Regards sur l'éveil
Café philosophique, littéraire et
scientifique
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Posté du 23
novembre 2005 au 16 février 2008 par Pierre
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Mise à l'eau
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Je ne suis pas éveillé, je n'ai jamais
croisé de maitres ni de Maitres, ou alors je ne m'en suis pas aperçu,
et tout ce que je sais de cette affaire, je l'ai lu dans les livres.
Chronologiquement : Gödel Escher et Bach (j'y reviendrais), puis les
ouvrages de ou sur Gurdjieff - j'ai longtemps été hanté par ses
jugements désespérants sur l'homme mécanique sans âme, qui retourne au
néant à sa mort, mais ça va mieux maintenant -, Jourdain, qui me
réjouit et m'agace en même temps parce que je ne comprends pas la
moitié de ce qu'il écrit et que je n'en suis pas si sûr, Jacques Dartan
et l'orthologique - un ovni hallucinant, tant par la forme (800 pages
de dialogues divisées en 36 leçons + exercices), que par le fond (TOUT,
pas moins) - , puis plus récemment une avalanche d'ouvrages empruntés
dans des bibliothèques, achetés au rayon spiritualité (en expansion
croissante ) de la fnac, ou chez des bouquinistes spécialisés, qui
m'amènent à une certaine saturation.
Je me fais de plus en plus figure d'un boit-sans-soif de la
spiritualité, qui dévore plusieurs livres à la fois en en laissant la
moitié sur le bord de l'étagère, dans l'espoir de tomber sur la pépite
d'or, la phrase magique qui tue l'égo d'un coup, la grande révélation
en petits caractères ... Alors que tout ce que je sais de l'éveil
pourrait tenir en deux phrases (que j'emprunte à Jourdain) 1°) Je suis
assis sur l'unique baril d'or de tous les univers 2°) Toute tentative
pour m'en emparer est un clou supplémentaire enfoncé dans son
couvercle.
Ce n'est pas une situation très confortable, elle dure maintenant
depuis une quinzaine d'années ( avec quand même, à mi chemin, une bonne
belle authentique expérience spirituelle que j'aurais l'occasion de
raconter plus tard), et commence à devenir pesante avec le temps : je
me sens de plus en plus empêtré dans des questionnements vains sur
l'égo, le mental et tout le bazar, la moindre broutille qui implique
d'autres personnes déclenche un torrent d'interrogations aussi fumeuses
les unes que les autres qui dissimule de plus en plus mal l'indigence
de mes motivations profondes (de quoi j'ai l'air ? comment est-ce que
je vais pouvoir m'en foutre plein la gueule ? pourquoi c'est pas moi le
plus fort ? ...). J'ai récemment tenté d'intégrer un groupe Gurdjieff ,
et le peu que j'y ai appris m'a rendu perplexe quant à tenter quoi que
ce soit pour se libérer. Il me semble qu’on y troque quelques chaînes
existentielles pour d’autres, plus spirituellement correctes
–méditation, travail sur soi, observation de l’égo – mais tout aussi
solides.
Et d'un autre côté, qui ne tente rien ....
Avec le temps, j'ai l'impression de plus en plus rabacher et
vagabonder. Et d’ailleurs au moment même de cette première prise de
contact, de nouvelles interrogations m’assaillent sur le bien fondé du
geste que je suis prêt à commettre : quelle est donc le sens de cette
bizarre construction mentale appelée Eveil que je m’érige depuis tout
ce temps et à laquelle je vais faire allégeance en postant ce mail ? La
super affaire cosmique, la meilleure qu’un être humain puisse faire au
cours de sa vie, ou rien qu’un vaste malentendu ? |
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Quand on est enfermé dans son mental, la
conscience est comme une bille sur un plateau: : hyper-mobile,
hyper-active, et en perpétuel déséquilibre. il est facile de s'abuser
et d'y trouver des qualités : souplesse, vivacité d'esprit,
intelligence. Les ennuis commencent lorsque l'on en vient à s'inquièter
de son incapacité à se poser, de sa soif insatiable de distractions, ou
de ce qu'à la fin d'une journée passée à réfléchir, déduire, comparer,
cogiter, théoriser, il ne reste rien, pas même un souvenir. Je répète
ces derniers mots car ils me semblent particulièrement révélateur du
malaise : pas même un souvenir. Jourdain a écrit "le verbe penser est
la négation du verbe être". L'enferment dans le mental m'apparait
effectivement de la non-vie, du non-être. Pour l'instant, développer un
ressenti depuis les franges grises dévitalisées de l'être a pour effet
d'une part de lester ma conscience, qui roule moins d'un bout à l'autre
du plateau et d'autre part d'apporter un peu de coloration aux
paysages. Dans l'univers mental pur, tout est idée, et d'une certaine
manière tout se vaut, un peu comme dans un bulletin d'information où
les résultats de l'équipe de foot nationale, le meurtre d'un petit
enfant et les milliers de morts d'un tremblement de terre vont occuper
le même temps d'antenne. La coloration dont je parle apporte une
couleur, une odeur, une qualité supplémentaire aux idées qui fait
qu'elles perdent de leur uniformité : certaines idées sont plus
touchantes que d'autres, plus parfumées tandis que d'autres sentent
carrément mauvais. Quand
au lest dont je parlais précédemment, je
l'éprouve très clairement depuis que j'ai mis les pieds sur ce forum.
Je vis dans une tension continue, pas vraiment désagréable d'ailleurs,
qui m'aide à me focaliser sur une partie plus sensible de moi-même, et
me sent de fait un peu plus relié à ceux qui m'entourent. Cette
attitude me tient lieu de pratique, et c'est déjà bien assez. |
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J'ai trouvé une expression pour nommer ce
que je
vis : affirmation de moi. Ce n'est pas l'éveil, ce n'est pas la
dissolution du je pensant dans le présent, ni la conscience qui se
retourne comme un gant. Non : il y a moi, il y a le reste du monde. Je
ne peux pas dire "Je suis" mais je peux affirmer "Je suis moi". Cela
peut vous sembler banal, et je ne doute pas que beaucoup parmi vous
éprouvent clairement cet état sans être éveillés pour autant. Je ne
doute pas non plus, hélas, que beaucoup parmi vous ne le connaissent
pas. (qaund aux éveillés, eux, ils jouent à leurs jeux dans la cour des
grands !) Cet état - car on peut sans le trahir parler d'état - n'a
rien d'extraordinaire : point de trompettes célestes, de déchirement du
voile. C'est plutôt un retour à la normale. J'avais longtemps été géné
des propos de Stephen Jourdain lorsqu'il se décrivait avant son éveil :
il me semblait en bien meilleure santé mentale et spirituelle que je ne
l'étais. Mon intuition était juste : il avait un moi, je n'en avais
pas.
A la place, j'avais une machine qui une fois démasquée a ricané et
a retrouvé sa place en se mettant auservice du "vrai moi" au lieu d'en
tenir le rôle. De là une détente, une grande simplification des
rapports avec les gens. |
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Je passe sur l'avalanche extraordinaire de
sens,
de joie, de Vie, de Vérité que j'éprouve dès que "Je Suis" s'affirme,
ne serait-ce qu'à peine. Avec en même temps une sensation d'ordinaire,
de Normal avec un N majuscule. C'est comme un excellent film, d'une
justesse inouïe, mais sans l'ombre d'effets spéciaux. Je repense
souvent à ce strip de Calvin Et Hobbes, où Calvin, réussissant à faire
le poirier, s'étonne de ne pas éprouver plus de sensations que cela.
J'y vois un sens supplémentaire : comme Calvin, j'essaie de "garder
l'équilibre" et ça, c'est très difficile. Je me fais figure d'un
jardinier qui passe son temps à protéger une précieuse petite fleur de
ronces qui ne cessent de pousser et de repousser. Dès que je tourne le
dos à ma fleur, les ronces l'étouffent et si je la surveille de trop
près, je finis par m'apercevoir que c'est une ronce que je contemple.
(...)
Re-susciter
"Je Suis" est une autre affaire :
c'est vraiment un non-geste pour lequel aucune expérience ne peut se
capitaliser, bien au contraire. Donc c'est à chaque fois le saut vers
l'inconnu, sans espoir que "ça marche". |
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A l'origine, lorsque je suis venu au monde,
j'étais Un, uni à Dieu, dans une joie d'Etre, une spontanéité, une
fraîcheur que je ne peux que constater chez mes propres enfants.
J'étais plein d'une Présence et d'une Force qui brisa la volonté de
plus d'un adulte. Mes joies étaient vraies, mes peines aussi. Il y eut
bien sûr la séparation d'avec la mère, et son angoisse si chère à nos
psychologues, ce qui me permit de parler de moi à la première personne.
Mais cela ne m'empêcha pas de continuer à vivre dans le Paradis, car
cela n'entama pas mon Etre. Ce n'était qu'un préambule à la véritable
séparation, celle qui me déchira en deux. La mémoire me revient. J'ai
six ans. Je suis en Cours Préparatoire. Ma maitresse est une femme
bourrue et sans tendresse. Elle ne m'aime pas. Je lui pose des
problèmes. Pourtant elle me trouve brillant. Elle a même essayé de me
faire sauter une classe, à la grande joie de mes parents. Mais ça n'a
pas marché. Sans m'en rendre compte, j'accumule des souffrances. Et un
jour je craque : crise de nerf dans la cour de récréation, sous l'oeil
moqueur de mes petits camarades. Ma maitresse me toise d'un air
méprisant en fumant sa gitane. "Il n'y a vraiment plus rien à faire de
lui." J'entends aussi sa collègue, celle dont je pensais être aimé, me
dire " Si tu ne te calmes pas, on va te jeter un seau d'eau froide à la
figure." Et là, le douloureux miracle dont j'ignore tout à ce moment
s'accompli : je me vois. Je suis comme à l'extérieur de moi-même. J'ai
conscience de moi. Je me vois pleurer, je me vois coupable, je veux
réparer ma faute, je veux apprendre à être un bon petit garçon qui
plaira à ses maitres et à ses parents. Et voilà, de cette douleur
naquirent simultanément l'égo et la conscience. Ce fut la chute et le
début du chemin. Car ce faisant, j'ai rejeté au fond de moi, tout au
fond de moi-même cette partie blessé, ma partie divine, sensible,
féminine, mon Eve. Je me sens nu, chassé de mon Paradis, séparé de moi
même, et le premier habit que je trouve à me mettre est celui de la
honte d'être ce que je suis. Dans le vide de cette séparation gît ma
conscience, qui n'est que vide, espace entre un sujet qui observe et un
objet observé. |
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La chose dont je sois le plus certain dans
le
cheminement que j'ai effectué depuis mon entrée sur ce forum est
d'avoir à un moment lâché le désir d'éveil en réalisant que ce désir
était illusoire et qu'il m'avait permis de parvenir jusqu'à ce point où
tel un fruit mûr, il tombait de lui-même. Ce point était un état de
total déconditionnement d'où l'on pouvait poser des actes qui n'était
plus en réaction à des conditionnements clandestins mais des actes
libres.
Mais
le doute commence à m'envahir : l'intense
sentiment d'être présent à moi-même s'affaiblit de jour en jour et
l'illusion "Je" demeure en place.
L'éveil
que je connais est incomplet, je
l'avoue. Il n'est pas totalement satisfaisant. Je dispose d'une
compréhension intellectuelle qui me possède, tant elle me dépasse. Mais
elle demeure intellectuelle. |
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Il y a deux choses qui m'ont
particulièrement aidées à capitaliser une "base de données" personnelle
au gré de mes lectures :
1°) Il n'y a pas de mémoire sans structure logique
2°) La compréhension est un phénomène émotionnel.
Le lien entre mémoire et structure est connu depuis longtemps.
C'est même l'un des trucs de base de beaucoup de procédés
memnotechniques.
Lors de nos études, qu'elles soient scolaires ou autres, nous
élaborons des "objets informationnels" plus ou moins complexes, plus ou
moins riches (généralement un par matière), que nous appelons notre
connaissance (et que des professeurs viennent de temps en temps
évaluer). Chaque nouvelle information peut et même doit s'intégrer à
ces objets informationnels. Plus nous apprenons les choses "par coeur",
en nous forçant, plus l'objet informationnel qui croît dans notre
mémoire est complexe, lourd à manipuler, plus il est difficile d'y
intégrer de nouvelles informations. En procédant ainsi, la seule
structure que l'on donne à notre objet informationnel est la somme de
toutes les petits trucs que l'on a appliqué pour apprendre par coeur.
On peut apprendre de manière plus intelligente en structurant ses
connaissances. Par exemple, l'histoire de l'art des derniers siècles se
retient bien sur une structure linéaire chronologique, où l'on pose les
débats artistiques du moment. Les oeuvres deviennent alors la manière
dont les artistes ont pris position sur ces débats ; bien plus qu'un
nom, une date et une photo, l'oeuvre d'art devient l'élément d'un
ensemble, et ainsi on peut retenir beaucoup plus de choses à son sujet.
Comprendre n'est pas mémoriser. La mémorisation, c'est l'acte
d'intégrer un nouvel élément à une structure familière, structure qui
permettra par la suite de retrouver l'information. Comprendre c'est
carrément bouleverser la structure, généralement dans le sens d'une
structure plus simple. Ce peut être aussi fusionner deux objets
informationnels distincts en un troisième qui les intégre, les enrichit
et en même temps est plus simplement structuré que les deux objets
disjoints. L'émotion éprouvée par la compréhension est proportionnelle
au bouleversement des structures qui sous tendent notre mémoire.
Archimède, lorsqu'il poussa son Eurêka, avait unifié un certain nombre
d'informations isolées et faiblement structurées sur l'eau, sa
résistance, la force, le volume des corps, la masse, ... en un tout
cohérent fortement structuré qu'on appele le théorème d'Archimède. De
même on peut "se comprendre", c'est à dire découvrir des choses sur
soi-même qui nous permettent d'intégrer un grand nombre de souvenirs
malheureux ou considérés comme sans signification, en une image globale
de soi-même cohérente et pleine de sens. Il n'y a pas de limites à la
compréhension. Dans notre état ordinaire, nous trimballons dans notre
esprit un grand nombre d'objets informationnels plus ou moins fortement
couplés les uns avec les autres, parmi lesquels surnagent quelques
petits faits et questions isolés qui ne daignent s'intégrer à rien et
complexifient d'autant la structure de l'ensemble, le tout formant ce
qu'on pourrait appeler notre représentation du monde. Par des prises de
conscience successives, je pense que l'on peut fusionner la totalité
des ces objets informationnels pour tendre vers un objet unique,
infiniment riche et d'une grande simplicité dans sa structure. C'est en
ce sens que j'ai écrit que l'on pouvait comprendre Dieu, et pas
seulement le sentir, et que l'on pouvait vivre au paradis avec sa tête
et pas seulement avec son coeur.
En revanche, de même que l'on ne peut se forcer à aimer, on ne peut
se forcer à comprendre. On peut tout au plus, si l'on veut vraiment
faire quelque chose, admettre que l'on a pas compris, accepter qu'une
information isolée ne s'intégre pas aussi bien qu'on le souhaiterait à
l'ensemble. Gurdjieff parle de la compréhension comme d'une relation
entre le savoir et l'être. Si l'être croît, à connaissance égale, on
dispose d'une meilleure compréhension de ce que l'on sait. Il n'y a
donc pas à se soucier de faire quelque chose pour mieux comprendre. On
comprend du premier coup ou pas, parce que ce n'est pas le moment,
parce que d'une certaine manière, on est pas prêt. Ce qui compte, c'est
d'identifier clairement ce phénomène émouvant de compréhension pour s'y
arrêter un peu lorsqu'il se produit et voir ce qu'il bouleverse en nous
(mais ce n'est pas si important car cela n'accroît en rien la
compréhension qui s'est déjà produite), et ainsi ne plus perdre son
temps à lire des choses que l'on trouve ardues et à s'en désoler. On
peut par contre les relire plus tard et mesurer le chemin parcouru.
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Vérités mortes et vérités vivantes
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Il m'est arrivé de lire des enseignements
expliquant que certaines vérités nous permettent d'avancer, de franchir
une étape, et qu'une fois cette étape franchie, il faut s'en défaire
pour poursuivre sa route. Il m'a fallu ces longs mois pour me rendre
compte que cet enseignement demeure vrai lorsqu'on prend le "chemin" en
sens inverse, lorsqu'on passe de la lumière à l'ombre. Les vérités
entr'aperçues du haut de la montage nous perdent lorsqu'on est
redescendu dans la vallée. "Il n'y a rien à faire" est vrai,
nourrissant, jubilatoire même, tant qu'on se sent habité, relié à soi
même, porté par quelque chose qui nous dépasse. Mais lorsqu'on se
retrouve dans la dualité ordinaire, chercheur/cherché, penseur/pensé,
désirant/désiré, quelle poisse que cette vérité-là ! Alors qu’un
mal-être grandissant me poussait à réagir, je demeurais pieds et poings
liés par ces « vérités supérieures » :
pourquoi agir puisqu’il n’y a
rien à faire ? Pourquoi changer mes conditions extérieures
d’existence
puisque je sais que la satisfaction véritable ne dépend que de mon état
intérieur ? Pourquoi aller dans le sens de ma volonté puisque
j’ai
compris que ma volonté n’est que la manifestation mécanique d’un ego en
quête de sa valeur ?
(...)
J'en
viens donc à penser qu'à chaque étape sur
notre chemin (façon de parler) correspond son lot de vérités vivantes
et son lot de vérités mortes, indépendamment de leur finesse, de leur
portée, de leur absoluïté qui ne sont que des termes creux, que les
vérités vivantes ne sont finalement qu'une mise en mot reflétant "Ce
qui Est"-là-tout-de-suite-maintenant-et-différent-l'instant-d'après,
alors que les vérités mortes sont une représentation d'un "Ce qui est"
objectivé, illusoire, statique et pétrifié. Dans mon cas, en restant
attaché à cette injonction de "ne rien faire" qui me paraissait plus
vraie que la nécessité d'agir, en refusant l'usage de mon libre-arbitre
car c'eût été faire allégeance à une illusion, je me suis enfermé dans
un piège redoutable. "Ce qui est" n'est pas ce monument merveilleux
entr'aperçu lors d'une période de clarté et disparu depuis. "Ce qui
est", c'est "Ce qui est", point barre et "Ce qui est" m'inclus, et
inclus ce que je crois. Tant pis si je me prends pour une personne
autonome et agissante alors que bien des maitres - pour lesquels
j'éprouve respect et considération - déclarent que ce n'est qu'une
illusion. Ce n'est pas en singeant les maitres, en répétant des
"vérités supérieures" que l'on éprouve pas, (ou que l'on éprouve plus,
snif ), que l'on s'éveille. J'en veux pour preuve la torpeur dans
laquelle m'a plongé pendant plusieurs mois mon attachement à ces
vérités mortes... |
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Histoires de tête et de corps
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Un jour que j'avais soif, je me suis levé
et
j'ai bu. Or, étant à ce moment un peu moins avachi que d'habitude, j'ai
pu observer d'assez près la chronologie de ces minuscules événements
qui m'ont mené du canapé au robinet de la cuisine. Le bon sens
(trompeur) voudrait que les événements se déroulent ainsi : mon corps a
soif - je constate que j'ai soif - je décide d'aller boire - je me lève
et vais me désaltérer. Or ce n'est pas ainsi que les choses se sont
passées : mon corps a soif ( jusque là, "je" n'en sais strictement
rien) - mon corps se lève pour aller boire (de lui-même, sans que "je"
ne prenne aucune décision) et simultanément (ou peut-être juste avant
la mise en route du corps ?) une image mentale de
moi-me-désaltérant-au-robinet-de-la-cuisine affleure de manière confuse
et fugace dans mon esprit - "je" réalise que quelque chose est en train
de se passer et rattrape la situation en "décidant" d'aller boire. Les
représentations ordinaires que l'on se fait du corps humain, et en
particulier du cerveau - organe central d'où sont issus tous les ordres
donnés au corps - nous induisent en erreur. Il est tentant de prendre
le cerveau pour le siège de la pensée, la pensée pour une émanation du
cerveau et donc le "Je" pensant, décidant et agissant pour le big boss.
J'avais vu il y a quelque temps un reportage montrant une femme
trépanée mais anesthésiée localement et donc éveillée et consciente,
soumise à une curieuse expérience : l'expérimentateur ayant localisé
dans son cerveau la "zone du rire", il s'est employé à la stimuler,
provoquant ainsi de grands éclats de rire chez sa patiente. Jusque là
rien de bien troublant (si ce n'est l'extraordinaire prouesse
technique). Puis il lui demandait pourquoi elle riait. Et bien à chaque
fois, la patiente répondait en fournissant une bonne raison qui
expliquait son hilarité. C'était la tête déconfite de l'infirmière qui
assistait à la scène, ou bien qu'elle venait de penser à quelque chose
de drôle. De son point de vue, ce n'était jamais parce que
l'expérimentateur avait stimulé sa "zone du rire".
Une dernière expérience, d'hypnose cette fois-ci (je ne sais quel
crédit appporter à cette discipline, mais étant donné les convergences
de cette expérience avec ce qui précède, je trouve intéressant de la
mentionner) : un département de recherche d'une université américaine
avait, lors d'une séance d'hypnose, "implanté" à un individu - et à son
insu - l'ordre de se rendre tel jour à telle heure dans un lieu bien
précis pour acheter des sucreries, ce que, par ailleurs, il détestait.
C'est ainsi que la semaine suivante, l'individu hypnotisé, alors qu'il
suivait toujours la même trajectoire pour se rendre à son travail, fit
un long détour pour acheter du nougat conformément à l'ordre qui lui
avait été clandestinement donné. Lors de la rencontre suivante avec les
chercheurs qui l'avaient hypnotisé, il raconta ce qu'il avait fait ce
matin précis de la semaine précédente. Avant que les chercheurs ne lui
dévoilent que cet acte avait été programmé lors de la scéance
précédente, ils lui demandèrent pourquoi, lui qui déteste les
sucreries, il était allé s'en acheter ce matin là. L'homme répondit la
chose suivante : depuis longtemps il se trouvait trop gros et il liait
son excès de poids à une tendance à boire trop d'alcool. Or il avait
entendu dire que les alcooliques détestaient les sucreries et il
s'était dit que peut-être, s'il se forçait à manger des sucreries, cela
diminerait son désir de boire de l'alcool. Raisonnement pas très
rigoureux, mais qu'importe : ce qui est intéressant dans cette
expérience, c'est que seul l'ordre de se rendre à un endroit précis
pour une action précise avait été donné à cet individu, mais rien d'une
raison ou d'une motivation pour le faire. Cette raison, c'est
l'individu hypnotisé qui se l'est inventée après coup pour s'expliquer
son acte.
Ces trois anecdotes illustrent une idée qui me trotte depuis un
moment dans la tête. C'est assez difficile à exprimer avec précision.
C'est comme si nous menions une double vie : d'un côté le corps, et
d'un autre, les histoires que nous nous racontons dans notre tête, nos
pensées, notre monologue intérieur. Le corps vit sa vie de corps,
manger, dormir et faire des trucs : constitué de matière ayant la même
origine que celle qui constitue toute chose physique qu'il est amené à
cotoyer, sa destinée s'inscrit dans un long processus de transformation
de cette même matière - l'évolution - dont les principes directeurs
semblent être, vus de très loin, l'indépendance (ou l'autonomie) et la
complexification. Cette destinée à laquelle il ne peut rien, fait qu'il
se trouve à chaque instant à un endroit précis en train de se livrer à
une action particulière, indépendamment de l'histoire en train de se
dérouler dans "sa" tête. Car ces corps, figurez-vous, sont réhaussés
d'une tête pensante qui joue à un drôle de jeu : se raconter
continuellement des histoires - qu'elle confond avec la réalité- dans
l'unique but de s'attribuer les actions du corps, de faire comme si
elle existait en soi et disposait du pouvoir d'agir à sa guise sur le
corps. Or que découvre-t-on à la lumière des anecdotes précédentes :
que dans certains cas les histoires que se raconte la tête pour
justifier son emprise sur le corps sont postérieures aux actes de ce
dernier. La question que je me pose est : jusqu'où cela est-il vrai ?
Jusqu'où notre univers mental (pensées, jugements, monologues
intérieurs, histoires sur notre vie, justification de nos actes,
décisions, projets, ...) n'est-il qu'une mouche du coche parasitant
notre corps sans jamais avoir la moindre influence sur sa vie à lui ?
Voici un contre-exemple : imaginez un jeune couple qui a vécu une
longue période passionnée et qui constate un beau matin l'érosion de
cette passion. Toutes ces attentions pour l'autre, si naturelles sous
l'effet du sentiment amoureux, voilà soudain qu'elles ne vont plus de
soi et que le quotidien devient plombé par la nécessité de faire des
concessions, des efforts, des sacrifices. Voici la question : quelles
histoires ces personnes peuvent bien se raconter pour s'expliquer leur
situation ( au choix : on a vécu ce qu'on avait à vivre et c'est fini,
l'amour peut prendre d'autres formes que la passion et il ne tient qu'à
nous de les découvrir, on a vu souvent rejaillir le feu d'un ancien
volcan qu'on croyait trop vieux ...) et surtout, jusqu'où l'histoire
adoptée ne va pas déterminer la suite des événements ? Ce serait le cas
inverse que précédemment : en choisissant une manière de se représenter
la situation dans laquelle on est engagé, on transformerait cette
situation... Soit, il y aurait donc des cas où, prisonniers de notre
univers mental, nous laisserions notre corps vivre sa vie en pédalant
derrière lui pour nous faire croire que c'est nous qui le guidons, et
d'autres où, plus présent à nous même, nous nous donnerions la
possibilité de choisir l'histoire que nous voulons vivre.
Bon, je fourmille de questions et ce post, déjà longuet, va tripler
de volume si je les développe. Je les pose donc, brutes de décoffrage,
en invitant ceux qui seront sensibles à cette manière de se représenter
les choses, à y répondre.
Est-on libre de choisir de se raconter une histoire plutôt qu'une autre
?
a) Oui, il suffit de comprendre l'irréalité fondamentale de l'univers
mental.
b) Oui, mais cela nécessite un acte de foi, un lâcher prise, ce
seul geste pouvant enrichir notre univers mental de nouveaux éléments
c) Non, car nous ne sommes pas plus l'auteur de ces histoires que
des actes de notre corps (et qu'il n'est pas du tout pertinent de
distinguer ces deux phénomènes)
S'éveiller, est-ce :
a) Ne plus se raconter d'histoires et goûter au silence intérieur ?
b) Etre libre de se raconter toutes les histoires du monde ?
c) Laisser le mental dérouler ses histoires mais ne plus croire en leur
réalité ?
d) Cesser de se prendre pour quelqu'un qui raconte des histoires et
fait des trucs ?
e) Oser continuellement se raconter les histoires les plus aimantes
possible ?
f ) Investir pleinement son corps de telle sorte que l'esprit précède
l'acte et donne lieu à une réelle capacité d'agir ?
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Je fais de temps à autres des ballades de
plusieurs jours en canoë avec quelques amis. Lorsque arrive l'heure de
s'installer pour la soirée et la nuit, il y a une multitude d'actions à
mener : installer les couchages, déballer la cantine, retourner les
canoës, sortir les bidons, laver un peu de linge, servir l'apéritif et
préparer le repas qui est LA grande activité collective du soir (car
nous sommes de fins gourmets). Sachant que tout l'équipement se trouve
rangé au fond de caisses, sacoches, bidons étanches, glacière, et
autres contenants - donc pas très accessible et facilement dispersable
-, que la fatigue de la journée se fait sentir, que nous nous trouvons
en pleine nature et que la nuit approche, nous sommes contraints de
penser et d'optimiser chacun de nos gestes et de les exécuter dans un
certain ordre afin de minimiser nos efforts (d'ailleurs dans ces
circonstances, le mental - qui trouve là une raison d'être - se révèle
un merveilleux serviteur). Et là, c'est à chaque fois une longue
période de synchronicité qui dure jusqu'au coucher. Chacun de nous
déroule silencieusement sa séquence d'actions personnelle sans gêner
celles de l'autre, sans que beaucoup de mots soient échangés, et sans
qu'aucun ne s'attribue le rôle de chef, de coordinateur. Chacun de nous
prend des décisions qui impliquent l'autre (comment on installe le
repas, qu'est ce qu'on mange), mais ces décisions étant souvent dictées
par le bon sens (comme manger les denrées les plus périssables en
premier), il n'y a pas celui qui choisit et ceux qui acceptent le
choix, mais tout simplement celui qui voit ce qu'il est nécessaire de
faire avant les autres. C'est l'harmonie : des individualités, chacune
centrée sur elle-même et sur ce qu'elle a à faire, mais dont les actes
s'entremêlent si bien qu'elles semblent guidées par le même esprit.
Comme des petites fourmis...
J'ai vécu des expériences analogues dans le monde professionnel.
Globalement, on y observe quatre types de comportements (présents dans
des proportions variables en chaque individu) : la soumission à la
hiérarchie (je fais ce que mon chef demande et je ne me pose pas de
questions), la poursuite d'objectifs personnels (carriérisme, défense
de ses privilèges, protection contre d'éventuels reproches à venir),
l'idéalisme qui consiste à se faire une représentation idéalisée de ce
que devrait être le monde professionnel et de souffrir de l'écart entre
cet idéal et la réalité (c'est le bordel ici, pas moyen de faire
avancer les choses) et enfin, la subordination de son intérêt personnel
(idéaux compris) à l'intérêt collectif. Dans le premier cas, je subis
donc, résigné, une situation qui n'a pas d'autre sens que de me fournir
un salaire. Dans le second cas, je me ferme, je me coupe de la
collectivité : ayant mis en priorité des motivations personnelles dont
tout le monde se fiche sauf moi, je me place, tant que j'y adhère, en
opposition avec tout mon environnement. L'effort que je fournis - ou
que je fais fournir, hélas - est contraire l'intérêt collectif ( c'est
même un redoutable moyen de gaspiller sans limite le temps, les
ressources et l'énergie de chacun) et la seule manière de donner du
sens à mon activité est d'encore plus me raccrocher (et donc
m'enfermer) dans mes motivations personnelles. Perseverare diabolicum
... (mais beaucoup gravissent les échelons de cette manière, d'où le
fort taux d'aberrations comportementales parmi les gens dits de pouvoir
!) Dans le troisième cas, je demeure suspendu à un idéal qui inhibe
toute possibilité d’action. Et dans le dernier cas, je m'ouvre à mon
environnement, et pour peu que je m'en fasse une représentation
correcte (par exemple en n'oubliant pas qu'il existe beaucoup de
comportement type n°2 autour de moi), je me synchronise à lui, je sers
le système et le système me rétribue de mille façons. Satisfaction
d'être conscient à tout instant de ce que l'on fait et de pourquoi on
le fait, satisfaction de rencontres humaines authentiques dépassant
largement le cadre professionnel, satisfaction d'être en prise avec une
réalité à laquelle on participe activement, satisfaction enfin de voir
ses activités se méler à d'autres dont on ignorait tout, comme si
l'ensemble procédait d'une intelligence globale issue non pas de
quelques individus situés assez haut dans la hiérarchie (et même
certainement pas !) mais plutôt de la coordination involontaire
d'intelligences individuelles ayant seulement accepté de jouer un jeu
collectif.
Mais l'expérience la plus immédiate et la plus émouvante de la
synchronicité, je l'ai faite dans une période de grâce, où, cessant
d'interférer continuellement avec mon environnement pour l'améliorer,
le modifier dans le sens de désirs éphémères, j'ai pu observer à quel
point, pour peu que l'on reste à sa place, abandonné à la providence, à
la vie, pour peu que l'on s'applique à faire le nécessaire (et ce qui
est nécessaire se révèle toujours très clairement en toute situation),
avec juste ce qu'il faut de cerises sur le gâteau histoire de mettre
personnellement la main à la pâte, tout, tout, tout se goupille
toujours bien. A tel point que la limite entre moi et mon
environnement, ordinairement si contrariant, si contraignant, devient
floue. De plus, toutes ces petites choses qui d'ordinaire exigeaient de
moi un effort volontaire (manger consciemment, lentement et modérément,
trier ses déchets, prendre soin des plantes de la maison, écouter les
autres sans chercher quoi leur répondre, s'adonner aux tâches
domestiques, demeurer aimant et compréhensif avec ses proches, ne pas
exprimer d'émotions négatives, ...) se faisaient naturellement, sans
forcer. C'est comme si la meilleure partie de moi-même, débarrassée de
ses conditionnements, investissait enfin la place, et se trouvait,
parce que c'est là sa nature, parfaitement synchronisée avec son
environnement, avec le tout.
La synchronicité, c’est moi présent à moi-même, pleinement soumis à
la nécessité de la situation dans laquelle je me trouve engagé, sans
qu’interfèrent des désirs égotiques (paresse, impatience, doutes…), et
découvrant, par cette intense présence dans l’action, et par l’abandon
de toute motivation autres que le désir de bien faire, que mes actes,
parce qu’ils s’intègrent à un tout que je découvre après coup, parce
qu’ils s’harmonisent avec ceux d’autres individus avec qui je ne
communiquais pas, parce qu’ils me satisfont au delà de leur simple
réalisation, mes actes donc, ne sont pas vraiment les miens mais
semblent prendre leur source en amont de moi-même.
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Voici un problème mathématique (ou logique)
bien
connu qui modélise beaucoup de situations économiques, politiques et
même quotidiennes, et que l'on appelle le dilemme du prisonnier.
Deux suspects sont arrêtés par la police. Mais les agents n'ont
pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent
séparément en leur proposant la même proposition.
« Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras
remis en liberté et l'autre écopera de 8 ans de prison. Si tu le
dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison.
Si personne ne se dénonce, vous aurez tous deux 1 an de prison. »
Les prisonniers, ne pouvant communiquer entre eux, réflechissent
chacun de leur côté en considérant les deux cas possibles de réaction
de son complice.
« Dans le cas où il me dénoncerait :
Si je me tais, je ferai 8 ans de prison ;
Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
« Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
Si je me tais, je ferai 1 an de prison ;
Mais si je le dénonce, je serai libre. »
« Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer. »
Si chacun des complices fait ce raisonnement, les deux vont
probablement choisir de se dénoncer mutuellement, ce choix étant le
plus empreint de rationalité. Conformément à l'énoncé, ils écoperont
dès lors de 5 ans de prison chacun. Or, s'ils étaient tous deux restés
silencieux, ils n'auraient écopé que de 1 an chacun. Ainsi, lorsque
chacun poursuit son intérêt individuel, le résultat obtenu n'est pas
optimal. C'est même dans ce cas le plus mauvais résultat collectif
(obtenu en additionnant les années de prisons des deux prisonniers).
Cette histoire illustre bien ce que peut être l'enfermement dans
le mental. Isolé, ne disposant que de son raisonnement pour tenter de
minimiser sa peine, chaque prisonnier tourne avec une précision toute
logique le dos à son objectif et se condamne au plus mauvais choix.
Pour véritablement minimiser sa peine, il lui manque quelque chose qui
n'est pas du domaine du raisonnement, mais de l'ordre de la confiance
en son complice.
(...)
L'intérêt
de ce problème n'est pas d'ordre
moral. C'est une formalisation abstraite de situations observées dans
l'expérience quotidienne : comment la recherche d'un gain optimal par
l'individu (c'est le raisonnement que tient le prisonnier) est nuisible
à la collectivité à laquelle l'individu appartient (c'est le mauvais
résultat obtenu lorsque chacun a pris sa décision ).
Mais ce que je trouve le plus intéressant dans cette histoire,
c'est la question suivante : "Sous quelles conditions la collectivité
pourrait-elle gagner ?" (c'est à dire ici, chaque prisonnier prendrait
le risque de ne pas trahir son complice). La logique qui fait triompher
la collectivité est - vues les données du problème - exactement opposée
à la logique des individus. Mais ce n'est pas la collectivité qui
décide, ce sont les individus. Posée différemment, la question devient
"Qu'est ce qui peut amener un individu à faire un choix contraire à son
intérêt personnel pour faire triompher la cause collective ?" Je vois
deux types de facteurs. Le conditionnement, créé et imposé par une
collectivité qui s'est reconnue elle-même ; c'est le cas des corses
(dans notre exemple bien sûr, pardon aux corses qui me lisent pour
cette utilisation abusive de clichés) conditionnés pour ne pas moufter,
c'est aussi le cas du citoyen discipliné dans une file d'attente
chaotique. Second facteur d'inversion : la foi, suffisamment forte pour
demeurer fidèle à une conception du bien et triompher des peurs et des
épreuves (8 ans de prison !) et suffisamment folle pour oser
transgresser la logique d'airain du raisonnement individuel.
(...)
Bon,
tout ça pour dire qu'à part des tautologies
et des lapalissades du genre "un quart d'heure avant sa mort, il était
encore en vie", je ne vois guère de vérités intellectuelles qui
puissent prétendre se hisser au rang de vérités absolues.
Quoique ... Stephen Jourdain a écrit quelque chose comme "Je vois
la vérité à ma fenêtre et je récuse cette vison comme étant la vérité ;
voilà l'expression la plus pure de la vérité" et la première phrase du
Livre de la Voie et de la Vertu de Lao-Tseu est "Doa ke dao", traduit
par "La Voie n'est pas la Voie", ou encore "La Voie que l'on peut
nommer/désigner/définir n'est pas la Voie Véritable".
Cette manière de parler de la vérité me touche beaucoup car elle
laisse entendre que l'expression la plus juste de la vérité est
nécessairement contradictoire, ou antinomique, pour employer un terme
qui fit en son temps quelque bruit sur ce forum. Pour l'homme
ordinaire, cette contradicton intrinsèque apparait comme
irréconciliable, ambivalente, deux pôles fâchés qui se tournent le dos,
et qui l'obligent à voter pour l'un ou pour l'autre, comme sont
irréconciliables le raisonnement logique du prisonnier et le
raisonnement "contre nature" qui ferait triompher le bien commun. Alors
que pour l'homme "éveillé", pour l'homme au coeur saturé d'amour,
débarrassé du sentiment d'être-quelqu'un-qui-doit-faire-quelque-chose,
la contradiction s'abolit, non pas en disparaissant, en retournant au
néant, mais en se résolvant : les termes contradictoires se superposent
sans s'exclure, se fécondent, et révèlent "quelque chose" d'indicible
(car le dire serait nécessairement retomber dans une expression
contradictoire, duelle), fruit d'une union entre le coeur et la raison,
"quelque chose" qui serait en relief, par opposition à une vérité
intellectuelle qui serait "plate", comme se révèle une image
tri-dimensionnelle dans le stéréogramme ci-dessous. (et pour ceux qui
ne connaitraient pas ce genre de curiosité visuelle, je vous invite à
parcourir le net pour en trouver le mode d'emploi).
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Il y a deux mois environ, j'ai lu quelque
chose
sur les mantras qui disait en substance que la récitation d'un mantra
est une manière d'occuper son mental, de lui donner un os à ronger pour
qu'il cesse de s'agiter, bref de le pacifier. Bon, un nouveau truc à
essayer, me suis-je dit, mais au point ou j'en étais, qu'avais-je à
perdre. Je me suis donc trouvé une phrase adéquate a répéter ( en
piochant dans la liturgie chrétienne), et j'ai mis en route la machine.
J'ai répété autant que j'ai pu cette prière, sans forcer, sans me faire
violence. Le bénéfice m'est apparu très rapidement ( le soir même ).
Cette activité mentale laisse peu de place à la production de nouvelle
pensées et carrément aucune place à un discours construit qui pourrait
naitre de ces pensées, notamment celui qui consiste à chercher le sens
de ce que l'on traverse (parce que moi aussi figure-toi, je suis - pour
mon grand malheur - un intrépide chercheur de sens) . Chaque question,
chaque doute, chaque commentaire sur sa pratique obtient toujours la
même réponse évidente : la prière que l'on fait tourner dans sa tête.
On ne s'occupe plus du gouffre dans lequel on patauge et il finit par
disparaitre. Bon, après ce n'est pas non plus le retour en grâces,
c'est juste un retour à un ordinaire tout à fait supportable.
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La représentation que l'on se fait du monde
est
le pendant exact de la représentation que l'on se fait de soi (enfin,
c'est comme ça que je me représente les choses
). Moi et le monde sont les deux pôles d'une même illusion, la forme et
le fond d'une même histoire imaginaire qui n'a d'autre but que de durer
dans le temps, que de tenir la route. Un monde en conflit, aux mains de
forces maléfiques tentant d'endiguer le flot d'une énergie spirituelle
déferlant sur lui, n'est que la projection du sentiment de sa propre
dualité, de son conflit intérieur où la bonne âme spirituellement
immaculée tente de résister aux attaques du méchant égo. Comme je me
sens, je ressens le monde.
Dieu (ou le Tout, ou Ce Qui Est) est le remède absolu à cette
illusion, c'est le néant du couple moi-le monde. Plus on chemine vers
Lui, plus cette illusion faiblit. Inversement, plus on s'investit dans
une représentation du monde, et par là, de soi-même acteur du monde,
plus on s'éloigne de Lui.
Ceci dit, la sur-information dans laquelle nous baignons malgré
nous dans nos sociétés occidentales fait qu'il est difficile de ne pas
se forger une représentation du monde, et de ne pas prendre position
sur ce que l'on entend et voit. Cela renforce considérablement la
croyance en un monde objectif et un moi objectif agissant dans le
monde, et cela explique peut-être pourquoi notre société semble si
déspiritualisée : la contemplation du monde et de soi prennent beaucoup
de place dans l'esprit de l'homme moderne.
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Dans mon cas personnel, ce sentiment
d'être,
j'ai commencé à l'éprouver en réinterprétant l'image que j'avais de
moi-même et de la vie. Cette réinterprétation est allé dans le sens
d'une réconciliation. D'abord avec moi-même: je n'ai pas choisi ce que
je suis, je ne suis que le fruit de mon entourage et ce que j'appelle
MA personnalité, MES activités, ne sont que le produit de quelque chose
qui n'est pas moi. Je n'ai donc pas à me sentir coupable de quoi que ce
soit que je ne ferais pas bien. Puis réconciliation avec les autres
(trop facile de transférer la culpabilité de soi sur les autres ! ) :
eux non plus n'ont pas choisi, eux aussi ont fait de leur mieux pour
conserver avant tout de la valeur à leur propre yeux. Eux aussi sont
innocents. Et enfin, réconciliation avec Dieu, ou la Vie ou le grand
Tout (parce que si c'est ni moi ni les autres qui font que je souffre,
c'est un coup du Bon Dieu !): j'accepte cette tartine de merde cosmique
dont j'ai mangé un bout tous les jours, car derrière elle, se cachent
les conditions idéales de mon accession au sentiment d'être. Et là,
l'éveil est tombé comme un gros fruit mûr et avant de s'évanouir
définitivement vers le néant des illusions reconnues comme telles, m'a
soufflé un dernier "J'ai fait mon boulot, bonne chance pour la suite".
La suite, c'est maintenir vivant ce sentiment d'être, l'empêcher de
se faire remettre sous cloche par l'égo, (j'éprouve Je Suis à condition
de ...) et ça, c'est une autre affaire.
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Le
cinéma de John Cassavetes
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Le premier film de Cassavetes que j'ai vu
était
Opening Night. Je l'avais en stock depuis longtemps, j'avais lu des
critiques dithyrambiques à son sujet, mais je n'avais guère accroché
aux premières images, à la mauvaise qualité vidéo du DVD, à ce grain
très seventies, et puis ces gens mal dans leur peau, difficile de
rentrer dans leurs histoires ... bof bof bof. Ca marche parfois comme
ça l'ouverture à de grandes oeuvres artistiques : le premier contact
est peu enthousiasmant (Mahler m'avait fait un effet bof-bof similaire
). Alors je l'avais rangé dans sa boite et oublié.
Et puis vient un soir de flemme, vaguement oisif, " Si on se matait
un film? ", "Ouais OK, qu'est-ce qu'on a ?", "Rien... ah si : y'a ça
là, parait que c'est bien." Et nous voilà partis à suivre la
douloureuse descente aux enfers de Myrtle (jouée par Gena Rowlands),
une actrice de théâtre adulée qui perd complètement pied après qu'une
de ses fans - une parfaite inconnue, très jeune - se fasse écraser sous
ses yeux. Elle répéte une nouvelle pièce où elle doit jouer un
personnage de femme vieillissante, et ce tragique accident dont elle
est témoin déclenche un très profond mal-être.
Et là c'est la grosse claque ! Moins pendant le film qu'après
d'ailleurs. Il y a des films que l'on regarde en se disant "Rhoo qu'est
ce que c'est bien" et puis on les oublie huit jours plus tard. Ce film
là, comme d'autres de Cassavetes (Femme sous influence, Husbands), on
le regarde sans savoir qu'en penser. Et c'est très caractéristique du
cinéma de Cassavetes. A aucun moment, dans aucune scène, on ne peut se
dire "je suis en train de regarder un film qui parle de tel truc ",
"les thèmes du film sont ça, ça et ça", ou, comme on l'apprend dans les
classes de français " L'auteur a voulu dire que ... " Que quoi ? Qu'est
ce qu'il a voulu dire l'auteur ? Rien, il n'a rien voulu dire l'auteur,
il a voulu montrer, il a voulu donner à voir, donner à éprouver, à
sentir. L'auteur n'est pas un de ces abominables tâcherons
hollywoodiens qui confectionnent des films accompagnés d'un pool de
scénaristes incapables d'unir leur créativité autrement que sous le
régime de la synthèse soustractive et du consensus tiède, ni un de ces
médiocre chef-de-projet-de-l'industrie-cinématographique qui ne se
lance qu'après avoir consulté les plus récentes enquêtes statistiques
sur les attentes du public et le dernier jeu complet et mis à jour de
fiches techniques de tâcheron hollywoodien de base, " Fiche n°733 :
Comment filmer une scène d'amour dans un film autorisé aux plus de
douze ans ?", "Fiche n° 844 : Savoir remanier son scénario pour mieux
atteindre ses objectifs de vente. ", "Fiche n° 1023 : La représentation
de la vieillesse est elle nuisible en terme de rentabilité ?"
Cassavetes est un artiste. J'avais oublié que le cinéma était un
art avant d'être une entreprise de divertissement. A trop manger de
navet, on fini par oublier le goût de la carotte, comme disent les
lapins. Ce n'est pas que ce soit beau, esthétique, ce n'est pas que ce
soit original comme le sont les univers si personnels de Tim Burton ou
de David Lynch. Non, c'est seulement vrai. Cassavetes filme le vrai. Il
découpe des tranches de vie et vous les sert encore toutes vibrantes de
vérité. Et pas une vérité transfigurée et magnifiée à la Amélie
Poulain, mais une vérité tout ce qu'il y a de plus ordinaire, avec des
gens qui parlent en même temps, qui sont un peu ridicules lorsqu'ils se
mettent en colère, qui bafouillent lorsqu'ils ont trop bu, des gens qui
savent si mal dire le malaise qui les habite, mais qui l'expriment avec
une telle justesse, malgré eux, par des silences inattendus où des
phrases prêtes à jaillir ne parviennent pas à se frayer un passage, par
des insistances pesantes et superflues où ce qui compte n'est plus ce
qui est dit, mais l'acte même de dire, de redire, de répéter, la même
question, le même reproche, la même obsession. Et peu à peu se
dessinent, en creux, toujours en creux, des personnages à la
psychologie complexe, riche et surprenante, ambivalents, humains,
profondément attachants et émouvants, en un mot, vrais.
Si je parle du cinéma de Cassavetes sur ce forum, c'est parce cette
vérité que l'on découvre par l'éveil, cette vérité que l'on ne peut
nommer parce que dès qu'on la nomme, on la réduit, on la trahit, on la
tue, Cassavetes la filme. Mon égo de cinéphile s'est trouvé incapable
de ronronner son bavardage habituel en regardant ce cinéma là.
Cassavetes ne procéde pas par intention, ses scènes n'ont pas de
fonction dramaturgique au sens habituel du terme, ses films ne
délivrent pas de messages, ils n'expriment pas d'idées, et par
conséquent son cinéma n'offre aucune prise aux commentaires, à
l'opinion. Ces films sont très bavards, on y parle beaucoup, mais au
final, c'est à nos coeurs qu'il s'adressent.
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Lorsque j'ai eue ma petite expérience
d'ouverture, l'un des changements les plus marquants fut de constater
que j'avais une valeur. Je m'éprouvais comme une personne "valable",
inconditionellement. Il ne m'était plus nécessaire de faire ceci ou
cela pour éprouver ma valeur, et même au contraire, c'est en cessant de
m'agiter que j'éprouvais cette valeur. J'étais bien tel que Dieu, ou la
nature, ou la Vie m'avaient créé, et je n'avais ni à bouder le
résultat, ni à chercher à l'améliorer. Ce constat ne se limitait pas à
moi, il concernait tout et tout le monde. Il m'était inconcevable de
penser que j'avais plus de valeur qu'un autre. La seule différence
était que j'en avais conscience et que les autres couraient encore
après eux-mêmes. (Cela ne m'empêchait pas de juger les comportements
d'autrui, voire même d'être blessés par eux. Je me souviens d'avoir été
piqué au vif par une amie qui m'accusait de lui mentir. Ce qui m'avait
blessé, ce n'est pas que son jugement porte atteinte à ma valeur - elle
était inaltérable - , mais qu'elle se trompe et qu'elle refuse de le
constater malgré mes dénégations qui ne semblaient pas suffisantes.
Merde ! On se fait confiance ou pas ?) |
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Prenons un exemple très simple : je suis au
restaurant, le garçon me tends la carte et me demande de choisir ce que
je vais manger.
Une des raisons qui peut me faire hésiter, entre le bœuf
bourguignon et la sole meunière par exemple, c’est que je ne sais pas
lequel sera le meilleur. Je lorgne dans les assiettes des voisins, je
demande à mon collègue (il est bon le bœuf, ici ?) ou au garçon (elle
est fraîche la sole ?), je me tâte, bref j’essaie de récolter des
informations pour choisir la meilleure alternative. Autrement dit,
j’essaie de transformer mon choix en non-choix. J’essaie d’y voir le
plus clair possible pour ne plus avoir à choisir. Et si je n’y parviens
pas, je choisis au hasard (peut-on alors parler d’un choix ?) et à
regret. (Je peux aussi hésiter parce que je les deux me font envie et
que je ne peux me résoudre à renoncer à l’un. Mais bon, une fois
accepté l’idée de n’en choisir qu’un et de rejeter l’autre, je me
retrouve dans la situation précédente : tout faire pour transformer ce
choix en non choix.)
J’ai beau chercher des contre-exemples, je n’en trouve pas. A
chaque fois que j’ai été confronté à un choix, j’ai toujours procédé de
même : je recherche la meilleure alternative possible, et je ne suis
satisfait que lorsque je la trouve. Ce qu’on appelle libre-arbitre
m’apparaît en fait résulter d’un état de confusion où je suis incapable
de discerner l’alternative la plus gratifiante. C'est dans ce
brouillard que je me crois libre. (Edit : mais je
ne me sens
pas libre, je n'éprouve pas de sentiment de liberté, il est occulté par
l'impérieuse nécessité de faire le bon choix, ou par la peur de faire
le mauvais choix) Dès que cette confusion cesse, soit
simplement, soit après un travail laborieux de
recherche/introspection/réflexion/discernement, la liberté de choisir
s’évanouit, sans pour autant que je m’en sente contraint, bien au
contraire. (ce qui ne m’empêche pas de faire de mauvais choix et
d’éprouver toute un après-midi le poids d’une sole meunière grasse à
souhait sur mon estomac délicat en regrettant de ne pas avoir choisi la
salade du chef… mais c’est une autre problème).
Ce qui distingue les moments de grande clarté que j’ai pu traverser
des moments ordinaires, c’est uniquement la spontanéité et la netteté
avec laquelle le choix juste apparaît. Si bien que toute idée et toute
situation de choix sont abolies. Je jouis de la liberté de ne faire que
le bon choix. Ce n’est pas vraiment une liberté d’ailleurs. C’est même
une soumission totale. Mais comme elle me procure une intense
satisfaction, elle n’est pas vécue comme une contrainte et ne m’empêche
pas d’éprouver un sentiment de liberté.
Mais je me pose une question : j’ai lu de nombreux témoignages sur
ce site et dans les livres parlant de l’éveil vécu comme liberté
absolue. Jourdain dit même que Liberté est l’autre nom de l’éveil. Pour
l’instant, ce que je vois de ma fenêtre, ce sont des libertés
illusoires qui tombent, une acceptation inconditionnelle qui
s’apparente à de la soumission, de la légèreté, de la satisfaction plus
ou moins importantes, mais rien, rien qui ne ressemble à de la liberté.
Sans doute j’ignore tout de la signification réelle de ce terme. Quelle
est donc la nature de cette liberté réelle ? Comment s’accommode-t-elle
d’une soumission absolue ? Est-ce uniquement ce sentiment de liberté
qui se développe parce qu'il ne se sent plus contraint par rien ? Ou
y'a-t-il autre chose ? |
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Effectivement, je le vois bien : je ne
m’éprouve
pas. Je le vois d’autant plus clairement que je me souviens bien de ce
que cela fait de s’éprouver : le sentiment d’être. Ces menus actes du
quotidien, non seulement je les accomplissais avec bonheur, mais en
plus, dans un surcroît d’effort qui ne me coûtait rien, je rajoutais
toujours un petit quelque chose, en proie à une fantaisie du dernier
moment, quelque chose de gratuit, de totalement improvisé, juste pour
le plaisir de m’éprouver faire. Acte gratuit, sans cause, ou plus
exactement, cause de lui-même.
La liberté, c’est donc Je cause de Je, Je engendrant Je, dans un
dénuement absolu, n’obéissant à rien d’autre qu’à la nécessité de se
sentir être, de s’éprouver dans l’acte. Et lorsque ce Je là s’endort,
le charme se rompt et la conscience de cet engendrement se perd. Ce
phénomène d’engendrement existe toujours, mais à un niveau auquel la
conscience n’a plus accès. La conscience n’a plus accès qu’à un je
engendré, un je-effet. Je suis passé d’un Je s’engendrant à un je se
subissant. Je me subis. Je subis non seulement le monde et ses
contraintes mais aussi ce que j’appelle mes conditionnements, mes
défauts. Alors que ces conditionnements, lorsque je suis libre, lorsque
je m’engendre, sont de merveilleux moyens d’aller au contact du monde.
Je ne les subis plus, j’agis à travers eux.
Bien qu’identifié à un je-effet, je n’en continue pas moins à être
capable de faire. C’est à dire à produire de nouveaux effets. Tant que
ce que je fais concerne ma vie de tous les jours, rien à dire, c’est le
jeu. Et d’ailleurs, si je ne fais pas ou si je fais mal, j’en paye les
conséquences. J’ai des impôts à payer, des enfants à éduquer, une
maison à entretenir. Ne rien faire serait stupide. L’expérience me le
prouve systématiquement. Mais concernant l’éveil, c’est autre chose :
croire que mes actes pourraient me permettre de m’éveiller revient à
croire qu’un effet pourrait agir sur la cause qui l’engendre.
S’éveiller signifie remonter la pente, cesser de se prendre pour ce
je-effet et revenir à sa source, reprendre conscience de ce Je auteur
de lui-même. Or je ne peux poser un acte que dans la direction opposée,
dans la direction de l’effet. Et plus j’attends quelque chose de mon
acte, plus je dégringole ma pente, plus je subis mon impuissance, plus
je m’enferme dans des pratiques (ou dans des théories), plus je
m’éloigne de ma source.
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Quelques nouvelles en guise d’adieu, ou
tout du moins d’au revoir à durée indéterminée.
J’ai découvert que tout au fond de « moi-même », en amont de toute
pensée, il y avait le silence. Que la conscience pouvait tout à fait se
maintenir tranquillement dans ce silence. Et que, vu depuis ce point
silencieux, tout le reste n’apparaissait que comme commentaire. Même «
moi » n’est finalement qu’une pensée.
Alors donc, plus de moi qui recherche, plus de quête, plus d’éveil,
et par conséquent, – pardon Joaquim mon ami - plus trop d’intérêt à la
fréquentation de café-éveil. La vie continue à suivre son cours sans
changement radical d’aucune sorte. Pas de montée d’énergie, ni de
sentiment d’amour qui m’étreint le cœur, rien, rien, rien. Seulement
l’ordinaire, serein, et encore, pas toujours. La paix ? Mouais… disons
que ce qui en moi se souciait d’obtenir la paix a disparu. Tous ces
questionnements se résorbent dans le silence. Et bien sûr, je ne suis
absolument pas éveillé, ce que je vis n’a aucun rapport avec tout ce
que j’ai pu imaginer, attendre, espérer de l’éveil. Et, comble de
malchance, tout désir d’éveil à disparu.
C’est l’histoire d’un type qui dit à sa femme : « Chérie, ce soir
tu vas avoir une surprise ! » et qui lui répète toute la journée. La
soirée arrive, la femme attend sa surprise. Rien. Le couple s’en va au
lit, et le mari ne manifeste rien de particulier. Et juste au moment
d’éteindre la lumière, sa femme demande : « Et ma surprise ? ». Et
l’homme de lui répondre avec un grand sourire « Ta surprise, eh bien
justement, c’est qu’il n’y a pas de surprise ! » Ce que j’ai vécu,
c’est un peu ça, et pas beaucoup plus. Ce n’est pas spectaculaire.
En revanche, je me trouve intelligent. Bêtement intelligent, si je
peux dire. Disons que j’ai cessé d’être stupide. C’est quoi
l’intelligence ? C’est faire ce que l’on sait et enrichir
continuellement son savoir par l’observation de ses expériences. C’est
quoi être stupide ? C’est savoir ce qu’il faut faire, mais ne pas le
faire ou le faire autrement pour des raisons totalement farfelues (pas
le temps, pas envie, trop fatigant, pas maintenant, …), se planter, en
souffrir, n’en tirer aucune leçon, et recommencer à l’identique la fois
d’après.
La liberté ? Oui, c’est vrai que dans le silence, il n’y a pas de
Dieu pour guider mes pas, pas d’intuitions à entendre, pas de signe à
découvrir, pas de messages à interpréter. Il n’y a même pas de but à
atteindre. Pour le dire en des termes chrétiens : Dieu nous a voulu
tellement libre qu’il n’interfère pas. Il nous laisse nous débrouiller.
… Mais bon, c’est juste une manière de dire, un aspect des choses, pas
plus. Lorsque je me remets à penser, toute la représentation du monde
se remet en place, la société, l’activité, moi, … et du coup, il y a
quelques envies qui surgissent, des désirs d’aller par ici plutôt que
par là. Mais ça ne pèse pas, c’est un jeu. Bientôt je vais me lancer,
je ne sais pas trop dans quoi encore, mais j’ai quelques idées. Je vous
ferais signe à l’occasion. Ou pas. |
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Je marchais dans les rues, en soirée, en
m’appliquant à ne pas penser, grâce à la "méthode Stephen Jourdain" :
dès qu’une pensée surgissait dans mon esprit, je la récusais aussitôt
en la reconnaissant pour ce qu’elle était – une pensée - . Par exemple,
s’il m’arrivait d’éprouver une sensation inhabituelle (chaleur au
ventre, léger vertiges…) qui immanquablement me réjouissait car j’y
voyais la manifestation objective de quelque chose en train de se
produire, je gardais mes distances en flinguant systématiquement tout
ce qui se présentait à mon esprit : « Pensée de quelque chose en train
de se produire, pensée de but à atteindre, pensée d’éveil comme un but,
pensée de réussite et d’échec, pensée de ne pas penser pour atteindre
ce but, pensée de «
ça-y-est-je-ne-pense-plus-donc-je-suis-momentanément-tiré-d’affaire »,
etc… » Les pensées qui me venaient pouvaient être parfois complexes, ça
ne m’empêchait pas de les reconnaître facilement (faut quand même s’en
tenir une sacré couche pour ne pas comprendre ses propres pensées !).
C’était très intéressant de voir comment les pensées fusaient en
continu pour nommer/étiqueter/commenter tout ce qui tombait dans le
champ de ma conscience, combien mon regard et mon écoute obéissaient à
une curiosité toute mentale qui voulait sans cesse connaître le contenu
des vitrines, la signification d’un bout d’affiche, la suite d’une
bribe de conversation captée au passage, les visages de tous les gens
que je croisais… bref mes sens étaient sans cesse dans un mouvement de
dispersion avide. En même temps que je récusais mes pensées, je
récusais aussi tous ces mouvements mécaniques. Et puis au bout d’un
moment de cette marche méditative, je me suis arrêté, je me suis assis
et, constatant mon état tout à fait ordinaire, je me suis dit quelque
chose comme « Mon pauvre Pierre, l’éveil c’est pas pour ce soir. » Et
aussitôt après, comme un réflexe : « Pensée de Pierre, pensée de se
parler à soi-même, pensée d’apitoiement, pensée d’échec, pensée d’éveil
comme but à atteindre, pensée de remettre à demain, … » Et c’est là que
la bascule s’est produite. Infime. Un petit clic de rien du tout. Je
m’étais adressé à moi-même avec une telle familiarité, un tel naturel,
une telle évidence « mon pauvre Pierre », pensez donc ! Constater que
toute cette intimité, cette douce affection que je pouvais avoir pour
moi-même n’était que pensées me laissa interdit, suspendu dans le
silence. Renversement de perspective. Je cessais aussitôt de me prendre
pour un type pensant qui luttait contre ses pensées pour réduire son
mental au silence ; ce type là n’est qu’une pensée que j’avais
démasquée. Il y a le silence. Puis du silence sortent – je ne sais ni
pourquoi ni comment – des pensées, comme un robinet qui fuit (à ce
sujet, je suis preneur pour tout conseil en plomberie). Je peux les
laisser filer, ou je peux, par manque de vigilance, les prendre pour
quelque chose de réel. Et c’est alors des « Mon pauvre Pierre ! », ou
des « Je n’y arriverais jamais ! » , avec évidemment des trémolos dans
la voix… une pensée qui se donne des airs de réel se donne toujours un
peu en spectacle. Faut ça pour subjuguer le Sujet, pour le pousser dans
un fauteuil de spectateur, lui ôter son statut de Je-acteur pour lui
refiler celui de moi subissant son intériorité factice.
Voilà. Après faut être honnête. Cela n’a rien d’une grande
réalisation haute en couleur avec effets spéciaux, traversée des murs,
dialogue avec les anges, pouvoirs de guérison et tout le tralala. Même
pas un embryon d’exaltation émotionnelle. Est-ce cela ce que l’on nomme
ici éveil ? J’en doute un peu. Je trouverais plus juste de dire que
c’est un malentendu qui est dissipé : celui de l’intériorité factice ou
du moi-objectivé… (les bouddhiste ont sûrement un terme précis pour
désigner cela, avec plein de syllabes, et de i et de a partout) Avec ce
malentendu tombe aussi la recherche de soi, ou le désir d’éveil : quand
on a réalisé que le fond de son être est pur silence et que tout le
reste n’est que pensées, eh bien l’éveil n’est que pensée, le désir
d’éveil=pensée, etc…
Sinon, rien ne change. Je sens vaguement que quelque chose
s’approfondit avec le temps, mais je suis absolument incapable d’en
dire quoique ce soit pour l’instant. |
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