joaquim Administrateur
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Posté le: Ve 08 Avr 2005 0:40 Sujet du message: Alexandre Voisard : Le coeur de la terre |
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Voici un très beau texte, et très émouvant, d’un poète suisse, Alexandre Voisard:
«M’est resté le souvenir brûlant d’un après-midi de juillet... Je devais avoir six ans et je jouais derrière la maison (une maison à plusieurs familles où nous vivions, à six et bientôt huit, dans quatre petites pièces) pendant que père non loin jardinait posément, prenant son temps pour affiner son terreau en binant, sarclant, émiettant les grumeaux de terre entre ses doigts, parmi ses plates-bandes où poireaux et oignons étaient alignés au cordeau, à la perfection comme des petits soldats toujours prêts pour la revue. Aucune peine, en jardinage, n’était inutile ni aucun soin de trop...
Tandis que père s’en prenait aux mottes, je lui posais toutes questions que m’inspirait ma rêverie devant celui qui maniait et gouvernait la terre. Et celle-ci jaillit en toute innocence:
— Qu’est-ce qu’il y a dans la terre?
— Il y a des vers, il y a des insectes, des souris...
— Quoi encore?
— Il y a d’autres sortes de terre, plus bas, de l’argile, cette terre qu’on mouille pour en faire des modelages.
— C’est tout?
— A peu près... Et au fond, alors vraiment tout au fond, il y a le coeur de la terre.
— Le coeur? On peut le voir, le toucher?
— Il est si loin. Mais si tu creuses assez, avec de la patience...
Voilà qui était bien singulier. Dans ce jardin, sous cette terre, derrière notre maison... Mon imagination fit des bonds. Je trouvai une piochette dans la remise à outils. Sans délai, j’entreprenais des fouilles au pied de la maison où le sol était sablonneux et pas trop difficile à creuser. Si la terre a un coeur, on allait le vérifier. Devant un tel projet grandiose, un chercheur inspiré et instruit considérerait comme incongrue toute prudence et absurde la moindre retenue. Je grattais le sol, je creusais, écartant les pierres, voilà, j’y entrais dans cette terre, en ces entrailles mystérieuses. Et bientôt je m’arrêtai, stupéfait. Une forme flasque de la grosseur d’une noix gisait dans la petite cavité que ma piochette avait creusée. Après une hésitation, je saisis délicatement la chose qui dans ma main semblait imperceptiblement battre en répandant une douce chaleur. Presque aussitôt me vint la certitude qu’il s’agissait d’un coeur, du coeur même de la terre dont père m’avait parlé. Mais l’émotion était si intense devant une découverte aussi soudaine et capitale que je fus saisi de panique. J’enfouis à la hâte le coeur dans le creux où il était apparu et le recouvris de gravier puis je pris mes jambes à mon cou jusqu’à la cave de la maison en balbutiant, comme ivre: “Le coeur, j’ai trouvé le coeur de la terre”. J’aurais dû être heureux et fier, j’étais effrayé et accablé d’un sentiment de culpabilité. Au lieu de rejoindre mon père au jardin et de lui raconter ce qui m’arrivait, je restai prostré longtemps, longtemps, dans l’obscurité et la fraîcheur qui finit par me secouer de frissons. J’avais commis un sacrilège, j’avais dérangé le coeur de la terre, j’avais attenté à l’ordre du monde. Cet événement, qui eût pu se restreindre à une anecdote vite oubliée, me tenailla des semaines, des mois, toujours mon geste (le petit coeur dans la main) me revenait tel un refrain lancinant, insupportable. Au fait, il ne s’était peut-être agi que du coeur d’un petit animal, qui avait été enfoui là par qui? Pourtant, c’était trop. Pour la première fois de ma vie, j’allais devoir aller de l’avant avec le poids d’une terrible faute dont personne, jamais, ne m’absoudrait.
L’histoire aurait pu se conclure là, mais elle eût un prolongement tardif et des plus inattendus. Je dois ici anticiper et faire un bond dans la chronologie de mon récit.
Je venais d’avoir quinze ans, ma soeur Line en avait deux de plus et elle fréquentait l’école de commerce. De temps en temps, je fouillais ses affaires scolaires sans autre motif qu’une vaine et piètre curiosité. Un jour, feuilletant un recueil de textes littéraires français, je tombai, littéralement aspiré comme un papillon happé par le halo de la lampe, sur un poème de Paul Éluard intitulé Sans âge dont les premiers vers retentirent en moi avec fracas:
Nous approchons
La terre en a le coeur crispé
Je relus ces vers plusieurs fois et à chaque fois mon coeur battait un peu plus fort.
Nous approchons
La terre en a le coeur crispé
Tout le poème tanguait devant mes yeux, je flageolais sur mes jambes, pris de vertige. Je sombrai dans une sorte de brume d’où j’émergeai lentement, transporté en mon enfance telle une photographie sortant du flou de la révélation à l’instant du bain d’acide. Je me revis en ce temps qui me paraissait alors si lointain, avec ma piochette et le petit coeur dans la main. Me revint aussitôt la panique, l’effroi et la prostration sous le poids de la faute indélébile. Je revivais chaque seconde de l’événement tandis que les mots d’Éluard me griffaient, m’entraient dans la peau et retentissaient tel un tocsin sous ma tempe. En mes oreilles tintinnabulaient des syllabes étranges tandis que le petit enfant que j’étais aussitôt redevenu chantait des mots incompréhensibles en jetant des poignées de sable autour de lui.
Ainsi je serais à jamais marqué, comme le Sacré-Coeur de Jésus qu’on voyait affiché en bonne place, image omniprésente, sur la divine poitrine, par cette icône, le coeur de la terre violé et réhabilité par Éluard.
Ayant recouvré le calme, dans les jours qui suivirent, je relus et relus ce poème bouleversant. Puis je revins de plus en plus souvent et comme aimanté par ce livre magnétique, où je fis d’autres découvertes stupéfiantes.
Il s’y trouvait Rimbaud et Verlaine, Appolinaire et Fargue, Supervielle et Mallarmé, et leurs étranges musiques, tout un monde d’émotions nouvelles que j’accueillais comme des confidences capitales. La poésie! J’ai la conviction, depuis longtemps, que je devins poète au point de rencontre de deux événement qui eussent pu s’effacer de ma mémoire mais qui, en se rejoignant au-delà des ans en mon subconscient déjà habité d’immémoriaux émerveillements, nourrissent durablement mon chant, mes cadences, mon souffle.
En tout cas, je commençai en ce temps-là à écrire, en cachette et en tâtonnant horriblement, des vers qui pour la plupart de ceux éclos dans ces années d’apprentissage disparurent en de successifs et raisonnables autodafés... Jusqu’à ce que des amis précieux me prennent par la main, à commencer par Jeannot Loiseau et Pierre Olive. Mais leur heure, en mon récit, n’est pas encore venue.»
Alexandre Voisard, Le Mot musique ou l’Enfance d’un poète, Bernard Campiche Editeur, 2004, pp. 31-35.
Je n’ai rien vécu de semblable dans mon enfance, et pourtant je m’identifie parfaitement à l’angoisse du petit garçon qui cherchait par jeu le coeur de la terre, innocemment, et qui tout-à-coup le tient dans sa main. Comme si le couperet de la réalité s’abattait, amputait le monde du rêve de son devenir possible, interdisait désormais l’insouciance. Ce coeur palpitant de la terre dans la main, c’est un rêve avorté. Sortir tout-à-coup de l’harmonie de tous les possibles pour devenir un individu limité, enfermé dans son propre pouvoir. L’angoisse de posséder ce qui ne saurait être possédé, ce qui ne saurait que nous englober pour nous faire grandir. Avoir commis le crime de mettre la main sur le rêve auquel on appartient. Avoir renversé l’ordre du monde, avoir réduit le ciel à cette chose gisant dans sa main. L’enfant courut se cacher dans la cave, comme s’il voulût, en rentrant dans le sous-sol, se faire à nouveau lui-même petite chose dans le creux de la terre, et annuler ainsi son acte sacrilège. Mais il n’y trouve ni douceur ni protection, seulement froideur et solitude.
Lorsque, neuf ans plus tard, il tombe, “littéralement aspiré comme un papillon happé par le halo de la lampe” sur les mots d’Éluard, c’est son propre coeur qui se trouve alors, dans un libérateur retour des choses, aspiré dans le rêve universel de la poésie. C’est l’ordre du monde qui est rétabli, et c’est l’enfant qui s’éveille à l'esprit, à la communion par les mots, absout de son péché, régénéré par une nouvelle innocence. “Le coeur de la terre violé et réhabilité par Éluard”, c’est le retour du coeur égaré dans la main de Dieu. Les mots du poète répondent en écho aux “immémoriaux émerveillements” de l'enfant, et leur musique brise le maléfice oublié. |
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