Regards sur l'éveil



Essai sur l'essence du moi


Etrange destin que de me considérer possesseur d’un être dont « je » ne suis qu’un attribut, transitoire de surcroît, puisque « je » ne suis manifesté que lorsque cet être prend conscience de lui-même. Je ne peux me résoudre à n’être que l’attribut de moi-même. Je veux en être l’essence. Il suffit d’ailleurs de m’en convaincre pour que cela soit. Car d’où cet être tirerait-il le pouvoir de la soi-conscience, sinon de moi ? Et qu’est-il sans moi, sinon une ombre obscure parmi les ombres ?

I

Lorsque j’essaie de me représenter plus exactement le monde que je ne le fais d’ordinaire, que je tente d’y incorporer, pour en rendre un compte aussi intégral que possible, mon moi et les effets qu’il y opère, il me faut à chaque fois reprendre mon entreprise au début, à chaque fois rétrograder d’un pas, pour essayer d’englober d’un regard plus ample à la fois le monde que je contemple et moi qui le contemple. Entreprise vouée à l’échec, car, dès lors que je prends pour objet ma conscience se représentant le monde, et que je tente de l’intégrer dans un monde plus large, censé la contenir elle aussi, m’échappe cette nouvelle conscience, en retrait de la précédente, qui effectue le processus d’intégration, et qui ne pourrait elle-même être intégrée dans une vision plus large que par une nouvelle prise de conscience plus en retrait encore.

Je ne peux penser mon moi lorsqu’il est en action : soit il agit, et ne peut être alors que sujet agissant, soit cette action est terminée, et il peut alors devenir objet de ma représentation. Mon moi agissant ne fait pas partie de ma représentation. Toute tentative de vouloir le cerner par une représentation ne pourra se solder que par un échec. Etrange position de moi-même, au-delà des frontières de ma représentation. Tant que je m’en tiendrai à la seule représentation, à la seule réflexion, je ne me connaîtrai point. Je m’échapperai à chaque fois que ma pensée s’appliquera sur moi, comme un poisson glisse sous la pression de la main qui veut s’en emparer.

Et pourtant c’est sur la clarté de mes représentations que j’assure la sécurité de ma conscience. C’est à elles que je m’agrippe pour ne point m’échapper à moi-même, pour ne point m’évanouir dans l’inconscience. C’est elles seules qui me permettent de me saisir, de me posséder, de créer un monde qui soit mien. Et pourtant ces représentations sont impropres à me conduire à la moindre connaissance de moi tel que je suis vraiment : agissant.



II



Comment imaginer un monde sans moi ? Paradoxalement, il me faut de la paresse pour y arriver : prendre l’image du monde telle que mon esprit l’a établie, et en soustraire simplement ma personne. Paresseuse opération, car elle néglige que la soustraction de ma personne efface l’image tout entière. Je ne peux disparaître de mon monde. Et après ? En quoi cette constatation m’avance-t-elle ? Je bute contre un mur, j’épuise une tautologie qui ne peut sortir d’elle même.

Renversons la question : sur quelle certitude mon monde assoit-il sa réalité ? Sur un monde objectif, extérieur au domaine de l’expérience, dont j’appelle « monde » l’image subjective que je m’en forme ? Je répugne à donner gratuitement réalité absolue à un monde hors de toute expérience possible, qui, sans mon raisonnement, n’aurait jamais pu prétendre à la moindre réalité : je serais, là plus que jamais, le garant de sa réalité ; comment vouloir, dès lors, assurer ma réalité sur la sienne ? Non ! Je ne peux asseoir la certitude de mon monde que sur moi-même.

Mais qui suis-je ? Où est-ce que je puise la force d’exister ? Je ne suis rien de plus qu’un élément du monde qui m’est donné. Je perçois mon existence au même titre que je perçois celle des objets qui m’entourent. Certes, cette perception-là m’est plus proche, plus intense, plus vitale que celle-ci. Mais elle ne m’apprend rien de plus sur ma genèse que la perception des objets ne m’en apprend sur la leur. Le garant, la source de mon monde n’est donc pas à proprement parler je, mais un moi plus large, plus profond : les structures de mon âme, l’énergie qu’elle met à créer mon monde, la richesse qu’elle déploie à le peindre. Ce moi plus large, ce moi agissant, ne m’appartient pas : j’en suis plutôt l’objet, objet central, soit, mais objet.



III


Puis-je concevoir qu’il fut un temps ou je n’aie point existé ? Abstraitement, certes. Mais je m’abuse. Cette évocation ne revêt pour moi aucun des caractères de la réalité. J’appelle réalité tout ce qui est capable d’exercer un choc sur moi, tout ce qui m’apparaît mener une existence en soi, dont je ne serais pas moi-même l’auteur, tout ce qui est capable de me révéler quelque chose de soi, révélation que je ne saurais recevoir que dans le contact direct avec cette réalité, à l’exclusion de toute autre voie.

Je suis. Non pas parce qu’un raisonnement me l’apprend, mais parce qu’un choc me le révèle. J’expérimente la réalité de mon moi dans ma collision avec le monde. Cette collision me met à jour, me manifeste. Et je me saisis là comme une réalité, car capable d’engendrer, ou de supporter un choc.

C’est pour moi un grand sujet d’étonnement que je ne puisse saisir ma propre réalité simplement, telle qu’elle est au repos, mais uniquement dans sa collision avec une autre réalité. Ma réalité au repos n’existe pas : c’est une simple potentialité. Ma réalité au repos se trouve hors du temps, dans le domaine des potentialités non encore manifestées. Je ne peux exister que dans le temps ; j’ai besoin du temps pour pouvoir jouir de ma réalité, pour pouvoir être.

Et avant d’être manifesté, est-ce que j’existais ? Certes non, puisque le temps n’existait pas pour moi, et que je ne peux exister que dans le temps. J’étais hors du temps. Dans le néant, dans l’éternité.



IV


Le néant, c’est ce qui est hors du temps, ce qui n’existe pas. Est-ce «rien» ? Non, car il est un élément dont je suis assuré qu’il n’est pas « rien » même lorsqu’il n’existe pas, même lorsqu’il repose dans le néant : ma conscience de moi. Durant une grande partie de la nuit, cette conscience s’éteint, retourne au néant. Et toujours elle renaît, elle réapparaît : elle n’est certainement pas à chaque fois recréée de toutes pièces à partir de « rien » ; non : à chaque fois, elle émerge du néant. C’est elle, exactement la même, qui réapparaît. Et pourtant, lorsqu’elle n’est pas éveillée, elle n’existe littéralement pas. Seules demeurent les structures qui soutiennent son existence et la rendent possible; elle-même plonge dans le néant. Le temps s’arrête pour elle lorsqu’elle plonge, et reprend son cours lorsqu’elle émerge. Le temps qui a fait tourner les aiguilles des horloges durant sa disparition ne s’est, pour elle, pas écoulé.

Durant l’éclipse de ma conscience, soit le temps ne s’est pas écoulé (du point de vue de ma conscience), soit ma conscience n’a pas existé (du point de vue du monde). Pour réconcilier mon monde avec le monde, il me faut faire intervenir la notion de néant. Le néant a pour tâche de combler les vides, les interruptions de mon temps, et de le faire ainsi coïncider avec celui du monde. Le néant n’est ni « rien », ni « quelque chose » : c’est un artifice de mon raisonnement. La nécessité de faire appel à lui atteste simplement l’ambiguïté de mon rapport au monde.

Lorsque j’exerce ma conscience de veille, je goûte aux mille manifestations de l’être. Lorsque je repose dans le néant, le monde est, il continue d’être. Que me reste-t-il de lui à ce moment-là, sinon son être nu, sa simple qualité d’être ? Je baigne alors dans l’être purifié de toute manifestation contingente. Je baigne dans le fondement du monde, je baigne dans Dieu. Dans la plus parfaite inconscience.



V


Par quel miracle pourrais-je m’abandonner délibérément au néant ? Lorsque j’existe, comment pourrais-je décider de ne plus exister ? Mais qu’est-ce que j’entends exactement par « j’existe » ? J’existe, d’accord, mais quelle est la force de cette affirmation ? Quelle réalité recouvre-t-elle ?

J’existe : j’éprouve en mon corps et en mon âme un certain nombre de sensations qui me donnent le sentiment de vivre ; des impressions de toutes sortes viennent du monde extérieur et du monde intérieur frapper ma conscience et y font jaillir un sentiment de moi, qui ne se définit toutefois que comme étant autre que ces impressions, qui n’existe que dans la mesure où ces impressions ne se confondent pas avec l’objet qu’elles viennent frapper.

L’expérience de moi est une expérience par exclusion, négative : jamais mon moi ne vient s’installer de lui-même dans ma conscience ; il n’existe que lorsque des impressions viennent le frapper, et auxquelles sa nature le contraint de résister pour ne pas se fondre en elles. Il s’affirme comme étant autre, mais il ne dit pas ce qu’il est. Il se sent être lorsque les impressions du monde le frappent. Et pourtant, il ne se ressent que comme autre que le monde. Les seules réalités positives présentes dans sa conscience sont celles que le monde y dépose ; la sienne propre est simplement autre, c’est une réalité négative. Ce qui, pour lui, est, ce sont les impressions du monde, ainsi que les sentiments et les pensées qu’elles déclenchent dans son âme : ceci a pour lui une réalité consistante. Sa réalité à lui est parfaitement inconsistante, n’est qu’une réalité en creux.

Par quelle fatalité ne puis-je ressentir comme être que ce qui pour moi est autre, et ne ressentir ce que je suis moi-même que comme néant ?

« «Être», pour les Grecs, signifie : stabilité (...). Ne-pas-être signifie par suite : sortir d’une telle stabilité surgie à elle-même à partir d’elle-même (sich ent-standen) : existasthai. «Existence», «exister» veulent donc dire pour les Grecs justement : ne pas être.»
Martin HEIDEGGER, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, Paris, 1967, p.74.



VI

L’expérience des sens jointe à l’usage de la pensée me permettent de me construire ma représentation du monde. J’ai tendance à accorder une réalité objective au monde qui est à l’origine de mes impressions sensorielles, et uniquement une réalité subjective à celui dans lequel se déroule ma pensée. Je vais même jusqu’à nommer ce dernier mon monde, par opposition à l’autre, le monde extérieur.

Le fait que je me saisisse par la soi-conscience au sein du monde de la pensée me conforte dans ce préjugé : le monde intérieur m’apporte mon moi, alors que le monde extérieur s’offre à ma convoitise, que ce soit par l’usage des sens ou de la volonté. Préjugé, car aussi bien l’un que l’autre sont ma création. Ou plutôt sont les produits des lois de mon organisation, dans un cas des lois de mes organes sensoriels, dans l’autre des lois de ma pensée. Toutes lois qui me sont préexistantes et m’assujettissent. Par quel aveuglement est-ce que j’en viens à me considérer créateur de mes pensées, alors que le monde que me dévoilent mes sens existerait, lui, indépendamment de moi ?

Je m’abandonne au néant. J’entends : je renonce à ma qualité illusoire de créateur du monde de la pensée et de jouisseur du monde des sens ; je reconnais que le monde de la pensée me crée moi-même en même temps que mes pensées, j’interroge chaque pensée comme susceptible de contenir autre chose que ce que j’y aurais préalablement déposé ; je renonce à m’approprier de manière intempestive les impressions que le monde me transmet par l’intermédiaire des sens, j’accepte qu’elles prolongent leur vie à l’intérieur de ma conscience, qu’elles en prennent en quelque sorte possession. Je ne m’accorde plus que l’existence virtuelle d’un simple réceptacle.

« Lorsque, s’élevant par la force de l’intelligence, on renonce à considérer les choses de façon vulgaire ; lorsqu’on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c’est-à-dire lorsqu’on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l’à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu’en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d’occuper la conscience, mais qu’au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l’intuition ; lorsqu’on s’y engloutit tout entier et que l’on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice, ou tout autre; du moment qu’on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c’est-à-dire du moment qu’on oublie son individu, sa volonté et qu’on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu’il soit impossible de distinguer le sujet de l’intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive; lorsqu’enfin l’objet s’affranchit de toute relation avec ce qui n’est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus la chose particulière, en tant que particulière, c’est l’Idée, la forme éternelle, l’objectivité immédiate de la volonté ; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n’est plus un individu (car l’individu s’est anéanti dans cette contemplation même), c’est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps ».
Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, Paris, 1966, § 34, pp. 230-231.





VII


Lorsque les premières lueurs de la conscience éclairaient mon âme d’enfant, la Nature m’enveloppait encore d’un manteau qui avait pour moi les vertus du giron maternel. Je me ressentais moi-même avec trop peu d’acuité pour remarquer que la lumière que ma conscience projetait sur la Nature créait entre nous deux la distance qui sépare le sujet de l’objet, élevait une barrière qui plus tard me priverait de son affection maternelle. J’étais encore son fils, j’étais persuadé qu’elle m’aimait comme un fils, que je ne lui étais pas indifférent, j’étais sûr qu’elle effectuait chacun de ses mouvements en fonction de moi, qu’elle m’accordait par pur amour la place centrale dans son royaume. L’ingénuité de mon orgueil n’a rendu que plus cruelle ma désillusion lorsque plus tard mes yeux se dessillèrent, et que je me découvris seul au monde, étranger au sein d’une Nature qui m’avait produit, certes, mais qui ne se préoccupait plus de moi, qui ne remarquerait même pas ma disparition, pire, qui l’exigerait.

Le spectre de la mort rompt l’harmonie que l’homme aurait pu établir avec le monde. Il lui faut affirmer sa puissance face au monde, chercher fébrilement à contrer le décret maléfique. L’endormissement au creux d’un rêve où il se parerait d’une toute-puissance fictive le menace. Il y a parfois recours, pour s’aider à vivre. Mais le cauchemar l’attend à chaque réveil. Pas de pacte possible avec le monde. Celui-ci ne reviendra pas sur sa décision, et le balayera bientôt hors de son domaine, dans ce qui pourrait bien être le néant.

Défi auquel l’homme ne peux se dérober. Il en va de lui-même. Quel Dieu invoquer ? Où chercher soutien ? Il sait son corps issu du monde, et le monde aura sur lui le dernier mot. Mais son « je », d’où est-il issu, quelle est sa filiation, quel père doit-il invoquer ? Pas le monde assurément, car celui-ci va le vomir comme un corps étranger. Ose-t-il s’avouer qu’il n’a pas de père, qu’il ne peut avoir de père, puisqu’il est « je » totalement, exclusivement, que dans toute l’étendue de sa soi-conscience, il ne rencontre rien d’autre que « je » ? Si vraiment il est apparu du néant, qu’il y retourne ! Révolte à cette idée. Il n’a pas le sentiment d’être apparu du néant. Il n’a même pas souvenir de n’avoir point existé.

Il faut à tout prix essayer de pactiser avec le monde. Il doit bien exister entre « je » et lui un point commun, sinon nous ne pourrions pas commercer ensemble. Si tout nous sépare et nous rend étrangers l’un à l’autre, l’être, au moins, nous unit, nous est commun. Le monde est. Je suis. Je partage l’être avec tous les objets qui m’entourent. Une secrète parenté, infiniment profonde, est mise à jour entre nous. Cette parenté ne dépend pas du temps, elle est essentielle. C’est une parenté, non pas entre l’être de ces objets et mon être, mais entre l’être de ces objets et moi. Petite différence, mais capitale. L’être n’est pas pour moi un attribut comme le sont mon caractère, mes aptitudes ou mes désirs. Je, en tant que pure conscience de moi, suis de l’être.

«Dans la conscience que j’ai de moi-même dans la pure pensée, je suis l’être même ; mais par là rien de cet être ne m’est encore donné à penser».
Emmanuel KANT, Critique de la Raison Pure, Garnier Flammarion, Paris, 1976, p.355




VIII


J’avais déjà vécu dans ma solitude à une époque où je ne ressentais en elle que désert stérile et glacé, où je ne voyais d’issue à mon incompatibilité avec le monde que dans l’abolition de ma propre conscience, dans ma résorption au sein de la mer éternelle. J’étais alors aveuglé par la lumière de ma propre conscience : je croyais être tout à la fois la source d’où elle émanait et l’écran sur lequel elle se projetait, désespérant par là de découvrir dans mon alcôve intérieure autre chose que ce moi clos sur lui-même, ce moi s’«auto-engendrant», donc suprêmement indépendant, mais tristement achevé. Trop indépendant pour communier sous quelque forme que ce soit avec le monde, et trop confiné dans son achèvement prématuré pour espérer une autre issue à son affrontement avec le monde que l’anéantissement.

Je savais avoir encore bien des traits de caractère à découvrir en moi, bien des forces et bien des faiblesses à mettre à jour, mais je ne pensais pas que la qualité de ma conscience, la saisie brute et nue de « je » soit, elle, capable de métamorphose ; l’impossibilité de cette évolution m’était d’une évidence axiomatique.

La première lumière du matin nous éblouit, et ne nous dévoile pas encore, à travers ses rayons, le monde qui nous entoure. Il m’a fallu un choc pour enfin m’éveiller, pour découvrir avec stupéfaction que je n’existais pas simplement, mais que je vivais, que je n'étais pas simplement le point focal de ma conscience, passif et immobile, mais que je pouvais m'y mouvoir, chaque mouvement de moi m'assénant un nouveau choc, que je recevais comme une bénédiction, car il anéantissait la finitude à laquelle je me croyais condamné.

J’ai commencé d’apprendre la confiance, j’ai découvert que j’étais inséré de toute mon épaisseur dans une multitude d’abandons et de retours, d’endormissements et de réveils, de respirations, dont la plus ample trouve les deux temps de son rythme dans ma naissance et ma mort, et que, si je n’avais fait jusqu’alors qu’exister, il me fallait commencer à respirer pour pouvoir vivre, il me fallait m’abandonner, me perdre, pour me retrouver.



IX


D’aucuns prétendent que l’enfant serait plus près des sources de la Nature, plus près de Dieu, que l’adulte. Je ne sais quelle enfance ils ont eue. Lorsque j’essaie de me souvenir du monde dans lequel je vivais enfant, du monde que créait mon esprit d’enfant, de ma Weltanschauung d’alors, je m’aperçois que jamais plus que durant ces années, les représentations, les idées, n’ont exercé leur toute-puissance sur mon âme. Elle formaient dans mon esprit des blocs compacts, sur lesquels je n’avais point prise, et qui m’imposaient leur loi sans que je pusse même avoir l’idée de m’y opposer, de les contrecarrer, de les modifier.

On avait par exemple éveillé en moi l’idée que les larmes d’un adulte étaient plus graves, plus sérieuses que celles d’un enfant. Et même si le désespoir le plus noir avait amené sur mes joues les larmes les plus amères, me donnant en toute justice le droit de les revendiquer comme étant les plus importantes, ma représentation ne s’en affectait nullement, ne se courbait point devant cette explosion de l’évidence : mes larmes restaient des larmes d’enfant, et dès que l’orage était passé, je les rétablissais à leur place, en bas de mon échelle des valeurs.

Mon monde intérieur n’offrait aucune prise sur laquelle pût s’appliquer ma pensée. Qu’on me déclarât qu’un enfant n’a pas la valeur d’un adulte, et je ne ressentais que la douleur et l’humiliation de ce jugement. Je n’avais pas la force de saisir en moi une réalité que je pusse lui opposer. Je pouvais me révolter contre les brimades auxquelles j’étais en proie de la part des personnes partageant ce jugement. Mais en tant que jugement général, je n’avais rien qui me permît de le contester, qui me permît d’en faire éclater à mes propres yeux l’injustice. Je n’avais aucun pouvoir sur mes représentations.

Cette échelle des valeurs qu’on m’avait transmise, il m’est bien clair qu’elle n’est point caractéristique de la condition d’enfant, et que d’autres en auront reçues de toutes différentes, peut-être de plus gratifiantes. Mais sur celle qu’il reçoit, quelle qu’elle soit, l’enfant n’a point prise. Elle lui est donnée au même titre que son corps et le monde qui l’entoure.

J’avais hérité d’une vision du monde peut-être particulièrement étroite, ou tout au moins trop bien définie. Si l’enfant ne peut modifier lui-même ses représentations, s’il en est nécessairement prisonnier, qu’on y prenne garde, et qu’on ne fasse pas sa prison trop triste, trop froide, trop exiguë. Peut-être est-ce à cause de l’exiguïté justement de la mienne que j’ai tôt, dès qu’un rayon de lumière m’apparut derrière les barreaux, voulu en sortir, voulu la détruire, que je n’ai pu, dès que je me suis découvert enfermé, me complaire en elle, alors que d’autres, plus chanceux, l’ont reçue si vaste, si flexible, si chaleureusement décorée, si confortable, qu’ils n’osent reconnaître que c’est quand même une prison.

Et je n’entends pas, pour sortir de ma prison, en construire une nouvelle, de mes propres mains, et me croire libre parce que je regarderais le monde à travers des barreaux que j’aurais forgés moi-même. Non ! Je salue la révolte de tout adolescent contre les représentations qu’il a héritées, mais je m’attriste de le voir s’installer dans de nouvelles représentations, qu’il a bien sûr lui-même choisies, et pourquoi il s’en croit maître, mais dont il lui devient d’autant plus difficile de s’échapper, puisque c’est devenu sa prison. Il se croit maître de son monde. A son aise ! Il l’a construit en harmonie avec ses aspirations, il se sent bien en lui. Il s’installe dans ce qui fut lui-même, mais qui, depuis que sa lutte a cessé, a cessé aussi de vivre.

Ma réalité n’est jamais contenue dans une représentation, quelque parfaite qu’elle soit, quelque soin que j’aie mis à la faire semblable à moi. Ce n’est que lorsque je renonce à une représentation, lorsque je renonce au confort qu’elle m’apportait, que j’oblige ma réalité à se manifester, à créer du neuf. Je renonce à ma représentation, je fais table rase : si ma réalité ne venait alors se manifester, je disparaîtrais. Mon renoncement à ma représentation est un acte de confiance, de confiance en ma réalité. Je ne sais pas encore ce que sera la nouvelle représentation. Je détruis l’ancienne, je me précipite dans le vide, confiant d’y trouver ma réalité créatrice. Elle m’apportera moi-même, et je créerai alors ma nouvelle représentation. Cette création me fera goûter à moi-même, à moi-même agissant, et c’est cela surtout qui a de la valeur. La représentation qui en résultera pourra éveiller ma satisfaction et ma fierté. Mais elle deviendra ma nouvelle prison, dès que je m’installerai dans le confort de sa possession. Je croirai me posséder, et ne posséderai que ma réalité fanée, son souvenir. Je ne peux saisir ma réalité que dans l’action. Et l’action, pour moi, c’est créer mon monde.



X

« Les adultes ont beaucoup à apprendre des enfants ». Ce jugement éveillait ma perplexité d’enfant. Qu’aurais-je pu apprendre aux adultes, qu’ils ne sussent déjà? C’est eux qui avaient tout à m’apprendre. J’éprouvais ces paroles un peu comme celles qu’on adresse à un chien en lui caressant le poil, et en lui affirmant avec conviction: «Mais qu’il est beau!», alors qu’il est peut-être parfaitement hideux. Je soupçonnais, pour avoir entendu ces mots le plus souvent de la bouche des membres du clergé, qu’il ne s’agissait là que d’un geste de charité à notre égard, enfants, pour nous faire oublier notre condition inférieure, bienveillance qui cadrait d’ailleurs assez bien avec la théorie générale voulant que les derniers fussent les premiers. Mais l’impression qu’on se moquait de moi l’emportait sur la vanité qu’on me flattât, et je prenais presque en pitié, voire en mépris, ces êtres qui s’abaissaient à laver les pieds de leurs inférieurs.

Je ne reconnaissais pas la valeur de ma fraîcheur, de ma spontanéité, de ma puissance d’étonnement, de la créativité de mon imagination. Je ne pouvais reconnaître ces qualités, car je ne pouvais les saisir. Ni chez moi, ni chez les autres. Les termes «frais» et «spontané» n’appartenaient pas au vocabulaire dont je me servais pour décrire mes camarades ou moi-même. Je n’avais pas encore acquis la force d’introspection qui m’eût permis de découvrir la fraîcheur en moi; et lorsque j’ai plus tard disposé de cette force, elle ne m’a pas pour autant permis de découvrir cette fraîcheur en moi, car le tribut que je dus payer pour sa conquête fut justement l’altération de ma fraîcheur.

Depuis que ma meilleure connaissance de moi m’a privé de ces qualités d’enfant, j’ai appris à en estimer la valeur, et je suis venu grossir les rangs de ces flatteurs que je méprisais. Je dis avec eux que les enfants nous montrent le chemin de la vie, et que nous ne découvrirons la plénitude de la vie que si nous désapprenons à nous posséder, à nous satisfaire dans la possession illusoire de nous-mêmes, que si nous réapprenons d’eux la fraîcheur, l’innocence, l’oubli de soi.

Il est bien sûr difficile d’apprendre la fraîcheur. Cet apprentissage exige le renoncement, renoncement à tout ce que nous connaissons, à tout ce qui fait notre certitude intellectuelle. Car la fraîcheur ne vient que de la mise à jour de quelque chose d’inconnu, quelque chose qu’on n’a soi-même ni planifié, ni construit, quelque chose qui nous envahit comme une surprise.

Mais puis-je découvrir en moi autre chose que moi, puis-je y découvrir une réalité qui me soit à ce point inconnue qu’elle puisse éveiller mon étonnement? Ne risque-t-elle pas alors d’être si différente de moi, que je ne puisse plus l’appeler: «moi»? Que pourrais-je trouver qui soit encore moi au-delà de mon monde connu, au-delà de ma représentation? Sinon des forces, des réalités qui se dérobent à la prise de mes représentations, qui ne se laissent pas enfermer en elles? N’ai-je point assez souffert de ma propre dérobade à moi-même, n’ai-je point éprouvé assez de déconfiture à vouloir saisir ma réalité, à vouloir la posséder, à vouloir l’enfermer dans ma représentation, pour ne pas savoir encore que ma réalité agissante, ma réalité créatrice, se trouve justement au-delà du monde de ma représentation? Et que, m’y abandonnant, la laissant m’envahir sans chercher à m’en emparer — mais en me laissant féconder par elle —, elle se dévoilera à moi dans toute sa fraîcheur? Dans toute ma fraîcheur.



XI


Il existe des êtres qui offrent naturellement peu d’entraves à l’effusion de leur nature profonde, qui manifestent à travers chaque mouvement de leur âme quelque chose de profondément beau et de profondément vrai. Ils ont encore une âme d’enfant, et puisent ingénument à la source de leur être. Leur nature est si vigoureuse que ni la peur ni la routine n’ont pu les retenir dans leurs filets. Leur spectacle est un rafraîchissement pour le coeur, leur commerce un enrichissement pour la vie. Il goûtent encore au doux état indissocié du Paradis, il n’ont pas rompu avec le monde dans une affirmation orgueilleuse de ce qu’ils croiraient être devenu, mais se laissent plutôt à chaque instant recréer par eux-mêmes. Peut-être sont-ils encore dans cet état béni de l’enfance parce que les préceptes de leur éducation n’ont pas entravé leur nature profonde, mais l’ont amenée harmonieusement à s’épanouir. Toutes les forces de leur nature sont encore à leur disposition, ils peuvent y puiser à leur guise, et devenir vraiment forts pour la vie.

Mais j’idéalise. Il n’existe aucun être qui soit encore totalement uni à la Nature, qui ressente même la mort comme un événement tout-à-fait naturel, qui n’éprouve point la peur de s’y perdre, qui ne cherche à se raidir contre elle dans la possession de soi-même. Qui vit dans une telle harmonie avec le monde ? Qui laisse la Nature s’exprimer si librement à travers son moi, que celui-ci s’en sente solidaire jusque dans l’endormissement de la mort ?

Ce qui est troublant, c’est que pour devenir adulte, pour devenir maître de son monde, l’enfant a dû rompre avec son créateur, il lui a fallu « pécher », il lui a fallu souffrir l’isolement dans la solitude de soi. La nature même du support représentatif qui assure au moi la possession de son monde le coupe en même temps de sa source agissante : la représentation ne peut être que le résultat de l’action, et ne peut être saisie, possédée, qu’une fois l’action terminée, qu’une fois la création achevée. Pour devenir possesseur de son monde, l’homme a dû en payer pour prix la perte de la douce union avec sa nature créatrice. Son moi s’est élevé face à elle, maître en son royaume, mais isolé en lui-même. Il a pu goûter alors l’orgueil d’être dieu, l’orgueil d’être le créateur de son monde, mais pénétra ainsi dans l’illusion, car la même évolution qui lui a fait prendre possession de son monde, l’a aussi coupé de sa source créatrice. La représentation ouvre à l’homme les yeux sur lui-même, l’intronise dieu de son monde, mais en même temps le coupe de son créateur, l’enferme dans un royaume d’illusions.



XII


Lorsque je parviens à m'abandonner au vide, à renoncer aux mille besoins futiles qui règnent sur ma conscience, et qui s'enflent de l'illusoire nécessité de meubler ma propre vacuité, s’opère alors une véritable transmutation: ma conscience, qui ne peut d’ordinaire être que la cire molle sur laquelle viennent s’imprimer les faits et gestes d’une réalité agissante, devient, en cette occasion unique, dans ce renoncement, dans cet acte d’abandon, ce que sa nature semblait justement devoir lui interdire à tout jamais : active.

Mais est-ce vraiment ma conscience, mon moi conscient qui, de son propre mouvement, s’abandonne au néant, et y découvre une réalité plus profonde, ou bien n’est-ce pas plutôt un premier mouvement de cette réalité plus profonde ─ mon moi agissant ─ qui donne à ma conscience la force de s’y abandonner ? Je ne sais. Les deux se trouvent si intimement liés dans cet acte, qu’ils n’en forment plus qu’un seul et même être. Et c’est précisément là, dans cette réunification de moi-même, dans cette réintégration de l’unité paradisiaque, que s’accomplit ma propre rédemption.

Cette étincelle qui initie la rédemption, j’aimerais l’appeler : « la grâce ». La grâce est une réalité différente de toutes celles que je connais, une réalité qui ne se révèle pas à moi par un choc, et qui échappe donc à ma définition de la «réalité». Si elle ne peut venir frapper ma conscience, c’est qu’elle procède de l’irruption d’un élément actif à l’intérieur même de ma conscience, qui investit celle-ci de telle sorte qu’elle-même devient agissante. Au moment où elle se manifeste, la grâce fait déjà partie intégrante de ma conscience, de mon être entier devrais-je dire, puisqu’il n’y a plus à ce moment-là de frontière entre moi conscient et moi agissant.

Cette réalité d’un autre ordre, plus extérieure et plus intérieure à la fois, ferment de mon propre accomplissement, ne provient ni de ma conscience seule, ni de ma réalité agissante seule, mais de la fusion des deux. Si je cherche à forcer sa nature, qui se dérobe à toute prise de conscience immédiate, à vouloir la conceptualiser malgré elle, elle se présente alors à moi sous la forme paradoxale d’une cause procédant de son propre effet : elle accomplit ma rédemption en introduisant ma conscience dans le monde créateur qui la fait naître ; mais en même temps, elle procède de l’éclosion d’un élément agissant à l’intérieur même de ma conscience ; elle provient ainsi à la fois de moi conscient et de moi agissant, des deux ensemble, c’est-à-dire de l’union qu’elle était justement censé opérer. Si je cherche à enfermer la grâce dans ma raison, je dois reconnaître qu’elle est une cause agissant non pas à partir du passé, comme l’exige le principe de causalité, mais à partir de son propre effet, à partir du futur. Je ne peux rester cohérent avec ma pensée qu’en plaçant son l’origine hors du temps, dans l’éternité, en Dieu.

C’est mon incapacité à conceptualiser la grâce dans le temps qui m’oblige à la faire procéder d’un être hors du temps, que j’appelle Dieu. Mais il m’est impossible de ne rien apprendre de Lui. Il m’est impossible d’en prendre conscience, de le ressentir comme «Autre», puisque lorsqu’il se manifeste, c’est uniquement moi, ma propre rédemption que j’éprouve. «Il opère et je deviens».

«Le Père engendre son Fils dans l’éternité semblable à lui-même. "Le Verbe était près de Dieu et Dieu était le Verbe" : il était identique à lui dans la même nature. Je dis plus encore : il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle est près de lui et de même il est près d’elle, lui étant semblable, mais il est en elle et le Père engendre son Fils dans l’âme de la même manière qu’il l’engendre dans l’éternité et non autrement. Il lui faut le faire, qu’il en aie joie ou peine. Le Père engendre sans cesse son Fils et je dis plus encore : il m’engendre en tant que son Fils et le même Fils. Je dis davantage : il m’engendre en tant que lui et lui en tant que moi, et moi en tant que son être et sa nature. Dans la source la plus intérieure, je sourds dans le Saint-Esprit ; c’est là une vie, un être, une opération. Tout ce que Dieu opère est un : c’est pourquoi il m’engendre en tant que son Fils, sans aucune différence. (...) L’agir et le devenir sont un. Quand le charpentier n’agit pas, la maison ne se fait pas. Quand la hache repose, le devenir repose aussi. Dieu et moi nous sommes un dans cette opération : il opère et je deviens.»
Maître ECKHART, Sermons, Ed. du Seuil, Paris, 1974, pour la traduction française.


Dieu est hors du temps, dans l’éternité. Mais il opère dans le temps : à chaque instant où Dieu opère, il s’engendre en moi. Je ne pourrai toutefois jamais saisir sa présence autrement que par le fait même que «je deviens».

Joaquim
Arlesheim, 1987


Muktinath


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