache-cache avec les mots. Au moment où je prend recul par rapport à mon but, m’apparaissent les efforts désespérés que je faisais tantôt pour me défaire de la tyrannie des mots, et je me retrouve comme si j’assistais à un spectacle, une sorte de ballet que j’aurais dansé peu avant avec les mots, un spectacle muet, sans mots, qui constitue à ce titre une réponse au problème contre lequel je me heurtais. L’acceptation de mon enfermement dans les mots exemplifie la sortie hors des mots, puisqu’elle me permet de prendre du recul face à eux et de me dégager ainsi de leur emprise. Et si vous m’avez suivi, vous aurez vu vous aussi, à travers les mots, le ballet muet qui se joue derrière eux.
Il y a deux fils, dans ce texte, comme dans tout texte: l’un, c’est ce que les mots veulent dire, le sens du discours, et ce fil-là n’échappe pas à la dictature des mots; l’autre, c’est ce qui conduit l’auteur à utiliser les mots comme il le fait; ce fil-là est non verbal, comme dans tout texte, bien qu’aussitôt qu’on veuille l’exprimer, on en fait un nouveau texte, verbal cette fois-ci. La particularité du texte ci-dessus, qui le rend d’ailleurs particulièrement indigeste, c’est qu’il verbalise son propre niveau infra-verbal, en prenant les mots à témoin de leur propre activité tutélaire. Du coup, il touche un fond, car il n’y a plus pour lui de nouvelle analyse infra-verbale à mettre en route pour expliquer avec des mots ce qu’il aurait dit en-deçà des mots, puisque ce qu’il dit de son niveau infra-verbal, ce sont des mots, bien entendu, mais des mots qui disent la réalité ultime des mots. Il regarde les mots le prendre au piège, et en les laissant faire sans se prendre à leur jeu, les regarde exprimer eux-mêmes leur propre vérité. Qu’il n’est dès lors plus possible de mettre encore une fois en mots à un niveau plus profond, car il n’y a pas de niveau plus profond. On touche la réalité des mots, ou plutôt la réalité de leur capacité d’enfermement dans le virtuel. Voilà une jolie illustration, je trouve, de cette vérité qui balise le chemin: ce qu’il est impossible de faire lorsqu’on veut le faire, se fait lorsqu’on accepte sa propre impuissance à le faire.
PS. Désolé pour cet article tarabiscoté. J’ai beau le remanier, il garde un côté hermétique, comme si les mots refusaient cet auto-sabotage que j’exige d’eux. Aïe!! c’est reparti…
Publié dans: Paradoxes par joaquim, le 3 septembre 2008 à 21:46
Quand c’est moi qui parle, ou qui écris, je sens bien que se dresse un écran entre moi et le monde. Quand j’écoute vraiment ou que je lis les mots d’un autre, mon monde s’efface un instant; d’autres chemins s’ouvrent, autrement. Parfois un simple geste d’attention donnée suffit pour qu’éclatent les frontières du monde que je croyais mien. Subsiste alors ce geste offert, qui donne vie à un monde réuni qui ne s’éteint pas, quand bien même les mots, les miens, les leurs, se seraient évanouis.
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Lorsqu’on écoute comme tu sais le faire, alors oui, les mots deviennent une porte par laquelle on sort de soi-même. Merci pour les tiens, ils sont lumineux, oui lumineux, parce qu’ils m’ouvrent la porte hors des miens, vers le grand large que chacun est pour l’autre.
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“Le problème du rapport entre moi et le monde n’existe que dans les mots, pas dans la réalité. La seule frontière entre moi et le monde, c’est les mots. Il n’y en a pas d’autre.
Et ce “besoin des mots”, cette tendance , cette compulsion à nommer, à définir, préexistante à toute formulation n’est ce pas déjà le germe du moi en action?
N’est ce pas déjà cela qui trace la frontière en “passant à l’acte”?
Bien sur, sans cela, nous serions “autistes”, et là n’est pas le but.
Peut-être est ce justement là leur” voix” et leur voie, paradoxale? Peut être faut il d”abord céder aux mots, pour découvrir (ou pas…) ensuite la falsification intrinsèque du procéssus, la distorsion, la perte de l’être de l’état ou de la “chose” parlée, le néant du moi et l’illusion du monde qui se construit la dessus?
“Désolé pour cet article tarabiscoté. J’ai beau le remanier, il garde un côté hermétique, comme si les mots refusaient cet auto-sabotage que j’exige d’eux”
Dans ce cas précis, ton texte n’est hermétique qu’à la compréhension mentale ordinaire.
Pas de problème, et rien de “tarabiscoté” si l’on sait chevaucher le fil infra -verbal dont tu parles…:-)
C’est d’ailleurs, je le crois vraiment, l’écoute et le ressenti profond de ces “fils” là qui peut mener à un profond et véritable partage.
Cela nécéssite peut-être simplement de passer au delà des mots , de leurs limites, et de leurs distorsions, de lacher notre vision personnelle pour nous ouvrir réellement à “autre” et à l’autre?
Comme le dit tres justement Lune: ” mon monde s’efface un instant; d’autres chemins s’ouvrent, autrement ”
Sans ce geste là, tous les mots de l’indicible y compris les plus profonds et les plus sages, restent des mots morts!Non pas en eux même, mais seulement parce qu’on n’a pas su découvrir la “substantifique moelle”ni le chemin qu’ils proposaient en “lecture profonde”.
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C’est vrai, Nad, à la suite de lune, tu soulignes toi aussi avec justesse qu’on ne sort véritablement de l’enfermement des mots que lorsqu’ils sont partagés, car alors de prison qu’ils étaient, ils se transforment en un pont qui nous offre une sortie hors de nous-même, hors du moi prisonnier des mots, vers une réalité qu’on partage par notre être le plus fondamental. Cela est vrai de toute communication humaine, éveil ou pas éveil, pourvu qu’on veuille bien, comme le dit lune, écouter vraiment. Réaliser que c’est cela notre vraie nature, que nous sommes éminemment nous-mêmes lorsque nous sommes pure ouverture, et rien qu’ouverture, c’est cela, pour ma part, l’éveil.
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“on ne sort véritablement de l’enfermement des mots que lorsqu’ils sont partagés, car alors de prison qu’ils étaient, ils se transforment en un pont qui nous offre une sortie hors de nous-même, hors du moi prisonnier des mots, vers une réalité qu’on partage par notre être le plus fondamental.”
….Peut- être trouvent ils dans cette ouverture là leur légitimité et leur Sens profond ( au sens de signification autant que de direction), celui transcende leur limite et les illusions et les distorsions qu’ils provoquent?
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Oui, absolument. Echapper à leur piège, c’est révéler leur vraie dimension, qui est de relier, et non pas d’enfermer.
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que de mots pour parler du pb de ne pouvoir parler que par ds mots 😉
mais comment faire autrement ?
peut être en y ajoutant de l’humour ? 😉
deux exemples traditionnels de mots pour définir ce que les mots ne peuvent dire
le 1er le Tao Te king, qui commence par ces mots :
“La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom éternel.”
s’en suit ensuite près d’une centaine de chapitres de mots pour parler ce qui ne peut être nommé 😉
Autre source : le Sutra de la liberté inconcevable :
“Manjushri :
– Nous avons tous parlé. A votre tour révérend : dites nous comment le boddhisattva accède au Réel dans la non-dualité !
Vimalakirti garda le silence
-bravo ! S’écria Manjushri (quel bavard ce Manjushri, ça c’est moi qui rajoute 😉 ). Bravo ! C’est seulement avec la fin des mots qu’on accède vraiment au Réel et à la non-dualité.”
chaleureusement
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Merci Lung Ta pour ces exemples… parlants. 😉 Effectivement, seul le silence peut contenir l’innommable. Pourtant – et ces exemples en sont le vivant témoin – saurait-on écouter le silence, si celui-ci ne naissait pas des mots lorsqu’ils se taisent? Pour que le silence de Vimalakirti puisse résonner, ne faut-il pas qu’il vienne clore les paroles que les autres ont prononcées avant lui? Un tel silence n’est alors pas simplement absence de paroles, mais silence… éloquent.
Dire qu’il faille faire silence, c’est encore et toujours parler, comme l’a fait Manjushri. Se taire, comme on le fait lorsqu’on ne prend pas la parole, ce n’est pas non plus être dans le silence. Être dans le silence, c’est devenir un geste qui fait place au silence.
Dans ce texte, j’ai essayé maladroitement ceci: faire naître le silence des mots – comme tu le fais toi-même à travers tes BD. 😉
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Trés heureux de te retrouver là dans les mots de Joachim (et d’autres) :
“Etre dans le silence, c’est devenir un geste qui fait place au silence.”
…et reconnaître là sa seule et unique véritable origine…. bien que la surprise soit toujours nouvelle, le geste en fait déjà partie, le silence le précèdait donc…
Infinie variétés des noms et des formes que ce silence peut prendre.
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Merci, Jim, tu auras eu le mot de la fin.
Oops… trop tard, c’est dit… Les mots, décidément, ne se laissent pas faire…
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Tiens tiens tiens… un blog café éveil, quel bonne surprise !
Bonjour à toi Joaquim ainsi qu’à quelques vieilles connaissances, et à celles et ceux que je ne connais pas encore. Bref, bonjour à tout le monde !
Rendons justice aux mots, ils sont indispensables : quand je demande à ma femme « Chérie, passe moi le sel », ô miracle, ce n’est ni du sucre, ni de l’huile, mais du sel que j’obtiens de sa main. Pour le dire un peu plus sérieusement, quand le mot coïncide exactement avec ce qu’il désigne, il ne pose pas de problème. Ils ne s’interposent pas, ils sont juste des reflets.
C’est le cas dans les disciplines techniques, où chaque mot correspond à une réalité (objet, outil, geste, dysfonctionnement, …). Le vocabulaire technique coïncide parfaitement avec l’univers qu’il décrit. C’est aussi le cas du langage des abeilles : les exploratrices, pour indiquer les champs à butiner aux ouvrières n’exécutent pas une danse qui signifie « Suivez-moi, j’ai trouvé à manger. » C’est beaucoup plus élaboré que cela : leur danse indique précisément, en terme de directions et de distances, l’endroit où aller butiner. Autrement dit, leur langage reflète la réalité de leur univers.
C’est déjà plus incertain avec les sciences : les humeurs, si chères au médecins de Molière, ont révélées depuis longtemps leur caractère illusoire. Pourtant elles firent couler beaucoup d’encre et plus encore de sang et de merde, car pour soigner il fallait saigner, purger, chasser les humeurs viciées. Ne nous moquons pas trop : combien de termes pompeux employés par nos médecins avec un sérieux doctrinal feront rigoler nos arrières petits enfants : « Ah les cons ! Le cancer qu’ils disaient à l’époque ! C’était l’ennemi. Les docteurs ils luttaient contre le cancer ! Ouahahah ! Mdr !!! » Et je ne parle pas d’économie ou de politique.
Mais c’est dans le domaine de la spiritualité qu’on atteint effectivement des sommets de fourvoiement et de malentendus. Car les mots « moi », ou « éveil » sont à ranger dans la même catégorie – très abondante – que « humeur viciée » : celle des mots qui ne reflètent rien de réel. Le problème tient là, selon moi, et pas dans le fait que les mots font écran ou qu’ils nous emprisonnent. Reconnaître l’irréalité fondamentale de « moi » ou de « l’éveil », c’est l’éveil. Amusant paradoxe.
Et pour rester dans le paradoxe : comme il n’existe pas de mots, (qui seraient des méta-mots), pour parler des mots, plus on parle des mots, plus on en emploie et plus on s’embrouille. Donc le dicible est ineffable.
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Merci, Pierre, pour ton commentaire pertinent, comme toujours.
Les mots recueillent le contenu du monde tel qu’à chacun différemment, il apparaît. Ils sont comme de petites boîtes étiquetées au nom de ce qu’ils contiennent. Ce qu’ils contiennent, ce n’est pas la réalité des choses, mais la représentation que l’on s’en fait. Dans ta boîte “sel”, lorsque tu en demandes à ta femme, il y a ce qui te permet d’assaisonner tes aliments; dans celle d’un légionnaire romain, il y avait son salaire. Dans la boîte “cerisier” d’un poète japonais, il y a une estampe, dans celle d’un agriculteur, il y a une récolte, et dans celle d’une abeille, du nectar. Gagner en expérience et en culture, c’est mettre derrière chacun de ses mots une richesse de sens toujours plus grande. Mais aussi grande qu’elle soit, elle n’empêchera jamais les petites boîtes que sont les mots de n’être que des cercueils, renfermant seulement le cadavre de la réalité. J’avais vu des centaines de fois ce lampadaire, je croyais savoir ce qu’il était, mais lorsque l’éveil fit éclater la petite boîte dans laquelle mon esprit le retenait prisonnier, la majesté de son Être s’écoula librement hors de cette enveloppe percée. Mais cela est au-delà des mots, puisqu’ils ont justement dû voler en éclat pour rendre cela possible.
Le mot “éveil” a ceci de paradoxal, qu’il désigne la libération de la réalité hors de l’enferment des mots – dont il fait pourtant partie. Dès qu’on le prononce, on enferme dans une boîte ce qui est censé la briser. Je te rejoins donc dans ta conclusion (“Reconnaître l’irréalité fondamentale de « moi » ou de « l’éveil », c’est l’éveil“), dans la mesure où ce qu’il s’agit de reconnaître, c’est l’irréalité de ce que je me représentais sous “moi” ou sous “éveil”, c’est voir qu’ils ne sont que des cadavres qui se font passer pour réels. La seule différence qui les distingue du mot “sel”, c’est que lorsque celui-ci s’efface pour faire place à ce qu’il masque, c’est l’Être rayonnant qui apparaît; alors que lorsque le mot “éveil” s’efface, c’est le “moi” fabriquant de petites boîtes qui disparaît, laissant rayonner l’Être à travers lui. Mais au fond, la différence n’est qu’affaire… de mots.
Et je retiens ton ultime conclusion: “Donc le dicible est ineffable”. Très joli auto-goal des mots. Il n’était donc pas si inutile d’en parler, si c’est pour les amener à révéler au grand jour leur inanité. Dans le monde des mots, soit… ok, on n’en sort pas. 😉
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“plus on parle des mots, plus on en emploie et plus on s’embrouille”
J’aime les mots, j’en use et j’en abuse je ne pourrais m’en passer parce qu’ils sont un lien entre moi et les autres, entre moi et moi… et mon besoin de trouver “le” mot juste, celui qui exprime parfaitement ma pensée, celui qui va éclairer celui qui me lit me conduit parfois à l’abîme. Et puis, plus tard, si je me relis, parfois des mois ou des années après, je suis étonnée de la clarté de mes mots, de l’évidence de ma pensée et je me trouve même parfois “ridicule” de m’être plongée dans la perplexité et le doute. Les mots sont là, clairs, précis et affutés, il n’y a qu’à bien choisir et la pensée devient claire… c’est bien ce que tu fais et ton texte nous est clair (nous éclaire…).
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Super! j’aime les mots
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