Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté du 9
août 2004 au 9 décembre 2006 par joaquim
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Le temps retrouvé
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Je ne résiste pas au plaisir de
retranscrire ici les mots dans lesquels culmine A la Recherche du Temps
perdu:
«Mais
qu’un bruit, une odeur, déjà
entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le
présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être
abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des
choses se trouve libérée et notre vrai moi, qui, parfois depuis
longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille,
s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une
minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir
l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il
soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne
semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend
que le mot de “mort” n’ait pas de sons pour lui; situé hors du temps,
que pourrait-il craindre de l’avenir?
(...) car ces résurrections du passé, dans la seconde qu’elles
durent, sont si totales qu’elles n’obligent pas seulement nos yeux à
cesser de voir la chambre qui est près d’eux pour regarder la voie
bordée d’arbres ou la marée montante. Elles forcent nos narines à
respirer l’air de lieux pourtant lointains, notre volonté à choisir
entre les divers projets qu’ils nous proposent, notre personne tout
entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux
et les lieux présents, dans l’étourdissement d’une incertitude pareille
à celle qu’on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de
s’endormir.
De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en
moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence
soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité,
était fugitive. Et pourtant, je sentais que le plaisir qu’elle m’avait,
à de rares intervalles, donné dans ma vie, était le seul qui fût fécond
et véritable. Le signe de l’irréalité des autres ne se montre-t-il pas
assez (...)? Aussi, cette contemplation de l’essence des choses,
j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais
comment? (...)
Mais j’aurais le courage de répondre à ceux qui viendraient me voir
ou me feraient chercher, que j’avais, pour des choses essentielles au
courant desquelles il faillait que je fusse mis sans retard, un
rendez-vous urgent, capital, avec moi-même. Et pourtant, bien qu’il y
ait peu de rapport entre mon moi véritable et l’autre, à cause de
l’homonymat et du corps commun aux deux, l’abnégation qui vous fait
faire le sacrifice des devoirs plus faciles, même des plaisirs, paraît
aux autres de l’égoïsme. (...)
Oui, à cette oeuvre, cette idée du Temps que je venais de former
disait qu’il était temps de me mettre. (...) Seulement, une condition
de mon oeuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la
bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il fallait
d’abord recréer par la mémoire. Or celle-ci était usée.
(...) c’est que le bonheur que j’éprouvais ne venait pas d’une
tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au
contraire d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait,
s’actualisait ce passé, et me donnait, mais hélas! momentanément, une
valeur d’éternité. J’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais
pu enrichir de mon trésor. Certes, ce que j’avais éprouvé dans la
bibliothèque et que je cherchais à protéger, c’était plaisir encore,
mais non plus égoïste, ou du moins d’un égoïsme (...) utilisable pour
autrui. Je n’avais plus mon indifférence des retours de Rivebelle, je
me sentias accru de cette oeuvre que je portais en moi (comme par
quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que
j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et
qui n’étaient pas les miennes).»
Marcel
Proust, Le Temps retrouvé, p. 179, Gallimard folio, 1989.
Roger Quesnoy l’a joliment dit:
«Leviers
du nouveau monde: une
madeleine, une tasse de thé, des clochers, des arbres, une phrase
musicale, quelques pavés inégaux... Et une centaine de lignes sur 3000
pages. Plus, ce serait peut-être trop!»
Roger de Quesnoy, L’Infini au fond de soi, Editions Accarias
l’Originel, 2003, p 51.
Et bien qu’il se trouve des pépites dans chacune des autres pages
de La Recherche, Proust lui-même affirme que toute l’oeuvre n’est là
que pour mettre en scène l’expérience décrite dans ces quelques pages.
Il a en fait la suprême élégance de dire l’essentiel comme en passant,
sans insister, presque nonchalamment, bien que ce qu’il livre revête
une telle importance à ses yeux que cela a justifié un travail acharné
de 3000 pages. Comme il le dit si bien lui-même:
«Une
oeuvre où il y a des théories
est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette
dernière ne fait-elle qu’une valeur qu’au contraire, en littérature, le
raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde,
chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une
impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation,
à l’expression.» op.cit. p. 189.
Cette exigence d’écriture est un véritable sacerdoce. On accole
trop souvent à Proust l’image d’un dandy infatué de lui-même. Et bien
qu’au premier abord son ego s’étale sur chaque page de la Recherche, la
désappropriation prend chez lui un caractère particulier: il est
lui-même le sujet patiemment étudié, non pas parce qu’il se complairait
en lui, mais parce que c’est le seul qu'il puisse étudier de manière si
sûre et si précise, portant sur lui un regard sans concession, presque
clinique. C’est dans ce regard-là que réside la désappropriation. Son
ego disparaît dans son engagement inconditionnel à la tâche qu’il s’est
assigné, il n’est plus que le serviteur de cette tâche, même si elle
consiste à traquer tous les plus légers mouvements de son ego, jusqu’à
ce moment où les frontières qui l’enfermaient éclatent. |
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«Il
y avait déjà bien des années
que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon
coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je
rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de
me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai
d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent
avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de
Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée
et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une
cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine.
Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha
mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait
d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé,
sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes
de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté
illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une
essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle
était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment,
ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que
signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je
ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui
m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la
vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je
cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la
connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en
moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et
que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma
disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose
la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la
vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit
se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout
ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne
lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de
quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis
faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,
qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité,
de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux
essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment
où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans
une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de
ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne
brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle,
toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les
bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue
sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que
je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une
tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui,
je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première
gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace,
voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande
profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ;
j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances
traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être
l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la
suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à
peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable
tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme,
lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le
témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur,
lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de
quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de
ma claire conscience ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction
d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir,
soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus
rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera
jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers
lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche
difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela,
de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à
mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un
coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau
de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je
ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire
bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine
ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce
que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes
des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se
lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs
abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout
s'était désagrégé, les formes - et celle aussi du petit coquillage de
pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot -
s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force
d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand
d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur
restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur
gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès
que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le
tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et
dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où
était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit
pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents
sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque là) ; et
avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les
temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais
faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et
comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de
porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent,
se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des
personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes
les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits
logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend
forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»
Marcel Proust,
Du côté de chez Swann
La phrase capitale me semble être: “me remplissant d'une essence
précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi.” |
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