Regards sur l'éveil
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Posté par
joaquim
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Le stade du miroir
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L’accession à la conscience de soi est
tributaire du contact avec un autre être lui-même conscient de soi.
Comme l’a très bien décrit Lacan, la conscience de soi naît chez
l’enfant à travers l’image que lui renvoie de lui-même le regard de
l’autre. La conscience de soi ne ressort dès lors pas du domaine du
réel, mais du domaine du symbolique, car elle n’existe pas
en-et-par-soi, mais dans la relation à l’autre, et nécessairement à
travers le langage. Phronimos
a très bien résumé la pensée de Lacan en ces termes:
«L'analyse
du "Stade du
miroir" est l'illustration de ce processus par lequel se constitue un
sujet qui ne peut jamais se saisir comme tel. Il représente en effet le
moment où l'enfant acquiert par un processus d'identification lié à la
fonction de l'imaginaire, le sentiment de son corps propre. Si, dans un
premier temps, l'enfant se prend pour autrui dans sa relation
imaginaire (il parle de lui à la troisième personne ), dans un second
temps il introduit une distance par rapport à cet imaginaire et arrive
à comprendre
1/ que l'image et la réalité diffèrent et que
2/ l'image qu'il voit dans le miroir est bien la sienne. Pour
Lacan, le "Stade du miroir" est bien "formateur pour la fonction de Je"
car il structure le corps vécu qui était au préalable morcelé. Mais
surtout cette expérience préfigure l'opposition du sujet et du moi; le
"stade du miroir" manifeste "la matrice symbolique où le je se
précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la
dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui
restitue dans l'universel sa fonction de sujet" (Ecrits I).
L'émergence de la subjectivité est ainsi immédiatement vouée à
l'aliénation imaginaire à l'autre au moment même où la fonction
symbolique du langage lui restitue quelque chose d'elle-même. Ainsi on
pourrait avancer qu'au moi correspondent la dimension de l'imaginaire,
le regard et la réification (il est objet, voir plus loin Hegel); et
qu'au sujet correspondent le je, la tension et la scission, le désir et
la dimension symbolique du langage.»
L’émergence de la soi-conscience est ainsi également la naissance de la
tragédie humaine, puisque la conscience, au moment où elle se saisit
dans un acte jubilatoire comme une réalité consistante, bascule dans
l’illusion, puisqu’elle n’est en fait que la projection dans un espace
symbolique du rapport qu’entretient son appareil psychique avec le
monde et avec autrui. «L'émergence de la subjectivité est ainsi
immédiatement vouée à l'aliénation imaginaire à l'autre au moment même
où la fonction symbolique du langage lui restitue quelque chose
d'elle-même.». On trouve ici exprimé dans le langage de
l’existentialisme du XXème siècle les enseignements des anciennes
traditions spirituelles, qui affirmaient le caractère illusoire du moi
tel qu’il nous apparaît dans la conscience, puisqu’il provoque notre
propre aliénation, à nous-mêmes et au monde, dès lors qu’on s’identifie
à lui.
Phronimos, que j’ai cité ci-dessus, livre dans son article sur
Lacan un bref résumé de la philosophie de Sartre, qui exerça une
influence sur Lacan, mais qui présente pour notre propos un intérêt
particulier. Il écrit:
«Pour
Sartre le sujet
authentique est "néant" car il échappe à toute définition, à tout
emprisonnement à une quelconque essence prédéfinie: par différenciation
d'avec les objets fabriqués dont l'essence précède l'existence, le
sujet humain est libre, il n'est rien de prédeterminé avant les actions
qu'il choisit de faire, c'est-à-dire qu'il n'est jamais, par sa
conscience qui est pure transcendance, ni identique à lui-même, ni
identifiable. Il est ainsi liberté, scission constante d'avec lui-même.
Pourtant il peut s'aliéner, se réifier, car chacun peut céder à la
mauvaise foi, s'identifier à une essence, à un personnage à un rôle: il
cesse alors d'être néant, il devient quelque chose et perd la liberté
constitutive de son humanité, sa subjectivité authentique. Il se réduit
ainsi pour autrui à un image à laquelle il adhère.»
Ce qui est très remarquable et en même temps très troublant, c’est que
Sartre n’ait pas perçu cette liberté radicale comme une source
inépuisable de renaissance à soi-même à partir de son propre centre
d’inviolabilité, mais fondamentalement comme un état tragique. Il en
donne une illustration saisissante dans son roman “La Nausée”, qui
culmine dans ces phrases:
«A
présent, je me reconnais,
je sais où je suis: je suis au Jardin public. Je me laisse tomber sur
un banc entre les grands troncs noirs, entre les mains noires et
noueuses qui se tendent vers le ciel. Un arbre gratte la terre sous mes
pieds d’un sombre noir. Je voudrais tant me laisser aller, m’oublier,
dormir. Mais je ne peux pas, je suffoque: l’existence me pénètre de
partout, par les yeux, par le nez, par la bouche...
Et tout d’un coup, d’un seul coup, le voile se déchire, l’ai compris,
j’ai vu.
6 heures du soir.
Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content; au
contraire, ça m’écrase. Seulement mon but est atteint: je sais ce que
je voulais savoir; tout ce qui m’est arrivé depuis le mois de janvier,
je l’ai compris. La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas qu’elle
me quittera de sitôt; mais je ne la subis plus, ce n’est plus une
maladie ni une quinte passagère: c’est moi.
Donc, j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du
marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je
ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient
évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes
d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface.
J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse
noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis
j’ai eu cette illumination.
Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je
n’avais pressenti ce que voulait dire “exister”. J’étais comme les
autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits
de printemps. Je disais comme eux “la mer est verte; ce point
blanc, là-haut, c’est
une mouette”, mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette
était une “mouette-existante”; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle
est là, autour de nous, en nous, elle est nous,
on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne
la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne
pensais à rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la
tête, le mot “être”. Ou alors, je pensais... comment dire? Je pensais
l’“appartenance”, je me disais que la mer appartenait à la classe des
objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même
quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles
existaient: elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans
mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances.
Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que
c’était l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien,
tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors,
sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d’un coup, c’était
là, c’était clair comme le jour: l’existence s’était soudain dévoilée.
Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite: c’était
la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l’existence. Ou
plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc: la diversité des
choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce
vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en
désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité.»
Jean-Paul
Sartre, La Nausée, Gallimard, folio, 1938, pp.180-182.
Voilà un auteur qui s’élève, par un intense questionnement intérieur,
au-dessus de la médiocrité quotidienne, et perçoit la réalité au-delà
des apparences plaquées qu’elle nous présente lorsqu’on la subit
paresseusement. C’est le chemin que les traditions spirituelles
invitent à suivre pour échapper à l’ensorcellement des apparences, et
accéder à ce qui est. Et pourtant Roquentin (c’est ainsi que se nomme
le narrateur du roman) se retrouve englué dans une réalité qui lui
demeure étrangère, il ne ressuscite pas à sa vraie nature à travers
elle, mais découvre au contraire en elle une qualité qui l’étouffe, et
qui est lui-même: «La Nausée ne m’a pas quitté et je ne crois pas
qu’elle me quittera de sitôt (...): c’est moi.» C’est une expérience de
même nature, bien que d’une intensité notablement moindre que celle que
décrit Patrick Süskind dans “Le Parfum” (cf. le post sur ce
sujet).
J’ai lu ces derniers jours, après m’être abonné à la Revue du 3ème
millénaire et en avoir commandé certains anciens numéros, plusieurs
descriptions d’une prise de conscience de la “réalité de la réalité”,
vécue non pas sous son aspect tragique, mais rédempteur; j’en
retranscris une ci-après:
«Un
dimanche d’automne à la
campagne. Quelques amis sont venus passer le week-end et le repas
terminé, certains se préparent à faire une promenade dans les bois,
d’autres à passer l’après-midi à bavarder devant le feu de cheminée. Je
suis dans la cuisine pour effectuer quelques rangements avant de les
rejoindre, lorsque soudain je prends conscience que quelque chose est
changé, différent.
Tout est net, clair, limpide, immédiat, comme si un voile avait été
enlevé, comme si une vitre avait disparu. Je n’ai plus l’impression de
regarder autour de moi, le centre du regard a disparu, “je” ne suis
plus dans le regard.
Les autres, le monde qui m’entoure, le personnage que je suis
participent d’une même vie, d’une même substance, sans séparation, sans
rupture, dans un même mouvement fluide et harmonieux. Les gestes
coutumiers se déroulent d’eux-mêmes, simples, faciles, portés par un
silence intérieur intensément présent. Silence et amour infini qui
émane de sa propre nature irradie de lui-même et de toute chose.
L’apparence du monde n’a pas changé mais le monde vit autrement,
habité par ce silence et cet amour qui sont le coeur de toute chose et
de toute vie. Le personnage (que je suis) n’a pas changé, mais “je”
n’est plus dans le personnage, remplacé par ce silence et cet amour qui
rayonne et chante à l’infini.»
Marigal, Un
Voyage sans Itinéraire, Revue 3ème Millénaire, No 47, 1998, p. 28.
Françoise Bonardel
a signalé la parenté en même temps que la différence entre la
conscience tragique de Sartre et l’éveil bouddhique:
«La
réalité-humaine est
souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être comme
perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir
l'être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se
perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse,
sans dépassement possible de l'état de malheur." L'être et le néant,
Gallimard, Tel, 1943, p. 129. (...) Sartre semble considérer comme un
point final indépassable la situation existentielle à partir de
laquelle le bouddhisme commence quant à lui à opérer. Car la seule
"délivrance" envisageable pour l'existant c'est, nous allons le voir,
de consentir à l'expulsion de soi à quoi le contraint l'existence, sans
qu'il soit à ce propos possible de confondre révélation de la
contingence et illumination (satori). (...) Si l'on ne peut donc
créditer l'angoisse d'être en soi facteur d'Eveil, le décollement de la
conscience ainsi devenu perceptible ne révèle pas seulement à
l'existant qu'il abrite son propre néant puisqu'il lui est également
donné d'entrevoir le "rien" de sa liberté, ouvrant il est vrai un abîme
bien plus vertigineux encore (...) : "Dans l'angoisse la liberté
s'angoisse devant elle-même en tant qu'elle n'est jamais sollicitée ni
entravée par rien.» L’être et le néant, op.cit., p. 71.
Le saut dans le néant exige, pour pouvoir nous restituer notre être
véritable, la reddition complète et sans condition de celui qui se
croit être et ne fait pourtant que masquer notre être véritable. Sartre
est un peu comme quelqu’un qui se trouverait au bord d’un précipice,
fasciné et attiré par le vide mais ne trouvant pas en lui la confiance
suffisante pour s’y précipiter sans réserve. Plutôt que confiance, je
préfère en fait le terme de foi, malgré les lourdes connotations qu’il
traîne derrière lui, car nul n’est capable, de son propre chef, de
sauter dans le vide. Pour se sacrifier soi-même, il faut que, d’une
manière ou d’une autre, intervienne la grâce. Par quel miracle
pourrait-on en effet renoncer délibérément à soi? Tout acte que nous
accomplissons ne peut qu’affirmer quelque chose de nous, quand bien
même ce serait notre volonté de renoncer à nous-mêmes qu'on
affirmerait. Seule la grâce peut donner à notre petit moi la force, qui
s'appelle alors la foi, de se sacrifier lui-même, de sauter dans le
vide. La foi, ce n'est pas l'espoir que « quelqu'un » vienne nous
sauver. La foi, c'est une confiance, un état de confiance si intense,
qu'on y puise la force de renoncer à soi, d'accueillir Dieu. C'est Dieu
qui se cherche à travers nous.
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L'amour procède d’un manque, d’une
incomplétude,
de quelque chose qui nous fait défaut, comme dit Plume, “par nature”.
Pour éclairer ce manque, il faut remonter aux origines. Aux origines de
la tragédie de chacun d’entre nous. Lorsque le petit d’homme tombe dans
le monde (selon l'expression de St-Augustin), il passe de l’état
d’équilibre parfait dans l’univers matriciel, à un état de déséquilibre
aigu: il ressent pour la première fois la gravité, lui qui flottait
sans poids dans le liquide amniotique, il doit passer par un étroit
défilé qui lui comprime tout le corps, pour déboucher dans un monde qui
l’agresse par la lumière, le froid, le bruit, et surtout, pour la
première fois, il se trouve en manque: d’oxygène. Sa première
respiration sera accompagnée d’un cri, qui signe sa perte d’autonomie
et inaugure sa dépendance vis-à-vis du monde extérieur. Cette
dépendance s’élargira encore vis-à-vis des autres, qui sont seuls
capables de combler son manque (de chaleur, de nourriture, etc...), mais qui peuvent aussi refuser
de le faire.
C’est à travers cette double articulation du désir et de l’angoisse que
s’établira son rapport à l’autre, puisque ce dernier est capable de le
combler, mais aussi de le frustrer, voire de le détruire.
Ce drame-là, le petit d’homme le partage avec tous ses frères
mammifères. Mais un autre drame l’attend, qu’il sera seul à vivre:
tomber hors de la nature, pour devenir “sujet” dans le monde du
langage, dans le monde du sens, du signe, du signifiant. L’enfant
s’extirpera hors de son vécu intérieur, physiologique, pour entrer dans
le monde de l’Autre, du langage, et devenir à travers ce dernier un
être conscient de lui-même. Il faut bien voir là que l'accession au
statut de sujet se fait sur la base d’une aliénation radicale: ce que
j’appelle “moi” est le fruit de ma chute dans le monde de l’“autre”.
L’autre devient ainsi celui par qui j’existe, celui qui me fait accéder
au sens que je suis, en même temps qu’il est celui qui est... autre,
autrement dit non présent en moi, échappant à mon pouvoir, battant
ainsi en brèche mon aspiration à l'autonomie. Le sujet n'existant que
dans l'ordre du langage, sa partie réelle, celle qui le fonde dans
l'ordre de la nature, lui échappera ainsi toujours: elle ne se laissera
jamais englober dans le signifiant, mais apparaîtra au sujet uniquement
sous la forme d’un manque, ou comme le dit Lacan, de l’angoisse. Dans
son séminaire X sur l’angoisse, Lacan développe ce thème: la fondation
du sujet dans l’autre implique l’apparition d’un reste impensable,
invisible, inaccessible par le signifiant, abordable uniquement par la
voie de l’angoisse, et autour duquel tourne le désir.
C’est là tout le mystère tragique et merveilleux de la “nature”
humaine: nous ne sommes pas construit, en tant que sujet, sur “quelque
chose”, mais sur “rien”, sur un manque, adossé à un autre qui nous
échappe, et en qui nous sommes condamnés à chercher le sens qui nous
fonde. Tragique, car le “reste” inaccessible au signifiant, la partie
réelle échappant au langage sur laquelle nous sommes construits ne se
révèle qu’à travers l’angoisse; et merveilleux, car nous sommes
suspendus dans le vide, pure ouverture d’un “rien” sur un autre “rien”.
Dans l’amour, j'opère deux gestes: un geste d’appel, parce que j’aime
en l’autre ce qui me manque (non pas certaines caractéristiques
particulières, mais mon propre sens), et en même temps je donne à
l’autre, par l’amour, quelque chose que je n’ai pas, puisque je suis
“rien”. Je ne sais pas si vous percevez l’équilibrisme de funambule sur
lequel est construite la conscience humaine. Deux “riens”, habités
chacun par leur propre manque, se rencontrent. Pire qu'un funambule:
deux trapézistes dont aucun n’est arrimé. Si par malheur ils cherchent
chacun à se saisir de l’autre, à le prendre en soi pour se
l’approprier, ils chutent tous les deux; mais si, par contre, ils
demeurent dans l’ouverture, s’ils placent leur centre de gravité dans
le “rien” de l’autre, quelque chose se met à fluer et à refluer,
quelque chose qui est “rien” pour le signifiant, qui n'appartient donc
pas au langage. Ce quelque chose qui n'appartient pas au langage (qui
appartient donc, nécessairement, au réel), c'est l'amour, et je crois
bien que c'est même le fondement de la réalité. Quelque chose que je ne
découvrirai jamais en moi, mais toujours à travers le don du “rien” que
je suis, et l’accueil de l’autre. |
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Comment cerner l'infini avec notre être qui est par définition fini ? Bien sûr, nous sommes des êtres finis, et
pourtant nous portons en nous une aspiration à l'infini, qui déjà, en
soi, ouvre une brèche dans notre finitude. Mais tant qu'elle attend sa
réponse, cette aspiration est douloureuse, c'est la conscience
tragique. C'est cette aspiration à l'infini qui jette l'être humain
hors de la quiétude paradisiaque de la conscience animale, et lui donne
le désir de Dieu. C'est à cause de cette aspiration que l'être humain
se met en marche, en quête d'une réponse. Mais sa question n'est pas
une simple question qu'il se poserait: elle s'impose à lui lorsqu'il se
questionne lui-même, de sorte qu'il apparaît lui-même être
la question. Et la réponse ne saurait être une simple réponse, car elle
demeurerait extérieure à lui: il faut nécessairement que la réponse soit
lui-même. Cela semble contradictoire, exactement dans la même mesure
que les contradictions que vous avez relevées. La solution d'un
paradoxe ne se trouve pas au niveau de ses termes, puisqu'ils sont
justement paradoxaux, c'est-à-dire sans réponse satifaisante. Un
paradoxe survient toujours lorsqu'on pose une question à l'intérieur
d'un système trop étroit pour la contenir. Et c'est bien le cas avec
cette question, car elle est posée à l'intérieur du système de la
pensée, qui fonctionne sur le mode de la dualité, en définissant un
objet de pensée sur lequel se penche le sujet qui pense. Or ce dernier
se dérobe résolument à devenir lui-même objet de pensée. Lorsqu'on l'y
force, il devient alors la
question. Mais une question sans réponse. La réponse ne peut se trouver
dans la pensée, puisque la pensée se déroule à l'intérieur du sujet;
or, comme la question qui nous occupe concerne le sujet lui-même, elle
se déroule nécessairement dans un monde plus vaste que le sujet, qui
l'engloberait.
La réponse ne peut donc se trouver qu'en amont de la pensée: ni dans le
sujet qui pense, ni dans l'objet de sa pensée, mais dans l'étincelle
d'où toute pensée découle. Dans cet instant créateur, lorsque, avant
toute pensée, on n'est rien d'autre que l'être, qu'on est l'être nu.
Comme l'a dit Kant: «Dans la
conscience que j’ai de moi-même dans la pure pensée, je suis l’être
même ; mais par là rien de cet être ne m’est encore donné à penser».
Un instant de totale liberté, antérieur à tout déterminisme, donc
suprêmement individuel, mais en même temps antérieur à toute
détermination, donc universel. Un instant hors du temps, dans
l'éternité.
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