Regards sur l'éveil
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Posté
le: Sa 12 mars 2005 par joaquim
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Philosophie et monothéisme
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Nayla Farouki
a écrit un livre tout-à-fait remarquable, où elle éclaire dans une
perspective à la fois neuve et tellement simple les piliers sur
lesquels sont bâtis la civilisation occidentale, ces présupposés qui
nous fondent et qu’il nous est en général si difficile d’identifier,
puisque c’est sur leur base que nous pensons le monde; nous avons même
tendance à les accepter ave une telle évidence que nous voyons en eux
bien souvent plus une donnée de la nature plutôt qu'un acquis que
l’humanité a dû conquérir de haute lutte contre la nature.
«Pour
lire – et comprendre – les
textes fondateurs du monothéisme, il nous faudra donc désapprendre le
chemin parcouru dans le chapitre précédent et (...) [nous] débarrasser
de la priorité accordée à la “grille du savoir” si chère aux Grecs (et
si dominante aujourd’hui), qui veut que la seule démarche rationnelle
soit celle de la recherche de la vérité par le biais de la connaissance
objective des choses. En positionnant le monothéisme sur le même plan
que le savoir grec, c’est-à-dire celui de la recherche de la vérité en tant qu’adéquation avec le
monde, la grille du savoir fait perdre à qui la suit
l’essentiel du message.
Pour le monothéisme, la
grille du savoir ne vient en réalité qu’en deuxième position:
cela signifie, par exemple, qu’il est indifférent, dans un premier
temps, de savoir si “Abraham a réellement
existé”, si “la Vierge était réellement
vierge”, ou si “Dieu a réellement
parlé à Moïse”. Dans la rationalité monothéiste, la valeur d’un
discours n’est pas liée à la production
d’un savoir universel, c’est-à-dire d’un savoir extérieur
et objectif destiné à permettre de comprendre le monde, mais à la transmission d’un enseignement
tout aussi universel (et donc rationnel), dont le but est d’indiquer à
l’être humain – n’importe
quel être humain – sa place dans le monde (et non dans la
société) et le rôle qu’il devrait y jouer.
Alors que, dans la civilisation grecque, le sage cherche la vérité dans
la nature, intelligible mais dénuée de tout projet, dans la
civilisation monothéiste le sage cherchera la vérité dans la parole
volontairement révélée ou inspirée. Cette parole émane elle-même d’un
sujet, Dieu, seul à pouvoir lui donner une légitimité absolue.
Grâce à elle, chaque être humain qui en a la volonté pourra trouver le
chemin vers sa propre libération de la tribu [qui est la
forme naturelle de la vie sociale, et qui fait toujours passer le bien
du groupe avant la dignité de la personne];
de la même manière, on peut dire que l’homme politique grec se libérera
lui aussi de l’emprise de la tribu par le biais d’institutions légitimées par leur appartenance
au monde naturel.
Vue dans cette perspective, la vérité ne disparaît pas; elle change seulement de
légitimation. Alors que la grille du savoir classique
incite à se poser la question suivante: “Ce que l’on me dit là
existe-t-il réellement
ou bien s’est-il réellement
passé?”, la nouvelle grille (qu’il nous reste à définir) s’intéresse à
une question d’une tout autre nature: “Pouquoi, à quelle
fin, me dit-on cela?”.
La démarche n’est ni nouvelle, ni spécifique au monothéisme. Nous
sommes tous habitués à ce que la transmission d’un enseignement ne soit
pas limitée à un discours neutre sur la connaissance objective du monde
extérieur: qui aurait besoin de croire que les corbeaux parlent – ou
que les renards mangent du fromage! – pour saisir l’enseignement d’une
fable? De même, on conçoit aisément qu’une parabole soit comprise sans
pour autant avoir à démontrer l’existence de chacun des êtres ou des
objets dont elle raconte l’histoire. Cela ne veut nullement dire que
les événements racontés ne se sont pas passés, mais que, historiques ou
pas, leur valeur en
tant qu’enseignements dépasse leur valeur en tant que faits.
Il ne s’agit donc pas d’informer,
mais d’instruire.
En tant qu’enseignement, le discours doit être simple et clair: le
langage se doit de n’être ni ésotérique ni symbolique. Contrairement à
ce qui est aujourd’hui admis, la Bible – dont la majorité des textes a
pour vocation de transmettre la parole révélée – ne parle pas en
symboles qu’il faut décoder. Elle n’a pas de sens caché, hermétique,
obscurci à dessein. Elle s’adresse simplement
et directement à l’être humain, avec pour unique souci
permanent de lui donner à comprendre qui il est et comment il devrait
être.
Un discours vrai est donc avant tout un discours qui est digne de la
confiance de celui qui le reçoit.
Alors que, dans la pensée grecque, le vrai s’oppose au faux sur le plan
objectif, extérieur aux être humains qui l’expriment, dans la pensée
monothéiste, le “dire vrai” porte un jugement sur le sujet qui l’émet
car il s’oppose au mensonge (intentionnel) ou à l’erreur
(accidentelle).
Le vrai, dans ce deuxième cas, n’apparaît que dans la relation
entre deux interlocuteurs (au minimum). Contrairement à la rationalité
grecque qui veut, avec Platon, que “la
pensée affirme ou nie”, la rationalité monothéiste, elle,
partira toujours du principe que quelqu’un
affirme ou nie et que ce quelqu’un est – ou non – digne de confiance.
C’est pour cela que la révélation n’est jamais une connaissance que le
prophète porpose aux autres comme émanant de sa propre personne: le
premier à prendre la parole est Dieu. Être transcendant (extérieur à
l’espace et au temps des hommes), être singulier, il s’adresse
volontairement à des êtres humains créés à sa propre image, eux aussi
êtres singuliers.
La grille de lecture du monothéisme, on le voit, ne rapporte pas le
discours à son objet, comme il est normal de le faire selon la grille
du savoir. Elle se rapporte en revanche systématiquement à son sujet,
l’énonciateur, et le lie définitivement à l’intention, bonne ou
mauvaise, de ce dernier. Cela signifie que le premier critère d’accès à
la vérité n’est pas le savoir
en soi, mais le vouloir,
sous toutes ses formes, y compris la volonté de savoir.
Nous avons donc changé de grille de lecture du monde: au lieu de la grille du savoir,
qui donne la priorité à la réception par l’homme d’une connaissance en
provenance du cosmos, le monothéisme proclame la grille du vouloir,
c’est-à-dire la priorité de la décision, du choix et de l’intention –
de la volonté, en somme – dans chaque activité humaine, celle de la
recherche de la connaissance et de sa transmission comprise.
La rationalité continue de fonctionner normalement: elle est
toujours individualisante, universaliste, capable d’émettre des idées,
de les accepter ou de les rejeter. Elle change toutefois de priorité.
Au centre de son activité se place non quelque chose de
rationel (un objet), mais quelqu’un
qui l’est (un sujet, la personne, être de vouloir avant d’être un être
de savoir).
(...)
La transcendance de Dieu, bien au-delà de tout ce que l’être humain
peut imaginer ou concevoir, est
un principe universel;
ce qui s’exprime par l’absolue nécessité de l’unicité de Dieu; or, un
dieu unique (le même pour tout l’univers et toute l’humanité) a, par
définition, une fonction “détribalisante”. Le monothéisme ne vient pas
seulement attirer l’attention de l’homme sur le fait qu’il ne peut pas,
qu’il
ne doit pas de donner
d’autre dieu que Dieu (premier commandement délivré à Moïse et principe
de base de l’Islam). Ainsi, c’est le sacré lui-même, pourvu qu’il soit
positionné dans la transcendance, qui libère l’être humain à la fois de
la religiosité collective et de la tribu. En désacralisant tous les
objets immanents, naturels ou fabriqués, le monothéisme opère de la
même façon que la rationalité grecque: il vide le monde de la peur
qui est à l’origine du sacré immanent.
Mais – et c’est là qu’intervient la grille du vouloir – le monde ne
peut être vidé de la peur (peur des choses, peur des hommes) qu’à
condition que l’être
humain veuille bien faire confiance à Dieu;
c’est ce qui s’appelle, en langage monothéiste, lui être “fidèle”, ce
qui revient à dire “ne jamais retomber dans les fidélités tribales”.
Faire confiance à Dieu n’est pas une mesure de connaissance, mais
un acte de volonté. La confiance en Dieu est d’ailleurs supposée être
d’autant plus un acte de la volonté (et d’elle seule) que on a beau
être croyant, on ne
sait jamais
vraiment où on aboutit lorsque l’on entreprend cette démarche: il
s’agit d’un pari sur l’inconnu – puisque c’est un pari sur l’ailleurs
–, qui se fonde sur une seule certitude: mieux
vaut faire confiance à Dieu, quel qu’il soit, que faire confiance à la
tribu, et à la religiosité collective au travers de laquelle elle piège
les individus.
Arrivés à ce stade, nous me direz que tout ce qui est dit ci-dessus
n’est acceptable que si l’on “croit” en Dieu. Une telle réaction est
inévitable si l’on se positionne dans la grille du savoir où il faut,
préalablement à toute connaissance, garantir une existence. Dans la
rationalité monothéiste, la fidélité à l’égard de Dieu ne se situe pas
dans le champ de la connaissance, comme l’existence des électrons ou
celle des gènes. Elle est un impératif
(un commandement). (...)
Vue au travers de la grille du savoir, cette existence se transforme en
un fait objectif, appelant démonstration. Or il est vain de tenter de
démontrer l’existence de Dieu. Cette impossibilité n’est pas liés au
fait que l’existence de Dieu est affaire de croyance, elle est surtout
due au fait qu’on aura beau chercher Dieu là où il ne se trouve pas, il sera à tout jamais impossible
de l’y trouver. Or il ne se trouve pas dans la grille du
savoir, c’est-à-dire dans les catégories grecques de la connaissance du
monde.»
Nayla Farouki,
Les deux Occidents, Editions des Arènes, 2004, pp. 177-189
Cette place accordée au vouloir est tout-à-fait fondamentale dans le
cheminement vers l’éveil. La connaissance définie par la grille du
savoir est un état subi, passif, une observation de l’être, afin d’en
extraire la vérité, et cette vérité sera d’autant plus pure que le
sujet se sera abstenu de la contaminer par ses propres effets. C’est
une science de l’objet; or, comme l’éveil consiste justement à
surmonter la scission sujet-objet (voir ICI),
la pureté avec laquelle l’objet sera perçu ne nous rapprochera encore
en rien de l’éveil. Pour qu’il y ait éveil, en plus du renoncement à
soi qu’exige la grille du savoir (et qui constitue une préparation
utile, voire nécessaire), il faut un acte gratuit de confiance en
l’être et en soi-même. L’éveil surgit dans la présence à l’instant,
laquelle n’est pas un état subi, mais un acte. Il ne s’agit pas de
balayer le moi pour que la vérité de l’être s’éveille; il s’agit plutôt
d’être soi-même avec une telle transparence et une telle intensité, que
cette transparence et cette intensité fassent resplendir l’être. La
vérité, comme le disait très joliment Simone Weil, c’est l’éclat de la
réalité. Surtout pas de paresse, pas vraiment du travail non plus, mais
de l’action.
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L’éveil, ce n’est pas un état, c’est un
geste.
C’est peut-être bien un état vu sous l’angle de l’éternité, et dans ce
sens vous avez raison de dire que le Soi se situe dans le non-être et
le non-agir, mais pour ce qui est de l’individu incarné, c’est un geste
qu’il doit perpétuellement accomplir. Il doit perpétuellement se
décoller par rapport aux contenus de sa conscience. Il ne peut pas le
faire une fois pour toutes, car dans ce cas, le décollement en question
serait lui-même le contenu de sa conscience, et il y adhérerait sans
même s’en rendre compte. Ce serait une complaisance dans le
détachement. Prétendre ne plus pouvoir être sujet à l’illusion me
semble une terrible illusion. Ce n’est pas cela l’éveil. L’éveil, c’est
être toujours actif, c’est plonger perpétuellement à travers les
contenus de la conscience auxquels on adhère, pour déboucher sur la
nature éternelle qu’ils masquent. L'éveil, ce n'est pas être devenu le
Soi (même si cela est pourtant vrai du point de vue de l'éternité,
quelle
illusion que d'oser le prétendre dans le monde du devenir!), mais c'est
se laisser continuellement recréer par le Soi en s'abandonnant à Lui.
Comme le dit si justement Maître Eckhart: "Dieu et moi sommes un dans
cette opération. Il opère et je deviens".
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