Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté
le août 2005 par joaquim
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L'intérieur et l'extérieur
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Le retable
d’Issenheim de Matthias Grünewald est
une des oeuvres picturales qui me fascine et me bouleverse le plus. Il
faut vraiment le voir de
visu,
à Colmar, car les petites reproductions que vous pouvez voir à l’écran
(cliquez sur elles pour les agrandir) ne rendent nullement la puissante
impression qu'on éprouve lorsqu'on se trouve aspiré dans ce tableau,
face à ces personnages grandeur nature qui nous dominent de toute leur
hauteur. Il est en général peu judicieux de trop analyser les oeuvres,
car c’est immanquablement leur faire violence. Je vais quand même le
tenter sur la pointe des pieds, en espérant que le grand Matthias me
pardonnera. :wink:
Lorsqu’on ouvre le premier volet du retable, on découvre au centre
la scène de la Nativité, et sur le revers d’un des battants, celui de
droite, la Résurrection (ci-dessous).
Le Christ écarte les bras, les paumes tournées vers l’extérieur,
dans un geste réclamant une forte tension, qu’il accomplit pourtant
avec une impression de souveraine légèreté, et par lequel il semble
porter de l’intérieur le halo lumineux qui l’entoure — ou bien ce halo
matérialise le geste formé par les bras et les mains. La tête du
Christ, au centre de la sphère, irradie d’une lumière dans laquelle
elle se fond, de sorte que les traits du visage ne peuvent être
distingués nettement, comme si sa substance se répandait dans toute la
sphère, dans tout l’espace dessiné par les mains. Cette dissolution de
la tête et son expansion jusqu’au confins d’un univers qu’elle embrasse
intégralement, m'apparaît comme une image saisissante de l’éveil. Celui
qui n'occupait que l'espace de son corps voit ce dernier transfiguré,
retourné comme un gant, dilaté au point de contenir tout l'espace. La
sphère entière, toute sa périphérie, est devenue le coeur du Christ qui
embrasse le spectateur. L'artiste a d'ailleurs placé cette sphère de
telle sorte que son centre coïncide avec le coeur du Ressuscité. Il a
même redoublé l’impression d’éclosion en entourant la sphère d’un
liseré par lequel le bleu du linceul se prolonge tout autour du halo de
lumière, et se fond dans les ténèbres du ciel nocturne, ces ténèbres
qui entourent le monde comme un linceul que le Christ repousse de ses
bras, et qu'il transforme en lumière. L’enveloppe de la mort devient
ainsi l'habit de la vie, couleur feu et sang, comme si tout ce que
touchait le Ressuscité se trouvait transfiguré par sa victoire sur la
mort.
Après avoir été mis en terre comme une graine, le Christ ressuscite et
embrasse dans son geste la totalité de la sphère de l’être. On retrouve
à travers tous les autres tableaux du retable cette dynamique entre le
dedans et le dehors. Dans la Nativité, on découvre une scène respirant
la joie et l’harmonie, située à l’extérieur, en pleine nature
(ci-dessous).
Si l’on regarde plus attentivement, on s’aperçoit qu’il s'agit bien
d'une scène d’extérieur, mais qu'elle est située à l’intérieur d’une
clôture, matérialisée par un mur entourant la scène. Ce mur est d’une
couleur particulière, qu’on appelle “incarnat”, autrement dit la
couleur de l'incarnation, de la chair humaine, du corps. On remarquera
d'ailleurs que c'est de cette même pierre qu'est fait le tombeau que
l'on voit dans le tableau précédent. Ce mur qui entoure la scène
représente ainsi symboliquement le corps de Jésus nouveau-né, et le
seul chemin qu’on voir mener vers l’unique porte percée dans ce mur
passe par une croix qui la barre: le jardin entier est comme le corps
du Christ, et pour quitter ce corps, il devra passer par le supplice de
la croix. Encore une fois, le corps, celui du nouveau-né, n'est que le
centre d'une périphérie qui lui répond. Et à cette polarité spatiale
répond une polarité temporelle, qui s'articule elle sur le début et la
fin, sur la naissance et la mort: dans cette scène dédiée à la joie de
la naissance, apparaît déjà en filigrane la douleur de la mort. La
présence de la mort au sein même de la naissance est signalée encore
par la pièce de tissu en lambeaux dans lequel la Vierge porte l’Enfant,
qui contraste fortement avec la richesse de ses propres habits, et
qu’on reconnaît comme étant la même pièce de tissu que celle qui ceint
les reins du Christ en Croix, dans la scène de la crucifixion peinte
sur l’avers des volets fermés du triptyque (voi ci-dessous).
Cette scène est d’une dramaturgie absolument saisissante, d’un
réalisme poussé à l’extrême, en même temps qu’elle dégage une
impression surnaturelle d’irréalité. Cette irréalité provient surtout
du contraste entre le corps torturé du Christ, comme une coquille
criblée de plaies et de piques, et la vigueur du personnage qui se
tient à sa gauche, Saint Jean-Baptiste. L’irréalité est encore
renforcée par le fait que le Baptiste est mort 6 mois plus tôt, et
qu’il est représenté ici bien vivant, dans la force de l’âge. Il montre
du doigt le cadavre en croix, et prononce ces mots: Illum opportet
crescere, me autem minui (Il faut que celui-ci grandisse, et moi que je
diminue). Ces mots, prononcés par le seul élément porteur de vie dans
ce monde saturé de mort, de souffrance et de tragédie, tant par
l'expression des personnages que par la nature, ne trouve nul écho ni
vraisemblance auprès du spectateur, et apparaît comme tout simplement
incroyable. Il faut savoir que ce retable se trouvait dans un monastère
des Antonins, qui soignaient les personnes atteinte de la maladie qu’on
appelait alors le feu de Saint-Antoine,
et qu’on sait aujourd’hui être due à un parasite du seigle (l’ergot du
seigle). Ces malades étaient amenés devant le retable fermé et, en
voyant la scène terrible de la crucifixion, ne manquaient pas de
s’identifier au corps meurtri du Christ, eux dont le corps se trouvait
lui aussi déformé par la maladie et envahi déjà par la mort. Aussi
entendaient-ils les mots adressés par St-Jean Baptiste comme des mots
d’espoir, comme si St-Jean, à travers le destin du Christ, leur
montrait le chemin. On raconte que des guérisons ont été observées chez
des malades qui s’étaient recueillis devant cette scène, qui s’étaient
identifiés à ce corps torturé, et qui se trouvèrent emportés par la
puissance de la scène de la Résurrection, qui apparaissait à
l'ouverture des battants.
Finalement, le retable reconduit la thématique intérieur/extérieur,
centre/périphérie, jusque dans sa structure même, puisqu’il montre sur
sa face extérieure un corps mort, comme une coquille vide, et à
l’intérieur, lorsqu’on l’ouvre, comme on ouvrirait le corps — ou le
tombeau dans lequel il se trouve — la vie, une vie nouvelle,
resplendissante, emplissant tout l’univers.
On peut même y lire une dimension cosmologique, qui reconduit, en
plus de la thématique spatiale évoquée ci-dessus, la polarité
temporelle, dans la mesure où St-Jean, né 6 mois avant le Christ et
mort 6 mois avant lui, représente le soleil au plus haut de sa course,
au solstice d'été, le jour de la fête... de la St-Jean (24 juin). Ce
soleil resplendissant de tous ses feux a pourtant déjà commencé à
décliner, s’acheminant irrémédiablement vers l’automne, puis vers
l’hiver; alors que le Christ, né à Noël, au plus profond de la nuit,
comme une graine déposée dans la terre gelée de décembre, est fêté au
moment où le soleil est à son point le plus bas, à un moment où il
semble presqu'éteint bien qu'il ait déjà entamé son ascension qui le
conduira 6 mois plus tard à embraser le ciel de l’été.
Images
empruntées ICI
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