Entretien de joaquim avec Oniris |
Joaquim, vous administrez
un forum ayant
pour thème « L’éveil », qu’est-ce qui a
motivé cette démarche ? En 2003, à un âge qui ne s’y prêtait pourtant plus, je suis tombé fan d’une star de la chanson. Gloup! Je ne vous dirai pas qui, pour ne pas entamer dès le départ tout mon crédit. C’est à cause d’elle qu’en manque d’informations, je suis parti enquêter sur le Net. Après quelques recherches, j’ai atterri sur un forum de discussion qui s’ajustait comme un gant à ma fièvre du moment. Ce fut l’occasion pour moi de découvrir cette nouvelle forme de communication: je fus surpris par la qualité des liens qui pouvaient se nouer à travers l’échange autour d’une passion commune. Ma folie dura 6 mois, puis retomba comme elle était apparue. Un an plus tard, je revins faire quelques apparitions sur ce forum, mais le coeur n’y était plus, malgré la chaleur de l’accueil. Le désir d’échanger était pourtant bien là, mais plus sur ce sujet. Jamais jusqu’alors, je n’avais imaginé partager ouvertement ce qui m’habitait depuis plus de 25 ans, et constituait véritablement ma passion. L’évidence s’imposa alors à moi dans toute sa lumière, et trois jours plus tard, après m’être frotté aux premiers rudiments de l’édition internet, j’avais installé mon forum phpBB, et vérifié au passage la qualité des échanges qu’il permettait, en me voyant contraint de m’adresser au forum de support pour me sortir d’une impasse informatique dans laquelle je m’étais empêtré. J’ai ainsi mis quelques textes en ligne, comme une bouteille qu’on lance à la mer, attendant que quelqu’un veuille bien l’ouvrir et me répondre. “On” tarda à me répondre, mais lorsque je découvris, à la suite d’un étonnant concours de circonstances, “qui” m’avait répondu, j’en restai interdit. Et je sus que j’avais planté mon arbre en pleine terre. Votre site s’intitule « Regards sur l'éveil », pourtant, vous concernant, vous y parlez de « …l'expérience de désappropriation radicale qui avait retourné comme un gant ma conscience clôturée… » aujourd’hui encore vous dites « …ce qui m’habitait depuis plus de 25 ans… ». Pourquoi ne pas employer le terme « d’éveil » ? L’éveil, ça n’existe pas. La seule chose qui existe, c’est une personne qui disparaît en tant que conscience limitée et qui se découvre illimitée. Dès qu’on parle de l’éveil, on en fait par la force des choses un objet du discours, autrement dit on en fait un objet éprouvé par un sujet, ce qui revient à le trahir, puisque la dualité sujet-objet est précisément ce qu’il est censé abolir. On a le droit de parler de thé, par exemple, parce qu’on ne prendra jamais le mot thé pour du vrai thé, et que le mot servira à éveiller efficacement le souvenir de ce qu’est le thé. Le concept du thé est fidèlement associé à son souvenir. Le souvenir du thé se constitue à partir des multiples fois où on en a goûté, et les résume toutes. L’éveil, ce serait plutôt comme la madeleine de Proust. Lorsqu’il goûta à cette fameuse Madeleine, Proust adulte fut subitement transporté dans l’expérience qu’il avait faite enfant de cette même madeleine, et son moi d’enfant s’éveilla littéralement dans son moi adulte. Il revivait la scène d’enfant, de l’intérieur. Plus vraie encore que lorsqu'il était enfant. Ses tentatives ultérieures pour provoquer à nouveau la même expérience échouèrent. Tout ce qu’il lui restait, c’était la certitude qu’«une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps.» Il avait été transporté, par la grâce d’une madeleine, hors du temps, dans l’éternité. Mais s’il lui était toujours loisible d’évoquer le souvenir de la madeleine, il ne lui était plus possible d’évoquer celui de l’expérience qu’il cherchait à revivre. Il pouvait évoquer les circonstances, mais pas le contenu de l’expérience. L’évoquer, ç’aurait été le revivre une nouvelle fois. Et c’est la même chose pour l’éveil. L’évoquer, au sens strict, c’est le vivre. Toute autre évocation n’est que malentendu sur l’objet. Je peux parler de l’éveil, comme Proust pouvait parler de son expérience de la madeleine, mais en étant bien conscient qu’on ne fait par là que désigner maladroitement quelque chose par des mots, qu’on fait même moins que l’évoquer: on en désigne seulement l’emplacement vacant. C’est pourquoi, pour limiter le risque de chosifier l’éveil, je préfère utiliser des métaphores, qui ont l’avantage d’obliger l’esprit à une certaine gymnastique pour s’en approcher, et signalent en même temps, par la difficulté qu’on éprouve à se représenter clairement la chose évoquée, que celle-ci n’est justement pas une chose. Par contre, en disant: « …ce qui m’habitait depuis plus de 25 ans… », je ne faisais pas référence à l’éveil lui-même; je n’aurais pas l’idée de prétendre que l’éveil m’habite depuis 25 ans. L’éveil est toujours là, il est l’éternité présente à portée de main. Mais il n’est jamais acquis, il est à réaliser, neuf, à chaque instant; bien heureusement d’ailleurs, car c’est ce qui en préserve l’éternelle virginité. Dès qu’on le croit acquis, c’est qu’on est retombé dans la possession de l’objet, et donc qu’on l’a perdu; et on ne le retrouve qu’à travers l’abandon de cette nouvelle chose à laquelle on commençait déjà à s’attacher. Concernant la « première fois ». Etiez-vous en quête spirituelle, ou initiatique, et plus généralement, quels sont selon vous, les événements qui vous ont conduit à vivre cette « expérience » ? J'avais été nourri dans mon enfance de textes bibliques jusqu'à l'indigestion, j'avais dû plier mon esprit d’enfant à réfléchir à des questions piégées qui m’étaient pourtant présentées comme capitales, à tel point qu'il en avait été si endolori qu’il ne m’était plus d’aucune utilité pour tenter de comprendre ce qui m’arriva lorsque, au sortir de l’enfance, je me découvris empêtré dans un buisson de ronces. Tout ce que j’étais m’entravait, et j’aspirait à être tout, plutôt que moi. Vers 16 ans, je suis tombé sur un livre, un pavé qui me semblait totalement hors de ma portée, "Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne", de Pierre Daco, dans la collection Marabout, et je l'ai, à ma totale stupéfaction, dévoré en deux jours (j’étais jusqu’alors un authentique indigent de la lecture). Il m'ouvrit les yeux sur un monde nouveau, magnifique et cruel, sans pitié pour la plaie vive qu’était ma vie intérieure. J'ai pu à partir de ce moment-là déverser toute mon énergie dans une quête, et cela fut un soulagement énorme; mais ce fut une quête difficile et douloureuse, dans laquelle je me sentais bien seul et impuissant. J'avais lu aussi le deuxième livre de cet auteur, "Les triomphes de la psychanalyse", et si j'avais croisé alors quelque part en ville la plaque d'un psychanalyste, j'aurais osé malgré mes craintes aller frapper à sa porte. Mais il n'y en avait point. Je me suis alors tourné vers les livres: j’ai eu ma période Rampa, puis Schuré, puis Fabre-d’Olivet, et enfin Rudolf Steiner. Je venais d’avoir 18 ans lorsque je tombai sur sa “Philosophie de la Liberté”. Elle fit sur moi une forte impression. En particulier cette thèse: on est libre non pas lorsqu’on accomplit une action dans un but déterminé, mais lorsqu’on le fait par pur amour pour l’action. Sur les conseils qu’il donnait dans d’autres ouvrages que je lus dans la foulée, je commençai également à méditer, une demie heure par jour, avec toute la passion dont j’étais capable. A la même époque, je cessai de me battre, je renonçai à faire de moi autre chose que ce que j’étais. Peut-être parce qu’un cadeau m’était tombé du ciel. Je découvris en effet avec surprise que les événements, que j’avais souvent bien du mal à goûter sur le moment, m’inondaient dans l’après-coup d’une joie que je ne les imaginais pas contenir. Le premier souvenir de cette sorte est encore très vif dans ma mémoire. C’était au printemps 1976, j’étais en voiture avec des amis, et la radio de bord diffusait une chanson de Serge Lama, “les Ports de l’Atlantique”. Je me suis retrouvé, sans y être nullement préparé, aspiré par cette chanson, transporté quelques mois plus tôt, en une soirée banale de décembre, une de ces soirée que rien ne signalait à ma mémoire, mais qui m’ouvrit tout-à-coup la porte sur un Paradis que j’aurais connu alors, dont je n’avais pourtant rien su sur le moment, et que je découvrais pour la première fois, lové dans cette chanson qui régénérait ma mémoire. Cette expérience fut une indicible consolation dans la lutte douloureuse que je menais avec moi-même depuis deux ans. A partit de cette date, je me suis réjoui de tout ce que je pouvais vivre, même l’insignifiant, confiant qu’il me serait restitué après-coup dans des habits de lumière. A la même époque — cela m’était venu spontanément, sans que je le provoque —, j’évitais de penser mes pensées jusqu’au bout, je sentais bien que j’étais incapable de les conduire jusqu’à leur plein épanouissement; alors, pour éviter de les abîmer avant leur terme, sitôt qu’elles pointaient le bout de leur nez, je les reconduisais délicatement dans le grand océan intérieur d’où elles cherchaient à émerger. Et je crois bien que c’est cette attitude-là qui m’a préparé à recevoir la grâce de l’éveil. Car chaque chose qu’on laisse être sans vouloir s’en emparer, croît à la mesure de ce geste de confiance qu'on lui fait. Quelque chose a mûri ainsi dans mon silence intérieur. Et je me suis retrouvé, à l’orée de mes 19 ans, prêt pour être envahi par celui à qui j’avais fait confiance, cet être qui construisait mes pensées en amont de ma conscience, cet être qui me construisait moi; la foi que j’avais mise en lui, en renonçant à m’approprier quoi que ce soit qui lui appartenait — j’en avais été vacciné après avoir passé les années précédentes à me battre avec une énergie considérable contre moi-même, pour tenter vainement de me prendre en mains, de faire de moi celui que j’aurais voulu être —; j’avais finalement fait acte d’allégeance totale envers lui, j’avais renoncé à juger ce qu’il faisait, même si c’était ce moi misérable que j’étais, lorsque tout-à-coup, en un instant, mon univers bascula, et je me suis retrouvé, moi, pauvre petite lueur vacillante, être le créateur, moi qui n’osais espérer un regard de tous ceux que je sentais si supérieurs à moi, tutoyer Dieu, faire partie de Lui, vivre en Lui par ce que j’avais de plus intime. C’était à la fois renversant et évident. Dans les jours et les semaines qui ont suivis cette « première fois », savez-vous si l’entourage de l’époque a observé un changement, une variation voire même une mutation s’opérant en vous ? Non. Aucun changement. Il n’y avait d’ailleurs aucun changement à observer. Le seul changement, c’est que je voyais la Réalité. La réalité toute simple, mais je mets un grand R, car chaque chose, même la plus insignifiante, quand on la saisit dans l’unité qu’on entretient avec elle dans l’être, quand elle nous offre par sa simple présence un moi jusqu’alors inconnu, avec lequel elle entretient de toute éternité une intimité insoupçonnée, apparaît comme sacrée. Mais rien ne change à l’extérieur. J’étais infiniment plus heureux, mais personne ne m’en a fait la remarque. Je découvrais le printemps pour la première fois, son odeur, ses couleurs, cette sève qui se répandait dans l’air et dans la terre, qui coulait même dans mes veines, tout était nouveau, et en même temps — et cela aussi c’était nouveau: familier, rien n’était plus étranger, je n’étais plus étranger dans ce monde, j’étais le fils de Dieu. J’étais en première année d’Uni, j’assistais aux cours, aux séminaires, bien que mon esprit fut à chaque instant accaparé par l’étonnement de cette découverte perpétuelle: le monde est, je suis. Je n’en ai parlé à personne. L’idée même d’en parler ne m’a pas effleurée, comme si cela aurait été incongru. Peut-être aussi parce que je ne savais pas mettre de mots sur ce qui m’arrivait. Le chemin de développement spirituel proposé par l’anthroposophie de Steiner ne parlait pas de l’éveil, mais du développement de facultés supérieures, qui permettraient d’acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs. Rien de tout cela ne m’était arrivé; je m’en croyais donc encore aux préliminaires. Mais cela me suffisait, j’étais comblé. Je ne me considérais pas comme “réalisé”, je n’avais acquis aucune faculté ni aucune connaissance, j’avais simplement découvert la réalité. La Réalisation, je pensais que c’était parler avec les Anges, et qu’il fallait pour cela être Initié. Je fréquentais depuis trois mois un groupe d’étude anthroposophique où tous ces points de vue étaient développés avec beaucoup de sérieux, et je les suivais avec passion. Mais là non plus personne n’a rien vu, et je n’en ai pas dit un mot. Certains imaginent que l’éveil rendrait le sujet rayonnant, qu’il dégagerait une “aura” perceptible. Pas du tout. L’éveil rend transparent à l’être, et celui qui le devient n’est pas plus rayonnant qu’une pierre (elle aussi est parfaitement transparente à l’être). Lui-même perçoit un certain décalage, un certain étonnement le saisit parfois à voir l’affairement autour de lui. Une fois la première phase de vertige passée, je ne me sentais pas vraiment différent des autres — en tous cas pas plus différent qu'avant — car je ne percevais pas directement qu’ils n’étaient pas éveillés. Je les voyais être, au même titre que les pierres, sans lire sur eux qu’ils étaient enfermés — j’avais moi-même en bonne partie oublié ce que c’était, comme lorsqu’on s’éveille on oublie ce que c’est que dormir —, et je ne m’en rendait compte qu’indirectement, lorsque leurs soucis détonnaient dans l’harmonie du monde, trahissant leur cécité à cet être si limpide qui se donne. Vous nous avez dit : « …Je n’aurais pas l’idée de prétendre que l’éveil m’habite depuis 25 ans. L’éveil est toujours là, il est l’éternité présente à portée de main. Mais il n’est jamais acquis, il est à réaliser, neuf, à chaque instant … » Est-ce à dire qu’il existe un « chemin », qui offrirait une sorte « d’aller-retour » vers la réalisation ? J’ai trouvé le Graal, mais comme Parsifal, je l’ai perdu. Dans le récit de Wolfram von Eschenbach, Parsifal dut quitter le château du Graal après sa première visite, et s'est vu condamner à errer durant des années avant de pouvoir en retrouver le chemin. Il en fut chassé parce qu’il avait prêté foi aux choses apprises, aux recommandations que sa mère lui avait faites, elle qui l'exhortait, s’il était invité quelque part, à se montrer réservé et à ne pas poser de questions importunes; et c’est justement cette retenue, coupable dans le château de la vie, qui s’avéra funeste pour le roi du Graal, car celui-ci ne pouvait être guéri de sa blessure que par les questions ingénues que poserait le visiteur. Je m’étais débarrassé, à l’adolescence, de la foi délirante qu’on m’avait imposée et qui avait empoisonné mon enfance, et j’avais pris le risque d’être détruit à la fin du monde, annoncée pour l’année de mes 17 ans. J’étais libéré, mais je gardais de cette aliénation des blessures tenaces. Lorsqu’à 19 ans, j’ai reçu ma citoyenneté du ciel, je n’en ai pas pour autant obtenu ma citoyenneté de la terre. Si je me sentais en harmonie avec tout et avec chacun, par la parenté essentielle qui nous fait communier dans l’être, je demeurais coupé des autres, incapable de rencontrer mon prochain dans une relation d’enrichissement mutuel, incapable de croire, malgré ma soif ardente, que l'autre puisse accueillir ce que j’étais. J’avais devant moi une terre en friche, et ne savait comment y tracer des chemins. L’éveil ne m’était en cela d’aucun secours. Je ne me considérais d’ailleurs pas comme éveillé, car le handicap social qui paralysait toute ma vie relationnelle en apportait un démenti trop flagrant. Un Initié est un être supérieur, pensais-je, qui sait, qui voit, qui ne peut trébucher, et je n’était vraiment rien de tout cela. Cette soif de l’autre, ainsi que le conditionnement que m’avait fait subir l'éducation religieuse dont je croyais m'être débarrassé, mais qui m’habitait pourtant encore à mon insu, sous la forme d’une certaine aspiration messianique à sauver l’humanité, firent de moi une proie facile pour un nouvel endoctrinement qui s'abattit sur moi, sans que je m’en aperçoive, au sein du groupe anthroposophique dont j’ai parlé. L’anthroposophie est une doctrine assez élaborée, très satisfaisante pour un esprit épris d’harmonie entre l’homme et la nature; et surtout elle bénéficiait de ma confiance sans bornes, car je la croyais à l’origine de la grâce qui m’avait touché, et j’attendais donc naturellement d’elle qu’elle me conduise aussi sur le chemin qui me restait à parcourir pour faire véritablement mon entrée sur la terre. Si bien que lorsque je fus placé, à la suite de vicissitudes qu’il serait trop long de raconter, devant le choix d’abandonner le groupe ou de renoncer à mon indépendance intérieure, je sacrifiai cette dernière. Je commis là un péché contre moi-même qui me condamna à traverser les deux années suivantes de ma vie comme un zombie. Je n’avais plus aucun socle intérieur sur quoi m’appuyer, je n’étais plus qu’une coquille vide. J’avais renoncé à mes intérêts “personnels”, en pensant que ce sacrifice me rapprocherait de l’autre, et ne mesurai que plus tard tout le pathétique de mon geste, car c’aurait été au contraire une meilleure prise en compte de ma nature personnelle, de mon être de chair et de désirs, qui aurait pu me conduire vers l’autre. J’avais accompli ce renoncement fou, et ma nature terrestre se tut pour de bon: plus un seul désir n’agitait mon âme, et j’étais là en rade, attendant stoïquement la survenue d’une brise improbable. Je me souviens du jour, dans une certaine rue, où j’ai à nouveau pour la première fois eu cette impression toute simple d’être là, dans mon corps et dans la rue, de ne plus être une simple enveloppe vide, mais un être de chair et de sang, avec un coeur palpitant à l’intérieur. Cela n’a duré que quelques minutes, suffisantes pourtant pour qu’une petite lampe brille à nouveau dans ma nuit, et me guide vers la sortie. Je me suis accroché dès lors à chaque désir, comme à une branche qui me maintiendrait la tête hors de l’eau. Ce chemin d’incarnation m’a pris plusieurs années, et m’a conduit sur la voie du coeur, la voie de l’autre, la voie de la chair. Lorsque j’ai pour la seconde fois pénétré dans le château de Graal, j’ai osé cette fois-ci m’y inviter avec tout ce que j’étais, j’ai regardé autour de moi, et j’ai nommé ce que je voyais. Je l’ai même fait matériellement, à travers un texte qui s’est imposé à moi, où je décrivis le chemin du château tel qu’il m’apparaissait. C’était au début 1987, je venais d’avoir 29 ans. En écrivant ce texte (dont j'ai mis une partie en ligne sous le titre “Essai sur l'essence divine du moi”), je me sentais pour la première fois totalement habité intérieurement en même temps que parfaitement incarné. Il n’y eût pas un moment particulier où je retrouvai la lumière de l’éveil — en fait, je ne l’avais pas réellement perdue, mais je ne la voyais plus, car j’avais perdu le paysage qu’elle devait éclairer — mais il y eût un moment où je pus dire: voilà, je suis arrivé, maintenant je peux mourir. Je sais que cela fait emphatique, mais c’est ce que j'ai ressenti. Je ne voyais pas ce que j’aurais encore pu faire sur cette terre, non que je fusse malheureux, au contraire j’étais parfaitement heureux, mais je ne pouvais imaginer un “après”. J’étais arrivé au sommet, et je ne voyais pas vers où monter encore. La vie s'est heureusement chargée de me montrer ce qui s’étendait encore au-delà de ma colline... et je dus en redescendre. Je vous ai raconté cette tranche de vie pour vous donner à voir que tout n'est pas réglé aussitôt qu'on a connu l'éveil. L’éveil est toujours là, dans l'éternité, mais on n'a jamais fini de l'incarner dans la chair. Il n'est pas quelque chose qui viendrait corriger une erreur de la Nature. Il n'est pas non plus une anomalie de la Nature. Il est la contrepartie exacte du paradoxe de la conscience humaine. Celle-ci se construit comme un monde subjectif qui contiendrait tout, et qui pourtant n’est, littéralement, rien; à travers l’éveil, elle se découvre être “tout” au moment-même où elle reconnaît la réalité de sa nature, c’est-à-dire n’être “rien”. C’est pourquoi lorsque l’éveil paraît, la conscience subjective enfermée en elle-même disparaît. Cela, c’est la description du phénomène au niveau ontologique, au niveau de la racine du sentiment d’identité, au niveau de ce qu’est la conscience dans sa nature, indépendamment des contenus qui l’habitent. Après l’éveil, la conscience subjective enfermée disparaît, mais le substrat organique qui la porte, ainsi que les schémas qui la gouvernent, demeurent pratiquement inchangés. De telle sorte que si la conscience est transformée dans sa nature par l’éveil, les contenus qui l’habitent restent, eux, de même nature que ceux qui l’ont toujours habitée. Et ces contenus sont fait comme par le passé de désir et d’aversion, de joie et de douleur. Ce qui est nouveau, c’est que le sujet a la possibilité de ne plus s’identifier à eux. De les laisser vivre en lui sans s’y attacher. Mais cela ne se fait pas de manière statique. Il faut se laisser emporter. Car vivre un contenu de conscience, c’est se laisser emporter par lui. Refuser de le faire, ce serait vivre un autre contenu de conscience, celui constitué par le refus de se laisser emporter. Ce qui serait toujours être dans un contenu de conscience. Vivre l’éveil, c’est vivre le décollement par rapport à soi-même et à ses contenus de conscience. Mais pour cela, il faut y avoir adhéré. On ne peut pas se décoller que quelque chose à quoi on n’adhère pas. L’éveil, ce n’est pas un état, c’est un geste. C’est peut-être bien un état vu sous l’angle de l’éternité, mais pour ce qui est de l’individu incarné, c’est un geste qu’il doit perpétuellement accomplir. Il doit perpétuellement se décoller par rapport aux contenus de sa conscience. Il ne peut pas le faire une fois pour toutes, car dans ce cas, le décollement en question serait lui-même le contenu de sa conscience, et il y adhérerait sans même s’en rendre compte. Ce serait une complaisance dans le détachement. Prétendre ne plus pouvoir être sujet à l’illusion me semble une terrible illusion. Ce n’est pas cela l’éveil. L’éveil, c’est être toujours actif, c’est plonger perpétuellement à travers les contenus de la conscience auxquels on adhère, pour déboucher sur la nature éternelle qu’ils masquent. Cette activité ne se fait pas dans la douleur ou dans l’effort, mais dans la sérénité. Comme un coeur qui bat, comme une respiration. Des «allers-retours» sans fin. J’aime beaucoup l’image que Merleau-Ponty donne de la marche comme d’un mouvement harmonieux fait d’une succession de chutes perpétuellement rattrapées. Sans prise de risque, sans oser mettre son corps en déséquilibre en plaçant son centre de gravité au-delà d’une des jambes, confiant que ce mouvement entraînera l’autre à récupérer le mouvement et à le poursuivre, il n’y aurait pas de marche. Ni d’équilibre. Avec l’éveil, c’est pareil. Il faut oser s’abandonner sans retenue aux contenus de sa conscience, et aussitôt se décoller d’eux pour voir au-delà de l’illusion qu’ils présentent. Si on ne veut faire que voir au-delà, sans s’abandonner à eux (c’est-à-dire sans être réellement touché par tout ce qui vient, tout ce qui déclenche notre joie, notre tristesse, notre colère, etc.), on se livre à un simulacre, on joue au détachement, tout en adhérant malgré soi à un contenu, celui du désir de n’adhérer à rien. La conscience ne peut pas être vide de contenu, tant qu’elle est en vie. On ne peut pas détruire l’illusion, on ne peut que s’en détacher. Sans fin. En acceptant sans réserve ce qui se présente, et en le lâchant aussitôt. Ces deux mouvements peuvent être pratiquement simultanés, mais ils doivent être présents tous les deux. Une prise de risque et un lâcher prise. C’est cela aussi qui garantit la fraîcheur de l’éveil. Car chaque fois qu’on se décolle de soi, on se redécouvre, et on redécouvre le monde. Dans un émerveillement perpétuel. Vous dites que « l’éveil » n’est ni une erreur, ni une anomalie de la nature, et vous vous servez, pour en parler, d’un mouvement aussi naturel et inné que la marche à pied ; comment expliquer alors, que nous ne soyons pas tous des « éveillés »? Ça viendra peut-être... N’oublions pas que l’homme vit sur terre depuis quelques millions d’années, mais qu’il n’est exilé hors du Paradis que depuis 10 à 12 mille ans. C’est tout récent. Avant que les êtres humains ne commencent à planter, à cultiver et à domestiquer, ils ignoraient ce qu’était posséder, ils n’avaient pas l’idée de dominer la Nature, ils étaient ses enfants. La rupture n’existe que depuis très peu de temps. On peut encore mesurer ce qu’étaient ces enfants de la Nature à travers les populations qui ont vécu en chasseurs-cueilleurs jusqu’à nos jours. Un très bel exemple nous en est donné par le fameux discours du chef indien Seattle, répondant à l’offre du Président des Etats-Unis voulant lui acheter sa terre. Ces hommes-là n’étaient coupés de rien, et n’avaient donc besoin d’être réconciliés avec rien. Ils étaient en harmonie avec le Tout. A partir du Néolithique, l’homme a commencé lentement à dominer la nature. Celle-ci est longtemps restée puissante, mais on peut dire qu’à partir d’un certain moment, au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l’homme a gagné son combat, il a vaincu la nature. Et il se retrouve bien seul, sans cet adversaire qui lui prêtait sa grandeur. Depuis lors, la nature apparaît comme quelque chose de fragile, quelque chose dont on doit prendre soin, quelque chose qui pourrait mourir si on n’y prend pas garde. Tout cela, c’est extrêmement récent, c’est notre génération. Tant que la nature était une référence forte, l’homme n’était pas seul, et même s’il luttait contre elle, pour lui arracher ses secrets et la plier à sa volonté, elle restait celle qui lui donnait son sens, il trouvait sa raison d'être dans son affrontement avec elle. Aujourd’hui, l’homme est seul. Seul avec lui-même. Enfermé en soi. Dans un monde dont il est le maître. Verrouillé dans son ego. Auparavant, même si les hommes étaient aussi prisonniers de l’ego, ils n’y étaient pas pareillement enfermés, la nature, même si c’était pour lutter contre elle, leur servait de mesure et prêtait à leur combat son insondable grandeur. Maintenant que la nature n’est plus qu’un parc de loisir, elle n’est plus cet adversaire qui nous oblige à grandir à travers lui. Nous n’avons plus comme adversaire que nous-mêmes. C’est pour cela, je pense, que l’éveil n’a jamais été un thème aussi actuel qu’aujourd’hui, aussi brûlant, aussi nécessaire, ni qu’autant de personnes ne l’ont jamais vécu. Je crois qu’il est tout près, à portée de main de chacun. Il suffit de trop souffrir d’être seul, de ne plus supporter cet enfermement en soi... et de se mettre en route. D’apprendre à marcher. Cela dit, avoir connu une « première fois », c’est comme pour l’enfant avoir réussi une première fois à se tenir debout sur ses jambes. Toute sa perspective du monde s’en trouve bouleversée, et le sentiment enivrant d’être arrivé l’inonde. Mais il est encore loin du compte, loin de la marche. Il fera encore bien des chutes, souffrira de bien des frustrations et devra faire encore bien des efforts avant que la marche ne devienne pour lui ce mouvement qui nous semble si naturel. Avez-vous déjà imaginé le visage de nos sociétés, si le lent processus de l'évolution nous conduisait tous vers cette réalisation? Non... j’avoue n’y avoir jamais pensé. Je n’avais d’ailleurs jamais pensé non plus à ces autres réflexions que je viens de faire. Je me suis laissé aller à réfléchir tout haut. Et je me suis engagé sur un terrain meuble, car contrairement à ce dont je parlais auparavant, qui était du vécu dont je pouvais me porter garant, ces réflexions sont de pures spéculations. Elles me semblent vraisemblables, mais rien de plus. Quant à me lancer dans d’autres spéculations encore bien plus hasardeuses sur la forme que prendrait cet avenir, je crois que je vais m’abstenir. Mais je vais quand même faire un nouveau détour dans le vécu. Comme je l’ai dit, il m'a fallu longtemps pour comprendre que je n'avais rien à retirer de l'ascétisme, que la privation était quelque chose qui ne faisait que renforcer un travers de ma nature, et que je devais plutôt me mettre en tâche de cultiver mes désirs au lieu de les réfréner. La lente réappropriation de ma vie, qui a duré des années après l'“éveil”, a consisté en un patient apprivoisement du désir et du plaisir. Et lorsque j'ai failli à cette tâche, une terrible fois qui brûle encore ma mémoire, lors d'un voyage en Australie, au cours duquel, après avoir traversé du Sud au Nord ces immenses étendues à la limite de la survie, j'avais égaré ma propre vie, j'ai vécu une expérience d'enfermement comme je ne l'aurais jamais imaginé possible. Je me trouvais chez des amis, nous avions bu de l'alcool et fumé de la marijuana, et cela acheva de rompre les derniers fils qui me reliaient à la chair. Lorsque je cherchai, comme j’en avais l’habitude, à poser les yeux sur un objet qui m’entourait, pour me ressaisir sur sa réalité matérielle, pour éprouver en quelque sorte ma réalité sur la sienne, au lieu de sentir la présence de cet objet, celui-ci se déroba à ma prise, comme si plus rien n'existait au bout de mon regard, et je me sentis renvoyé à moi-même comme un boomerang, à un moi vide, clos, nu et froid. J'avais perdu le contact avec toute autre réalité hors de moi. Je fus pris de l’angoisse de celui à qui l’air pour respirer vient à manquer, et j’ai véritablement cru mourir. Peut-être pas mourir de la mort du corps, mais mourir quant à l’âme. Je m’étais toujours représenté l’enfer comme privation, mais je n’avais jamais pu imaginer, auparavant, privation si totale ni si essentielle. Dans cette abominable solitude, je crus me noyer en moi-même. J’ai lu deux semaines plus tard “Le Parfum” de Patrick Süskind, qui décrit une expérience semblable, et qui la résume dans cette formule laconique: “étouffer-en-et-par-soi-même” (cf. ICI). Combien peu conscient on est d’ordinaire de cet ombilic d’oxygène qui nous relie à l’atmosphère, mais combien moins on l’est encore de cet autre ombilic, qui assure, non pas la vie de notre corps, mais la réalité de notre être. J’avais, durant mon adolescence, bien souffert d’être enfermé en moi-même, coupé du monde, jusqu’à ce que me soit accordée l’expérience rédemptrice de la communion à l’Etre, mais jamais le sentiment de cette coupure n’avait été si radical que cette fois-ci. Adolescent, c’était plutôt un sentiment qui, même pénible, portait en lui le germe de la réconciliation, alors que cette fois-ci, c'était une rupture totale et, me semblait-il, définitive. L'étau se desserra pourtant au bout d'une heure, mais j'en restai ébranlé durant plusieurs semaines. Et je sais depuis lors que l’enfer existe, et que je le porte en moi. Je vous ai dit tout-à-l’heure que l’éveil gît en chacun comme la promesse de sa propre métamorphose, mais je pense aussi que chacun porte en soi une prison infernale, dont il ne ressent pas la morsure glacée parce que la magnificence du monde extérieur l’en détourne et l’en protège. Mais la puissance de la nature, désormais vaincue par l'homme, est de moins en moins forte, et je crains bien qu'elle nous protège aussi de moins en moins efficacement contre nous-mêmes. Comme je l'ai dit, il semble que toujours plus de personnes se voient appelées à découvrir la félicité de la communion à l’être, mais je crains qu'il y en ait aussi toujours plus qui se trouvent piégées dans un enfermement en soi dont on n’imagine en général pas l’atrocité, même s'il ne dure que quelques instants. Il semble en effet que ces expériences d’angoisses, auxquelles on donne depuis les années 1980 le nom d’attaques de panique, se font plus fréquentes depuis quelques années, ou tout au moins, au même titre que l'éveil, qu'on en parle beaucoup plus. Ce sont l'une et l'autre des expériences qui surviennent lorsqu'on arpente la crête nue de la conscience de soi, lorsqu'on lâche les amarres qui nous incarnent dans la réalité matérielle du corps et du monde; et l'on bascule sur le versant “éveil” ou sur le versant “angoisse” selon que cette expérience est vécue sur un mode actif ou passif, selon qu’on plonge dans le vide ou qu'on subit la perte de tout. En essayant de vous engager sur le « terrain meuble » de la « spéculation hasardeuse », je cherchais à vous soumettre une réflexion qui est apparue au fil de notre entretien. Je me disais que si nous étions tous des « éveillés », nous rechercherions peut-être à retomber dans ce que nous qualifions aujourd’hui d’illusion, et que nous appellerions alors illumination, avec la même attitude que celle qui nous amène à parler de l’éveil aujourd’hui. L’humanité serait prise dans une sorte de mouvement perpétuelle, passant inlassablement de « l’un à l’autre ». Les astrophysiciens parlent de « l’Univers élastique », dans un mouvement d’expansion et de contraction, peut-être que nous n’y échappons pas non plus. Mais je vous accorde que tout ceci n’est que spéculation hasardeuse… Votre réponse rejoint pourtant cette vision avec l’idée des deux extrêmes en nous, le Ying et le Yang s’entrelaçant, contenus l’un dans l’autre et ne pouvant être complètement séparés. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les notions de bien et de mal ? Voilà une question bien délicate... Ce que j'ai expérimenté moi-même comme le mal absolu, n'a pas été le résultat d'une “mauvaise” conduite de ma part au sens moral du terme. Je suis persuadé que toutes les personnes victimes d'attaques de panique ne sont pas moins bonnes ni moins morales que les autres. Au contraire, aimerais-je dire, car ce qui les rend vulnérables à l'attaque de panique, c'est une adhésion insuffisante à elles-mêmes, c'est une trop grande propension à se détacher de soi, à donner la priorité aux attentes de l'autre, à n'exister qu'en transparence. Or, cette transparence, si elle peut conduire à l'éveil lorsqu'elle est assumée, devient angoissante lorsqu'elle est perçue dans sa nudité, parce qu’elle se révèle insuffisante pour masquer le vide sur lequel nous sommes tous construits. Il y a pourtant bel et bien dans ces expériences un rapport avec le bien et le mal, seulement pas au sens moral, mais philosophique. Le Bien, au sens philosophique, c’est ce qui est, c'est l'Être; et le Mal, c’est le manque à être, ce qui est privé d’être: le non-Être. Seul le bien est substantiel; le mal n’est qu’un manque, un manque de bien. Saint Thomas le définissait comme “la privation d’un bien dû”. Ainsi, il n’y a pas de mal pour un être humain à ne pas avoir d’ailes, car celles-ci ne lui sont pas dues, mais il y a un mal s’il lui manque une jambe. Vu sous cet angle, le pire mal qui puisse m’arriver, c’est d’être privé de mon propre être. C’est bien sûr la mort, mais c’est aussi, dans un sens beaucoup plus subtil, être enfermé dans le non-être. Et telle est bien la condition de la conscience humaine enfermée dans l’ego, lequel n’est rien d'autre qu’une image virtuelle de soi, sans substance: du non-être. Généralement, on ne s’en rend pas compte, parce que l’intensité du monde qui nous entoure nous en protège, et se charge de remplir notre conscience d'un contenu substantiel, mais si brusquement, parce qu’on s’est peut-être trop détaché du désir, qui nous relie efficacement à ce monde extérieur protecteur, on réalise de quel vide nous sommes constitués, c’est l’angoisse totale, l’attaque de panique. Ou alors on a développé la force intérieure nécessaire pour l'accepter et se tenir en face de lui: on se retrouve alors libéré de l’épaisseur virtuelle dans laquelle nous enfermait l’ego, et on se fond dans l'être. Dès le moment où la réalité extérieure n'est plus là pour nous protéger contre le vide de l'ego, il n'y a que deux alternatives: soit on reste dans l'ego nu avec l'angoisse d'être privé de tout et réduit à néant, soit on le quitte et on devient un avec l'Être. Sur le plan pratique, je pense que ces notions peuvent aussi avoir leur utilité. Un comportement moral, ce n'est pas un comportement régi par des préceptes, mais c'est un comportement spontanément tourné vers le bien. Les préceptes moraux font intervenir une conscience analysante qui ressemble tant à l'ego que ce n'en est qu'un de ses des multiples masques. Tant qu'on ne fait qu'appliquer des préceptes, on est dans le paraître, non dans l'être. Être spontanément bon, c'est être soi-même avec le plus d'intensité possible. Pour cela, il faut se libérer de toutes les peurs qui nous entravent et nous freinent, de toutes les attentes qui biaisent notre spontanéité. C'est un long travail de défrichement. Parvenir à laisser s'exprimer ce qu'on est au plus profond de soi avec une totale transparence et une totale intensité représente un idéal jamais atteint, mais auquel on peut tendre. Ce qui nous pousse à nous mal conduire, c'est tout ce qu'on refuse de soi, tout ce à quoi on aspire d'autre pour combler un manque. Mais lorsqu'on a débroussaillé, lorsqu'on a comblé ces manques, on touche un fond humain et universel qui est ce que les bouddhistes appellent la compassion inconditionnelle. Elle n'est pas le résultat de l'observance de règles, elle est le fruit d'un long cheminement qui conduit vers le centre de soi. Le centre réel et universel. Celui qui est tout simplement, au-delà du mirage de l'ego. L'autre soi, le mauvais, celui qui court après le mirage et qui écrase les autres pour se convaincre qu'il existe, n'est justement pas, il est simple aspiration à se remplir de l'être qui lui manque. On se trouve ici au point de jonction entre la morale pratique et la morale philosophique: dans la mesure où l'on est de l'être, on fait le bien, et dans la mesure ou l'on est du non-être, on fait le mal. Le mal, c'est voler de l'être qui nous manque pour s'en remplir, et c'est sans fin, car on ne fait ainsi qu'enfler un sentiment d'existence qui reste toujours illusoire. Au dépends des autres. Alors que donner ce qu'on est, c'est du vrai, et c'est le plus beau cadeau qu'on puisse faire. Avez-vous peur de la mort ? Non. C’est vraiment quelque chose qui me semble distinguer radicalement un “avant” d’un “après” l’éveil. J’ai certes pu après-coup perdre la lumière, errer dans des labyrinthes compliqués, me croire perdu, mais jamais plus je n’ai eu peur de la mort. Cette question ne se pose plus. Mis à part peut-être durant ces quelques terribles minutes que j’ai vécues à Darwin. Bien que je n’aie pas eu alors tant peur de la mort, que peur de mourir dans cet état. J'ai eu peur de me retrouver enfermé en moi pour l'éternité, ce qui m'apparaissait véritablement comme l'enfer. Mais hors ces quelques minutes d'un état pathologique, l’idée de mourir ne m’effraye pas — elle me semble tout simplement aussi inconcevable que l'idée que le monde puisse disparaître. Pourtant notre monde pourrait bien disparaître un jour, qu'y a-t-il d’inconcevable à cela ? Je me suis mal exprimé. J’entendais par “monde” le second terme du couple de contraires moi/monde. Avant l’éveil, “moi” me semblait irréductible au monde, car “moi”, c’était tout ce que j’étais, intégralement et exclusivement, alors que le monde, c’était tout ce que je n’étais pas. Et entre les deux, il n’y avait pas de compromis possible. Mon corps, qui faisait partie du monde, offrait un habitacle à ma conscience de sorte que celle-ci pût mener une existence indépendante. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser que sitôt ce corps disparu, à ma mort, mon “moi” se fondrait dans le monde et y disparaîtrait — comme la vague dans l’océan. Et cela m'effrayait. Je ne voulais pas disparaître. L’éveil a renversé tout cela: mon “moi” m’apparut alors pour ce qu’il était, un espace purement virtuel, sans réalité tangible. Car c’est là le paradoxe de la conscience humaine, que le “moi” soit à lui-même son propre vide, ce vide qui lui fait si peur, et contre lequel il se défend avec la ténacité du désespoir, en s'accrochant pathétiquement à tout ce qu’il croit être “lui”. Or, ce qu’il est, ce qui lui appartient en propre, lorsqu’on en fait l’inventaire, se résume à... rien du tout, du vent. Il n’a pas de réalité substantielle, il n’existe qu’à travers ce qui vient frapper sa conscience: les sensations, les émotions et les pensées qui le tirent de son propre vide et qui lui donnent l’impression d’exister. Lorsqu'on examine sérieusement le contenu de sa propre conscience, on y trouve bien des images, des sensations, des désirs, des aversions, des pensées, etc... mais nulle part on n’y trouve “moi”. “Moi” se retrouve à travers chaque sensation, chaque pensée, comme s’il la colorait de sa personne, mais lui-même, tout nu, n’existe pas. Lorsque j’ai envie de quelque chose, ce n’est pas moi qui manifeste mon existence, c’est seulement le désir de la chose qui se révèle. Et ainsi pour chaque contenu de conscience. En fin de compte, ce qu’on a si peur de perdre est quelque chose qui n’existe pas. Quelle ironie! Lorsque l’ego accepte enfin de se regarder en face, lorsqu’il fait table rase de toute l’agitation intérieure sur laquelle il s’appuie pour ne pas sombrer dans le vide, il se dissout littéralement dans le monde. Mais alors, ô miracle, il n'y disparaît pas; au contraire, tout devient “moi”. Chaque chose qui s’offre à mon regard, chaque pensée, chaque émotion: c’est “moi”. Mais un moi qui ne s’appartient plus, un moi qui s’offre, qui se fait transparent pour l’être et laisse celui-ci s’exprimer à travers soi. Ainsi, dès lors qu’on a réalisé que le “moi” n’existe pas, la peur de la mort devient sans objet, car on ne saurait avoir peur de perdre ce qui n’existe pas... Merci Joaquim pour ce témoignage. Ma dernière question sera donc un piège amical : Si un génie vous offrait de faire un vœu, un seul. En vous interdisant de faire un vœu altruiste du genre « plus de guerre », « l’amour sur terre » etc… Quel vœu feriez-vous pour vous-même ? J’aimerais que la vie me ramène un jour à Bâle ou à Sion. Ce sont deux endroits où j’ai vécu plusieurs années, où je n’étais qu’un passant, mais où je me suis senti pourtant chez moi, vraiment chez moi, bien plus que là d’où je viens. Être heureux, là-bas, allait de soi. Je n’avais qu’à laisser mon esprit reposer sur la terre, et à respirer profondément: j'étais porté. J'aimerais moi aussi vous remercier pour vos questions. Elles ont été comme une terre qui m'a elle aussi porté. Juillet-août 2005 |