Regards sur l'éveil
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joaquim
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Nature du moi
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Voici un texte assez technique de Francisco Varela,
biologiste chilien décédé en 2001, qui a fait oeuvre de pionnier avec
Humberto Maturana dans le domaine des sciences cognitives. Il a donné
en 1992 une série de conférences à l’Université de Bologne dans le
cadre des “Lezioni Italiane”, publiées en français sous le titre: “Quel
savoir pour l’Éthique”, La Découverte, Paris, 1996, 2004, [voir le recensement
intéressant de Jean-Pierre Meunier] d'où je tire
les extraits suivants:
«J’aimerais
poursuivre à propos de la
vision afin d’amener la discussion précédente à un niveau plus général.
Depuis quelques années, des chercheurs ont entrepris d’étudier non pas
la “reconstruction centralisée” d’une scène visuelle au profit d’un
homoncule final, mais une mosaïque de modalités visuelles, parmi
lesquelles on comptera au moins la forme (contour, dimension,
rigidité), les propriétés superficielles (couleur, texture, réflexion
spéculaire, transparence), les relations spatiales tridimensionnelles
(position relative, orientation tridimensionnelle dans l’espace,
distance) et le mouvement tridimensionnel (trajectoire, rotation). Il
apparaît que ces différents éléments de la vision sont des propriétés
émergentes de sous-réseaux concurrents, dotés d’une certaine
indépendance et même anatomiquement séparés, mais dont la synergie
débouche sur un percept visuel cohérent. Cette architecture n’est pas
sans rappeler une “société” d’agents, pour reprendre la métaphore de
Minsky. Cette multiplicité multidirectionnelle nous paraît absurde mais
elle est typique des systèmes complexes. Je dis absurde, parce que nous
sommes habitués au mode causal traditionnel du type
entrée-traitement-sortie. Rien dans la description précédente ne
suggère que le fonctionnement du cerveau soit analogue au traitement
séquentiel de l’information; ce type de description informatisante
commune ne correspond pas du tout à la nature réelle du cerveau. En
effet, à cause de son architecture réticulée et parallèle, le mode
opératoire est différent: il y a un temps de relâchement des signaux
dans les deux sens jusqu’à ce que chacun se stabilise dans une activité
cohérente constitutive d’un micromonde. La coopération met évidemment
un certain temps avant de devenir effective, puisque, du point de vue
comportemental, chaque animal possède un rythme naturel. Dans le
cerveau humain, cette brève coopération dure de 200 à 500
millisecondes, l’“instantanéité” d’une unité percepto-motrice.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire en partant du point de vue
éthologique ou de notre propre introspection, l’activité cognitive
n’est pas un processus ininterrompu: elle est ponctuée par des
comportements qui se forment et disparaissent dans des espaces de
temps. Cette découverte des neurosciences – et, en fait, des sciences
de la cognition en général – est fondamentale, car elle nous dispense
de postuler une qualité centrale, homonculaire, pour expliquer le
comportement normal d’un agent cognitif.» pp. 78-80
«Utilisons une des meilleures illustrations des propriétés
émergentes: les colonies d’insectes. (...) Une chose est
particulièrement frappante dans le cas de la colonie d’insectes:
contrairement à ce qui se passe avec le cerveau, nous n’avons aucun mal
à admettre deux choses: a) la colonie est composée d’individus; b) il
n’y a pas de centre ou de “moi” localisé. Pourtant, l’ensemble se
comporte comme un tout unitaire et, vu de l’extérieur, c’est comme si
un agent coordinateur était “virtuellement” présent au centre. C’est ce
que j’entends lorsque je parle d’un moi dénudé de moi (nous pourrions
aussi parler de moi virtuel): une configuration globale et cohérente
qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un
centre alors qu’il n’y en a aucun, et qui est pourtant essentielle
comme niveau d’interaction pour le comportement de l’ensemble.» pp.
85-87
«On peut dire que ce que nous appelons “je”, nous-mêmes, naît des
capacités linguistiques récursives de l’homme et de sa capacité unique
d’auto-description et de narration. Comme la neuropsychologie l’a
montré depuis longtemps, la fonction langagière est elle aussi une
capacité modulaire qui cohabite avec toutes les autres choses que nous
sommes sur le plan cognitif. Nous pouvons percevoir notre sentiment
d’un “je” personnel comme le récit interprétatif continuel de certains
aspects des activités parallèles dans notre vie quotidienne. C’est de
là que viennent les continuels changements dans les formes d’attention
typiques de nos micro-identités, ainsi que la fragilité relative de sa
construction narrative.» p. 99
Le moi ne serait ainsi pas un élément stable, continu, ontologiquement
délimité, mais une simple propriété émergente de structures
sous-jacentes indépendantes, doté d’une existence non pas réelle, mais
purement nominale, un peu comme l’anticyclone des Açores, qui n’est pas
un être réel, mais la propriété émergente de certains courants
atmosphériques particuliers, et auquel il est justifié de donner un nom
uniquement en raison de sa puissance explicative.
On retrouve ainsi dans les découvertes et dans le langage de la
science une conception du moi semblable à celle que les sages qui ont
échappé à son envoûtement lui ont donné.
Cette parenté n'a pas échappé à Varela lui-même, qui s'est beaucoup
intéressé aux philosophies orientales. C'est d'ailleurs assez
réconfortant de constater qu'un scientifique comme Varela, qui est un
figure reconnue dans les sciences cognitives et un théoricien des
approches les plus modernes de la psychothérapie (le constructivisme,
aussi nommé cybernétique du 2ème ordre, et qui rassemble dans une
perspective plus large les approches systémiques, issues de la
cybernétique, et certaines approches psychodynamiques, issues de la
psychanalyse), c’est donc, disais-je, assez réconfortant de voir un
scientifique de pointe déboucher le plus naturellement du monde, à
partir de ses propres découvertes, sur une sagesse séculaire. Cela me
touche particulièrement, car je me souviens de mes jeunes années et de
mes tourments à tenter de concilier les exigenges de mon esprit
rationnel, qui refusait toute compromission avec la facilité, et cette
sagesse séculaire qui me fascinait, mais qui m'apparaissait irréelle,
comme le réconfort d'un rêve, tant que je n'en eus pas trouvé la clé.
Voici donc comment Varela a poursuivi sa pensée dans la même série de
conférences:
«En
fait, dès la première des dix
étapes du la voie du boddhisattva (et c’est un parcours
d’apprentissage!), qui est appelé acala, l’immobile, le boddhisattva
agit sans faire aucun effort, tout comme le rayon de lune éclaire toute
chose avec impartialité. Encore une fois, le paradoxe de la non-action
dans l’action, c’est que l’individu devient l’action et qu’il s’agit
d’une action non duelle. (...) Quand on est l’action, il ne reste plus
aucune conscience de soi pour observer l’action de l’extérieur. Lorsque
l’action non duelle se déroule régulièrement, l’acte est ressenti comme
fondé dans ce qui est calme et ne se meut pas. Oublier son moi et
devenir complètement quelque chose, c’est aussi prendre conscience de
sa propre vacuité, c’est-à-dire de l’absence de point de référence
solide.» pp. 58-59
C’est cette absence de point de référence solide qui doit devenir,
paradoxalement, le seul point de référence, ce qui équivaut à plonger
dans le vide:
«Certes,
cet état positif peut sembler
menaçant comme nous l’avons déjà dit à propos du wu-wei dans le
taoïsme. Ce n’est pas un fondement, il ne peut être saisi comme tel,
comme point de référence, ou comme refuge pour un sentiment du moi. On
ne peut pas affirmer son existence – pas plus qu’on ne peut la nier. Ce
ne peut être un objet de l’esprit ou de la conceptualisation; il ne
peut pas être vu, entendu ou pensé. C’est ce qui explique les
nombreuses images utilisées traditionnellement pour le désigner, dont
la vision de l’aveugle ou une fleur qui éclôt dans le ciel. Lorsque
l’esprit conceptuel essaie de le saisir, il ne trouve rein et se
retrouve donc en face du vide. Il ne peut être connu que directement.
Il est appelé nature de Bouddha, non-esprit, esprit primordial,
boddhicitta absolue, esprit de la sagesse, Toute-Bonté, Grande
Perfection, Ce-qui-ne-peut-être-fabriqué-par-l’esprit, Naturel; il
n’est pas vraiment différent du monde ordinaire; c’est ce même monde
ordinaire, conditionnel, impermanent, douloureux, sans fondements, vécu
(connu) comme l’état suprême inconditionnel. Et la manifestation
naturelle, l’incarnation de cet état est appelé karuna – la compassion
inconditionnelle, impavide, “inexorable”, spontanée. Comme le dit avec
justesse un maître tibétain contemporain dans un poème: “Lorsque
l’esprit raisonnant ne s’attache plus et ne saisit plus, [...], on
s’éveille à la sagesse avec laquelle on et né, et l’énergie
compatissante surgit dans toute sa simplicité.”» pp. 113-114 |
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Le contenu de la conscience n’est pas réel
au
sens où il recèlerait la réalité des objets perçus. Ces objets ne sont
pas réellement présents dans la conscience, seuls le sont les images
qu’elle-même se construit de ces objets. Les objets eux-mêmes sont
inconnaissables dans leur être-en-soi, c’est-à-dire dans leur
être-existant- indépendamment -de-toute-conscience. L'image de l'arbre
qui m'apparaît renvoie à un véritable arbre inconnaissable directement.
Mais examiner le
contenu de notre conscience ne nous rapproche pas plus de la
réalité-en-soi qu’examiner le monde extérieur. L'un et l'autre ne sont
pas des réalités-en-soi, mais des construction évanescente de la
conscience. Tout au moins tant qu’on ne touche pas une vraie réalité à
l’intérieur de la conscience. Cette réalité, la seule qui y soit
présente, c’est “Je”. Mais il est bien caché, il est drapé dans
l'illusion, on ne le voit jamais, on ne le perçoit jamais. C’est
cela l’essence du chemin: faire taire le
brouhaha qui meuble la conscience, rester seul face à son propre vide,
devenir ce vide, et découvrir qu'il EST. Au-delà de toute distinction
subjective / objective; il est, c’est tout. |
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Dennett affirme, comme l’ont fait
Hofstadter (qui a co-écrit un livre avec
Dennett) dans un texte déjà cité ici,
et Varela,
que la scène perçue subjectivement par la conscience est une
“reconstitution centralisée” à partir de différents éléments plus ou
moins indépendants. Si bien que supposer qu’il y ait là “quelqu’un” qui
regarderait “quelque chose” revient à une vision naïve d’un “théâtre
cartésien” où un “je” individuel verrait un objet particulier. Cela,
c’est le résultat des investigations des neurosciences des dernières
décennies, et leurs résultats sont indiscutables. Il convient toutefois
de préciser qu’on est là sur le terrain de la science objective, donc
borné par nature. A l’intérieur de ce cadre scientifique ainsi défini,
on peut avec justesse prétendre que la conscience humaine est une
propriété émergente de la matière lorsque celle-ci atteint un degré de
complexité suffisant, tel qu’on le trouve dans le cerveau humain [ou le
résultat de la compétition darwinienne de sous-structures cérébrales,
comme le montre Dennett]. Seulement, on aura pour ce faire occulté un
élément capital: on n’aura pas pris en compte le fait que cette
réflexion portant sur l’émergence de la conscience se déroule elle-même
à l’intérieur d’une conscience déjà existante. En fait, il ne saurait y
avoir de vérité ou d’erreur sans conscience, ni d’enchaînement causal,
ni de dénomination d’objets, ni rien de ce qui constitue toute
réflexion, y compris la réflexion sur l’émergence de la conscience,
sans conscience. Les éléments inanimés à partir desquels la conscience
émergerait n’existent, eux non plus, sous la dénomination d’ “éléments
inanimés”, que dans la conscience, et nulle part dans la “réalité” —
qui elle-même n'est “réalité” que pour une conscience.
On
peut bien prétendre que la conscience ne
perçoit pas l’objet réel, mais seulement une image, puis contester même
la réalité de cette image, qui ne serait qu’une impression d’image. On
sent bien qu’on est pris dans une régression à l’infini, vertigineuse,
qui nous oblige à contester la réalité de tout ce sur quoi on
chercherait à asseoir les bases de la conscience. Comme tu le dis, “non seulement l'image n'est pas
la chose, (...) mais de plus, l'image n'existerait même pas”.
Ni l’objet, ni l’image, ni l’impression de l’image, ni l’impression de
l’impression de l’image, etc., ne nous conduisent à un résidu de
réalité sur quoi prendre appui. On attrape le vertige, et on se sent
piégé dans un univers de mots, qui cherchent désespérément à
s’appliquer à une réalité qui décidément échappe toujours. Il faut bien
se résoudre à reconnaître qu’il n’y a pas de réalité dans la
conscience: il n’y a ni l’objet, ni l’image de l’objet, ni l’impression
de l’image de l’objet, etc. Et pourtant, cette théorie, scientifique,
objective et donc vraie, perd de vue qu’elle-même est construite, à
l’instar de tout discours, précisément sur les objets présents dans la
conscience. Pour qu’une théorie quelle qu’elle soit puisse être
élaborée, et cela vaut aussi pour celle-ci, il faut qu’existe au
préalable une conscience habitée d’objets. Et nous voilà revenu à notre
point de départ. C’est le serpent qui se mange la queue. On touche là
vraiment du doigt le vide sur lequel on est construit, et on réalise
même la qualité particulière de ce vide: il n’y a nulle part “quelque
chose” sur quoi prendre appui, parce que tout prend appui sur tout,
dans une ronde où tout est à la fois point de départ et point
d’arrivée. Je reprends ici une citation sur laquelle je suis tombée
hier en cherchant le sens de vacuité dans le bouddhisme:
«Ainsi, Ringou Tulkou Rimpotché en parle en ces termes (extrait du
livre Et si vous m'expliquiez le bouddhisme?):
Selon le bouddhisme, tout est en essence vacuité (shûnyatâ ou
s'u-nyata-), tant le samsâra que le nirvâna. Shûnyatâ ne signfie pas «
vide ». C'est un mot très difficile à comprendre et à définir. C'est
avec réserve que je le traduis par « vacuité ». La meilleure définition
est, à mon avis, « interdépendance », ce qui signifie que toute chose
dépend des autres pour exister. [...] Tout est par nature
interdépendant et donc vide d'existence propre.»
Source ici
“Tout
est par nature interdépendant et donc vide d'existence propre.” |
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Autopoièse, énaction et éthique
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un lien m'est apparu entre le thème du fond
et
de la forme qui nous occupe ici, et les théories de Francisco Varela
sur l’épistémologie et l’éthique dont j’avais parlé ailleurs.
Je vais essayer de résumer sa théorie. Pour lui, la connaissance
n’est pas quelque chose d’abstrait qui serait extrait de l’expérience.
La connaissance est présente dans l’expérience, et s’affine avec chaque
nouvelle expérience, non pas de manière abstraite, mais parce que
l’être connaissant se construit à travers la connaissance qu’il
acquiert du système dans lequel il agit et sur lequel il agit. Dans ce
sens, il n’est pas nécessaire que l’expérience soit une expérience
cognitive au sens strict: toute expérience, y compris, par exemple,
celle de la cellule immunitaire qui entre en contact avec un antigène,
est acte de connaissance. Et cet acte de connaissance ne se déroule pas
dans un monde parallèle, abstrait, mais à l’intérieur même de la
réalité concrète; il n’est pas détaché de cette réalité, mais procède
d'elle en même temps qu'il contribue à la modeler. L’individu qui
connaît se construit à travers la connaissance qu’il acquiert de son
milieu, et modèle en retour son milieu. Varela a développé, avec
Humberto Maturana, le concept d’autopoïèse, dont j'emprunte la
définition à l’encyclopédie en
ligne Wikipedia:
Citation: |
Selon
Varela, « un système autopoïétique est organisé comme un réseau de
processus de production de composants qui
- régénèrent
continuellement par leurs transformations et leurs interactions le
réseau qui les a produits
- constituent le système
en tant qu'unité concrète dans
l'espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se
réalise comme réseau. »
Varela, F.,
(1979), Autonomie et connaissance, trad. Paul Dumouchel et Paul
Bourgine, Paris, Seuil, 1989 |
Varela a également développé le concept d’énaction.
Il entend par là une interaction réciproque permanente entre perception
et motricité, qui constituent ensemble le moteur de l’apprentissage du
comportement pour tout système vivant, autrement dit une cognition incarnée.
Selon cette théorie, il n’existe pas de perception neutre, indépendante
du sujet et de la manière dont celui-ci s’inscrit dans son
environnement. « La connaissance ne préexiste pas en un seul lieu ou en
une forme singulière, elle est chaque fois énactée dans des
situations particulières. » (Varela, F., Thompson, E., & Rosch,
E. L'inscription corporelle de I' esprit, 1993 p.97).
Varela a établi un lien entre sa théorie de la connaissance et le
bouddhisme. Il a en effet dû quitter son pays, le Chili, à la chute
d’Allende, et il a vécu alors une grave crise personnelle. Il s’est mis
à l’école du bouddhisme auprès de Chögyam Trungpa, et est devenu par la
suite un ami personnel du Dalaï Lama, avec qui il a organisé les
rencontres “Esprit et Vie” à Dharmsala. Dans le livre: “Quel savoir
pour l’éthique”, que j’ai cité dans un autre post,
il part des considérations biologiques qu’il a développées pour
déboucher sur des considérations éthiques et spirituelles. Au début de
son ouvrage, il écrit:
Citation
de Francisco Varela : |
Considérons
une journée normale. Vous marchez tranquillement dans la rue, en
réfléchissant à ce que vous devez dire à une prochaine réunion. Vous
entendez un bruit d’accident, ce qui vous incite immédiatement à voir
si vous pouvez être d’un quelconque secours. Ou bien, vous arrivez au
bureau et, constatant l’embarras de votre secrétaire sur un certain
sujet, vous détournez la conversation par une remarque humoristique.
Les actes de ce type ne sont pas le fruit du jugement ou du
raisonnement, mais d’une aptitude à faire face immédiatement
aux événements. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous
accomplissons ces gestes parce que les circonstances les ont déclenchés
en nous. Il s’agit pourtant de véritables actions éthiques; en fait,
elles représentent le type le plus courant de comportements éthiques
dont nous faisons preuve dans la vie de tous les jours. |
Varela assigne à ce comportement éthique spontané une valeur supérieure
au jugement moral, qui s’appuie sur un “je” central qui se veut la
cause d’une action réfléchie et délibérée. Il s’inscrit ainsi à
contre-courant de la pensée orthodoxe occidentale, mais dans la droite
ligne de la pensée orientale, et commente longuement le sage chinois
Mencius, lequel qualifie celui qui agit sous l’effet d’un jugement
moral d'“honnête homme du village”, ce qui dans sa bouche veut dire à
peur près "petit bourgeois", et l’oppose à l’homme véritablement
vertueux, qui est celui “qui agit à partir des dispositions qui sont
les siennes au moment même de l’action parce qu’il les a cultivées”. Il
souligne ici le rôle capital de l’apprentissage, aussi bien dans sa
théorie de la connaissance — construite à partir de bases biologiques,
pour laquelle la connaissance n’est rien d’autre que la construction
d’un rapport entre le système vivant et son milieu, autrement dit un
apprentissage —, que dans le cheminement spirituel et éthique, où il ne
s’agit pas tant de découvrir la vérité, plutôt que de l’incarner peu à
peu par un lent travail. Je cite encore un passage que je trouve
particulièrement illustratif:
Citation
de Francisco Varela : |
La
question est très bien exposée dans le Tao Te King de Lao
Tseu, où il se présente sous la forme de la célèbre formule, difficile
à traduire, du wu-wei
(“rien-faire”):
«L’homme de la plus haute vertu ne s’en tient pas à la vertu, et c’est
pourquoi il possède la vertu [...].
L’homme de la plus basse vertu ne s’éloigne jamais de la vertu et c’est
pourquoi il ne possède pas la vertu [...].
Ainsi le sage agit grâce au wu-wei
et il enseigne sans aucune parole [...].
Alors les mille choses prospèrent sans interruption [...].
De moins en moins de choses sont faites jusqu’à ce que le wu-wei soit
accompli.
Lorsque le wu-wei
est accompli, rien ne reste non fait.»
Le grand problème de cette formulation, c’est qu’elle sonne comme
un paradoxe. C’en est effectivement un, mais ce n’est pas un cercle
vicieux. La solution consiste à en combiner les deux niveaux en un
métaniveau que l’on ne pourra jamais découvrir par la seule analyse
logique, comme beaucoup de savants ont essayé de la faire. En fait, le wu-wei désigne une expérience et un
parcours d’apprentissage,
et non une simple découverte intellectuelle. Il désigne l’acquisition
d’une disposition où la distinction absolue entre le sujet et l’objet
de l’action disparaît pour être remplacée par l’acquisition d’un
savoir-faire où la spontanéité l’emporte sur la délibération. Comme
dans tout savoir-faire véritable, il s’agit d’une action non-duelle.
pp. 56-57
Encore une fois, le paradoxe de la non-action dans l’action, c’est que
l’individu devient
l’action et qu’il s’agit ainsi d’une action non-duelle: “Cette action,
dit Martin Buber, est celle de l’homme parvenu à sa pleine croissance,
celle que l’on a désigné comme un rien-faire; parce que rien d’isolé,
rien de partiel ne se meut plus dans l’homme, et que rien de lui
n’intervient plus dans le monde [...]” (Martin Buber, Ich und Du,
1923). Quand on est
l’action,
il ne reste plus aucune conscience de soi pour observer l’action de
l’extérieur. Lorsque l’action non-duelle se déroule régulièrement,
l’acte est ressenti comme fondé dans ce qui est calme et ne se meut
pas. Oublier son moi et devenir complètement quelque chose, c’est aussi
prendre conscience de sa propre vacuité, c’est-à-dire de l’absence de
point de référence solide. Cette prise de conscience est bien connue de
tous les experts et, en Occident, elle a été souvent remarquée par les
athlètes car la conscience de soi est ressentie plutôt comme une gêne
plutôt que comme une aide. pp.58-59 |
La quête éthique de Varela débouche sur la compassion spontanée
inconditionnelle, qu’il illustre par ces phrases: «Comme le dit avec
justesse un maître tibétain contemporain dans un poème: “Lorsque
l’esprit raisonnant ne s’attache plus et ne saisit plus, [...], on
s’éveille à la sagesse avec laquelle on et né, et l’énergie
compatissante surgit dans toute sa simplicité.”»
Je pense que ces réflexions, dans le domaine éthique, peuvent aussi
s’appliquer au domaine de la création telle que nous l’avons abordé à
propos du fond et de la forme. Le fond correspondrait sur le plan de la
création au jugement sur le plan éthique, à ce qu’on veut
dire, à partir d’un “je” central qui se veut la cause d’une action
réfléchie et délibérée. La forme, au contraire, serait le résultat d’un
apprentissage, d’un processus qui se
fait, et qui se fait d’autant mieux que la conscience de le faire
disparaît complètement, et que ne subsiste plus que le plaisir de le
faire, l’amour de le faire.
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