joaquim Administrateur
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Posté le: Sa 26 Mars 2005 21:14 Sujet du message: David Deutsch : la distinction entre savoir et comprendre |
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Voici un texte fort intéressant de David Deutsch, professeur de physique à l’Université d’Oxford, et pionnier de l’informatique quantique, sur le sens philosophique de la démarche scientifique:
«Je me souviens d’avoir entendu dire, quand j’étais enfant, qu’autrefois il était encore possible à un “savant” de connaître tout ce qui était connu. Aujourd’hui, ajoutait-on, tant de choses sont connues qu’une vie d’homme ne permet pas d’en apprendre plus qu’une fraction minuscule. J’en fus surpris, pour ne pas dire déçu. En réalité, je refusais de croire ce qu’on me disait, sans vraiment pouvoir justifier mon incrédulité. Je savais simplement que je ne voulais pas qu’il en soit ainsi et j’enviais les érudits du temps jadis.
Mon ambition n’était pas de garder en mémoire tout ce qui est écrit dans les encyclopédies; bien au contraire, j’avais horreur d’apprendre “par coeur”. Ce n’est pas sur ce mode-là que je m’imaginais qu’il était possible de connaître toutes les choses connues. Apprendre qu’il se publie chaque jour plus de textes qu’il est possible à un seul homme d’en lire pendant toute une vie ne m’aurait pas plus découragé que d’apprendre qu’il existe plus de 600'000 espèces de coléoptères; je n’avais nullement l’intention de suivre le vol de chaque moineau. D’ailleurs, je ne m’imaginais pas que les savants d’autrefois aient connu tout ce qui était connu, de cette façon-là. Je me faisais une idée beaucoup plus exigeante de ce qu’il faut entendre par “connaître”. Pour moi, “connaître”, voulait dire “comprendre”. (...)
Prenons un exemple: personne n’est capable de retenir toutes les données d’observation relatives à un domaine donné, même aussi limité que celui du mouvement des planètes; mais nombreux sont en revanche les astronomes qui de ce mouvement comprennent tout ce qui est compris. (...)
Certains philosophes – certains scientifiques également – tiennent pour négligeable le rôle de l’explication en science. L’objectif essentiel de toute théorie scientifique n’est pas, selon eux, d’expliquer, mais de prédire le résultat des expériences; le contenu d’une théorie réside entièrement dans ses formules et leur pouvoir de prédiction. (...)
Prétendre qu’une théorie scientifique a comme objectif la prédiction, c’est confondre la fin et les moyens. C’est comme de dire qu’un engin spatial a pour objectif de brûler du carburant, alors que ce n’est qu’un des moyens utilisés par l’engin pour réaliser son véritable objectif: transporter sa cargaison d’un point de l’espace à un autre. De même, passer le test de la vérification expérimentale n’est que l’une des nombreuses choses que doit accomplir une théorie scientifique en vue de réaliser son véritable objectif qui est d’expliquer le monde. Je l’ai dit, c’est comprendre (et non savoir, ou décrire), qui m’intéresse. (...)
On a tendance à se représenter la croissance du savoir scientifique comme un énorme banquet comportant une liste de plats d’une longueur surréaliste, en sorte qu’il est impossible à un seul et même individu de goûter chacun des mets, encore moins d’apprécier à sa juste valeur le savoir-faire du chef. Mais l’explication est une nourriture d’un genre particulier: il n’est pas forcément plus difficile d’en avaler une grosse portion qu’une bouchée. Car il arrive qu’une théorie soit remplacée par une autre qui, outre qu’elle explique plus de choses, de façon plus précise, est aussi plus facile à comprendre; dans ce cas, on comprend plus de choses plus facilement. C’est ce qui s’est produit lorsque la théorie héliocentrique de Copernic est venue se substituer au système plus complexe de Ptolémée qui supposait que la Terre occupait le centre de l’univers. Il arrive aussi que la nouvelle théorie soit une simplification de celle qu’elle a remplacée, comme ce fut le cas lorsque la numérotation arabe (décimale) a remplacé les chiffres romains. (...) Il arrive aussi que la nouvelle théorie réalise l’unification de deux théories anciennes, conduisant à une meilleure compréhension; c’est ce qui s’est passé lorsque Faraday et Maxwell ont unifié les théories de l’électricité et du magnétisme en une seule théorie électromagnétique. (...)
Il est vrai que souvent les anciennes théories, lorsqu’elles sont englobées dans de nouvelles, ne disparaissent pas complètement. Les chiffres romains sont encore utilisés de nos jours dans certaines circonstances. Certes, personne n’utilise plus les techniques maladroites permettant d’obtenir CCCXXIII comme résultat de la multiplication de XIX par XVII; mais il existe encore des gens, certains historiens des mathématiques par exemple, capable de les comprendre et de les utiliser. Faut-il en conclure que l’on ne comprend pas “tout ce qui est compris” si l’on ignore la numérotation romaine et les arcanes de l’arithmétique qui lui est associée? Evidemment non. Un mathématicien moderne qui n’aurait jamais entendu parler des chiffres romains, possède néanmoins une compréhension complète des mathématiques qui lui sont associées. Apprendre la numérotation romaine ne lui procurerait aucune compréhension supplémentaire; il augmenterait simplement sa connaissance des faits, en l’occurrence des faits historiques et des propriétés d’une classe bien définie de symboles; en aucune façon, il n’acquerrait une nouvelle connaissance des nombres en eux-mêmes. (...)
En insistant comme je le fais, sur la distinction entre comprendre et savoir, je n’entends nullement sous-estimer l’importance de l’information simplement enregistrée, sans objectif d’explication. Il va de soi que l’information joue un rôle essentiel aussi bien dans la reproduction des micro-organismes (elle est stockée dans les molécules d’ADN) que dans la pensée humaine la plus abstraite. Sur quoi se fonde la distinction entre comprendre et “simplement” savoir? (...) Dans la pratique, la différence est facile à saisir. Nous savons très bien quand nous ne comprenons pas une chose pour laquelle nous disposons pourtant d’une description précise (par exemple l’évolution d’une maladie bien répertoriée mais d’origine inconnue); nous sentons bien qu’une explication aiderait à comprendre. Il est en revanche difficile de donner des mots “expliquer” et “comprendre” une définition précise. De façon vague, on peut dire que ces mots ont trait au “pourquoi” plus qu’au “comment” des choses, à leur mécanisme interne, à leur essence, plus qu’à leur simple apparence; ils font référence à ce qui doit être et pas seulement à ce qui se trouve être, à des lois de la nature plus qu’à des recettes. De plus, tous ces mots sont connotés du côté de la cohérence, l’élégance, la simplicité, opposés à l’arbitraire et à la complication, même si aucun de ces mots n’est, à son tour, facile à définir. Quoi qu’il en soit, comprendre est une des fonctions supérieures de l’esprit et du cerveau humains, une fonction que l’homme est seul à posséder. D’autres systèmes physiques – le cerveau des animaux, les ordinateurs et certaines classes de machines – sont capables d’assimiler des faits et de les transformer. Mais rien jusqu’à présent, si ce n’est le cerveau humain, n’est capable de comprendre une explication – et même d’en ressentir le besoin. (...)
[Voici] un autre des attributs du mot “comprendre”: il est possible de comprendre une chose sans la connaître et même sans en avoir jamais entendu parler explicitement. Le paradoxe n’est qu’apparent car une des caractéristiques essentielles des explications générales et fondamentales est qu’elles s’appliquent à la fois à des situations familières et à des situations qui ne le sont pas. Un mathématicien moderne rencontrant pour la première fois la numération romaine peut ne pas s’apercevoir tout de suite qu’il la comprend déjà; mais s’il s’initie un peu à cette numération et replace les rudiments acquis dans le cadre de sa compréhension générale des mathématiques, il verra, rétrospectivement, qu’il n’y a là en fin de compte rien de nouveau. (...)
Bien que le stock des théories existantes ne cesse de faire boule de neige, tout comme d’ailleurs le stock des faits enregistrés, la structure de l’ensemble ne devient pas pour autant plus difficile à comprendre. En effet, les théories particulières qui deviennent de plus en plus nombreuses et détaillées, ne cessent dans le même temps de “rétrograder”; des théories plus fondamentales et plus générales reprenant à leur compte la compréhension dont elles sont porteuses. Par “plus fondamentales”, il faut entendre que chacune d’entre elles explique à elle seule plus de choses que n’en expliquaient celles qui l’ont précédée, même combinées entre elles.
Autrefois, pour construire un édifice important, un pont ou une cathédrale, on embauchait un maître d’oeuvre qui savait comment rendre un édifice solide et stable à moindre coût et avec le minimum d’effort. Le maître d’oeuvre d’alors n’aurait pas su exprimer son savoir dans le langage des mathématiques ou de la physique, comme c’est le cas de nos jours. Son savoir reposait sur un complexe d’intuitions, d’habitudes et de règles empiriques qu’il avait apprises lors de son apprentissage et qu’il avait éventuellement perfectionnées au fur et à mesure qu’il acquérait de l’expérience. Même dans ces conditions, on peut dire que ces intuitions, habitudes et règles empiriques constituaient de véritables “savoirs”, explicites et non explicites, et qu’elles renfermaient réellement un certain savoir dans ces disciplines qui portent aujourd’hui le nom d’architecture ou de techniques de l’ingénieur. C’est d’ailleurs en raison de ce savoir qu’on engageait le maître d’oeuvre, même si ce savoir, à l’aune de celui d’aujourd’hui, peut sembler imprécis et d’application réduite. On oublie trop souvent, lorsqu’on admire les monuments anciens, qu’on ne voit jamais que ceux qui ont survécu. La plupart des édifices bâtis au Moyen-Âge (ou avant) se sont écroulés, souvent peu de temps après avoir été construits. Ce fut particulièrement le cas des édifices à caractère novateur. Il était d’ailleurs admis qu’innovation et risque de catastrophe étaient synonymes, en sorte que les bâtisseurs ne s’écartaient que rarement des techniques et des plans que la tradition avait validés. Aujourd’hui, au contraire, il est rare qu’un édifice – même s’il ne ressemble à rien de ce qui a été construit auparavant – s’effondre du fait d’un défaut de conception. (...)
Le progrès du Moyen-Âge à nos jours n’est pas le résultat d’une accumulation de théories du même type que celles dont disposaient les bâtisseurs d’autrefois. Notre savoir actuel n’est pas simplement plus vaste; il est structurellement différent: les théories modernes sont à la fois moins nombreuses et plus générales, plus fondamentales. A chaque situation que le maître d’oeuvre d’autrefois était susceptible de rencontrer – par exemple déterminer l’épaisseur d’un contrefort – correspondait une règle empirique qui, appliquée à d’autres situations, aurait produit des catastrophes. Aujourd’hui, il existe une théorie suffisamment générale pour pouvoir s’applique à toutes sortes de matériaux et dans des situations totalement nouvelles: sur la Lune, dans l’eau, que sais-je encore! Cette théorie tient sa généralité de ce qu’elle repose sur des explications fondamentales du comportement des matériaux. (...)
La réponse à la question de savoir s’il est devenu plus difficile de comprendre tout ce qui est compris dépend donc du résultat de la compétition entre deux effets contraires: l’extension sans cesse croissante du domaine des théories d’une part (qui tend à augmenter la difficulté à tout comprendre), et leur caractère de plus en plus fondamental, de l’autre (qui tend à diminuer la difficulté). Une des thèses soutenues dans cet ouvrage est que l’effet lié à l’approfondissement des théories de plus en plus fondamentales est en train, lentement mais sûrement, de l’emporter. Autrement dit, la proposition que je refusais d’accepter lorsque j’étais enfant est fausse et c’est pratiquement l’inverse qui est vrai. La perspective d’un état de choses où une seule et même personne pourrait comprendre tout ce qui est compris, loin de s’éloigner, se rapproche de plus en plus.
Ce qui ne veut pas dire que nous allons bientôt tout comprendre. Il s’agit là d’une autre question. Je ne crois pas que nous soyons, et serons jamais, à la veille de tout comprendre, au sens de comprendre tout ce qui existe. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de comprendre tout ce qui est compris. Possibilité qui dépend plus de la structure de notre savoir que de son contenu.»
David Deutsch, L’Étoffe de la Réalité, Ed. Cassini, Coll. Le sel et le fer, 2003 (trad. de l’anglais), pp. 1-20.
Deutsch distingue de manière très précise et pertinente entre savoir et comprendre. Les extraits de l’introduction de son ouvrage (fascinant!) que j’ai reproduits ici permettent de bien saisir la nature de cette différence, même si, comme il le dit, cette différence est difficile à définir.
Pour ma part, j’aurais envie de dire que lorsque nous savons, nous nous ajoutons simplement à l’ensemble de tous ceux qui savent, par simple addition; alors que lorsque nous comprenons, nous sommes rassemblés avec eux dans la même compréhension, nous communions avec eux dans un même esprit, nous sommes réunis. La compréhension, c’est accéder, comme le suggère Deutsch, à l’essence des choses; et dans cette activité, on n’est plus un esprit distinct de l’autre qui comprend aussi, mais on puise à la même source, unique, essentielle. Comprendre, c’est communier sur l’essentiel, ce n’est pas tout savoir, connaître chaque chose distincte. Au contraire, c’est lever toutes les distinctions qui s’attachent aux éléments particuliers, pour les rassembler dans l’essence qui leur est commune. Le savoir porte sur une multitude de choses disjointes, considère le réel sous l’angle de l’individuel. Comprendre porte sur les rapports qui unissent les choses distinctes, ce par quoi elles relèvent de l’universel.
A l’image de l’acte de comprendre, l’éveil représente lui aussi l’accession à l’universel. Toutefois, il s’agit alors d’une compréhension visant non pas un objet extérieur à soi, mais soi-même. Or, comprendre soi-même, au sens évoqué ci-dessus, c’est accéder à l’essence de soi au-delà de la multiplicité de sa propre manifestation, c’est dépasser le caractère “objet” pour accéder à l’essence; mais si cette démarche permet, pour tous les autres objets, de passer de la multiplicité possible de leur manifestation à leur essence, lorsqu’elle est appliquée à soi-même, elle fait éclater le cadre même de la connaissance, puisque toute connaissance possible est fondée sur la distinction nécessaire entre le sujet connaissant et l’objet de la connaissance. Ainsi l’éveil, en même temps qu’il débouche sur une possible connaissance de sa propre essence, anéantit les bases mêmes de toute connaissance, puisqu’il détruit aussi bien le sujet que l’objet, ne laissant plus subsister que l’être.
Lorsque par l’éveil, on accède à la compréhension ultime de son être et de celui du monde — puisqu’à ce niveau, ils coïncident, on peut légitimement parler de compréhension ultime —, cela ne veut pas dire que l’on sache tout, certainement pas, ni même que toutes les questions qui obscurcissaient la compréhension de notre propre place dans le monde se trouvent comprises, mais elles sont simplement levées. Les questions n'ont plus lieu d'être, puisque leur source, qui finalement seule posait problème, n’existe tout simplement plus. |
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