joaquim Administrateur
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Posté le: Lu 09 Août 2004 8:18 Sujet du message: Marcel Proust : le temps retrouvé |
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Je ne résiste pas au plaisir de retranscrire ici les mots dans lesquels culmine A la Recherche du Temps perdu:
«Mais qu’un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi, qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de “mort” n’ait pas de sons pour lui; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir?»
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, p. 179, Gallimard folio, 1989.
Roger Quesnoy l’a joliment dit:
«Leviers du nouveau monde: une madeleine, une tasse de thé, des clochers, des arbres, une phrase musicale, quelques pavés inégaux... Et une centaine de lignes sur 3000 pages. Plus, ce serait peut-être trop!»
Roger de Quesnoy, L’Infini au fond de soi, Editions Accarias l’Originel, 2003, p 51.
Et bien qu’il se trouve des pépites dans chacune des autres pages de La Recherche, Proust lui-même affirme que toute l’oeuvre n’est là que pour mettre en scène l’expérience décrite dans ces quelques pages. Il a en fait la suprême élégance de dire l’essentiel comme en passant, sans insister, presque nonchalamment, bien que ce qu’il livre revête une telle importance à ses yeux que cela a justifié un travail acharné de 3000 pages. Comme il le dit si bien lui-même:
«Une oeuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’une valeur qu’au contraire, en littérature, le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression.» op.cit. p. 189.
Cette exigence d’écriture est un véritable sacerdoce. On accole trop souvent à Proust l’image d’un dandy infatué de lui-même. Et bien qu’au premier abord son ego s’étale sur chaque page de la Recherche, la désappropriation prend chez lui un caractère particulier: il est lui-même le sujet patiemment étudié, non pas parce qu’il se complairait en lui, mais parce que c’est le seul qu'il puisse étudier de manière si sûre et si précise, portant sur lui un regard sans concession, presque clinique. C’est dans ce regard-là que réside la désappropriation. Son ego disparaît dans son engagement inconditionnel à la tâche qu’il s’est assigné, il n’est plus que le serviteur de cette tâche, même si elle consiste à traquer tous les plus légers mouvements de son ego, jusqu’à ce moment où les frontières qui l’enfermaient éclatent. |
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